Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 28 septembre 1993, n° ECOC9310166X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Pont-à-Mousson (SA)

Défendeur :

Biwater (SA), Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Avocat général :

M. Jobard

Conseillers :

MM. Guérin, Nérondat, Perie, Mme Mandel

Avoué :

SCP Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Mes Saint Esteben, Fourgoux.

CA Paris n° ECOC9310166X

28 septembre 1993

Saisi par la société Biwater, entreprise britannique fabriquant des tuyaux en fonte ductile, le Conseil de la concurrence (le conseil) a, par décision n° 92-D-62 du 18 novembre 1992 (art. 1er) enjoint à la société Pont-à-Mousson, producteur français des mêmes biens d'équipement, de cesser de diffuser des indications relatives à la normalisation de nature à entraver l'entrée en concurrence avec ses propres produits de ceux de la société Biwater, (art. 2), lui a infligé une sanction pécuniaire de 3 MF et (art. 3) a ordonné aux frais de la société Pont-à-Mousson une mesure de publication.

Aux motifs de sa décision, le Conseil a estimé que :

- les faits dénoncés sont à examiner sur le marché spécifique des canalisations en fonte ductile d'un diamètre inférieur à 151 mm et destinées à l'adduction d'eau et à l'irrigation où ces équipements sont, en pratique, relativement insubstituables à ceux fabriqués avec d'autres matériaux (polyéthylène, polychlorure de vinyle plastifié, PRV, amiante-ciment, acier, béton) ;

- seul producteur national de canalisations en fonte ductile dont elle assure 98 p. 100 des ventes en France, la société Pont-à-Mousson dispose d'un quasi-monopole sur ce marché où elle occupe de ce fait une position dominante :

- sous couvert de rappel de règles relatives à la normalisation dans les marchés publics, cette entreprise a mis en œuvre une pratique ayant pour objet et pouvant avoir pour effet d'inciter les maîtres d'ouvrage, les maîtres d'œuvre et les services techniques à se détourner des produits offerts par la société Biwater en leur suggérant que ceux-ci n'étaient pas conformes aux normes homologuées en France, cette pratique, de nature à faire obstacle de façon artificielle à l'entrée d'un concurrent sur le marché, tombant sous le coup des dispositions de l'article 8 du 1er décembre 1986 ;

- en offrant aux entreprises attributaires d'un marché de pose de canalisations comprenant la fourniture de matériaux Biwater d'aligner ses propres prix sur ceux de son concurrent, la société Pont-à-Mousson, limitant ainsi artificiellement son risque de perdre le marché tout en évitant de proposer avant sa conclusion les prix les plus compétitifs, a encore abusé de sa position dominante ;

- en revanche, les autres interventions de la société Pont-à-Mousson auprès des maîtres d'œuvre ou des maîtres d'ouvrage, dénoncées par la société Biwater, ne constituent pas des pratiques anticoncurrentielles, s'agissant des propositions d'études de sol préalables à l'ouverture du marché, ou ne sont pas prouvées, en ce qui concerne la rédaction des documents contractuels de marchés à commandes, les modifications de la spécification de matériaux postérieurement au dépôt des offres, l'analyse des offres et l'exigence de l'indication dans celles-ci du nom du fournisseur des matériaux ;

- en outre, l'attitude alléguée de certains maîtres d'ouvrage publics qui, selon la société Biwater, auraient une prévention défavorable à l'égard de ses produits, n'entre pas dans le champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986, l'instruction n'ayant mis en évidence aucune pratique d'entente prohibée au sens de l'article 7 entre la société Pont-à-Mousson, d'une part, et les maîtres d'œuvre privés ou publics ou les sociétés gestionnaires de réseau d'adduction d'eau, d'autre part.

Au soutien de son recours en annulation et subsidiairement en réformation, la société Pont-à-Mousson fait valoir :

- à titre principal, qu'incluant toutes les canalisations destinées à l'adduction d'eau potable, l'irrigation et l'assainissement, composées de fonte ductile mais aussi d'autres matériaux qui lui sont relativement substituables, en particulier le PVC, le marché pertinent est plus large que celui défini par le conseil de sorte qu'il n'est pas acquis qu'elle y occupe une position dominante et qu'en conséquence les pratiques sanctionnées ne tombent pas sous le coup de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

- subsidiairement, que preuve n'est rapportée ni des pratiques sanctionnées par le Conseil ni de celles alléguées par la société Biwater sur le fondement des articles 7 et 8 de ladite ordonnance :

- plus subsidiairement, que compte tenu du caractère isolé des pratiques en cause, la sanction qui lui est infligée n'est proportionnée ni dans son principe ni dans son montant et doit, en conséquence être substantiellement réduite.

La société Biwater intervient à l'instance au soutien de la décision du conseil en ce qu'elle a retenu certains des abus de position dominante qu'elle reproche à la société Pont-à-Mousson mais, forme un appel incident, demandant que soient retenues, interdites et sanctionnées l'ensemble des autres pratiques visées dans sa saisine.

Par application de l'article 9 du décret du 19 octobre 1987, le conseil a présenté des observations écrites sur les points contestés de sa décision.

Aux termes de son mémoire, le ministre de l'économie reprend l'argumentation développée devant le Conseil selon laquelle la substituabilité de la fonte ductile à d'autres matériaux est acquise pour des canalisations de certains diamètres et dans certaines utilisations mais que la décision du Conseil ne détermine pas la part de cette production substituable de sorte que des vérifications techniques doivent encore être effectuées sur ce point ; il estime toutefois que si la cour limitait le marché conformément à l'analyse faite par le conseil, les pratiques abusives sanctionnées seraient alors caractérisées.

Mises en mesure de répliquer aux observations du conseil et du ministre de l'économie, les parties ont maintenu et précisé leurs moyens et arguments.

Le ministère public a lui aussi conclu à la nécessité d'une mesure d'expertise pour la définition du marché pertinent.

Sur quoi :

Considérant que la délimitation du marché pertinent est nécessaire pour apprécier l'atteinte à la concurrence causée par les pratiques discutées et indispensable pour caractériser la position dominante prétendument occupée par l'entreprise en cause Pont-à-Mousson ;

Considérant que le marché de référence est le lieu où se confrontent l'offre et la demande de produits considérés par les acheteurs comme substituables entre eux mais non substituables aux autres biens offerts;

Considérant qu'à cet égard le conseil a constaté que :

- l'utilisation des divers types de canalisations destinées à l'adduction d'eau potable, à l'irrigation ou à l'assainissement, selon les matériaux qui les composent (polyéthylène, PVC, PRV, fonte ductile, amiante-ciment, acier, béton) est déterminée par les caractéristiques techniques de chacun d'eux en fonction des contraintes propres aux réseaux, aux sols, à l'hydrogéologie et aux fluides transportés ;

- les tuyaux sont en outre différenciés par leurs diamètres : petits de 60 à 150 millimètres, moyens de 150 à 300 millimètres et gros de 300 à 1 800 millimètres, en fonction de l'usage auquel les destinent les maîtres d'ouvrage et des données hydrauliques (débit, pertes de charge, vitesse) et économiques qui en résultent, chaque matériau étant plus particulièrement employé pour certains diamètres ;

- les caractéristiques spécifiques de la fonte ductile, essentiellement utilisée pour l'adduction d'eau potable et l'irrigation : résistance à la traction, haute limite élastique, rendent ce matériau particulièrement adapté pour les réseaux soumis à de fortes charges de roulement ou à des contraintes de pression et, en outre, l'existence de vastes réseaux déjà réalisés en ce matériau favorise leur renouvellement ou leur extension à l'identique en raison des facteurs de maintenance et de gestion des stocks ;

- 71 p. 100 des linéaires et 54 p. 100 des tonnages de canalisations annuellement posés sont composés de tuyaux de petits diamètres principalement en fonte ductile, en PVC ou en polyéthylène, étant observé que l'emploi des tuyaux en fonte est peu fréquent dans les diamètres inférieurs à 100 millimètres, celui du polyéthylène quasiment inexistant au-delà de 100 millimètres et que les livraisons de la société Pont-à-Mousson en tuyaux de ces dimensions ont représenté entre 1988 et 1990 64 p. 100 des linéaires et 40 p. 100 des tonnages ;

- que les maîtres de l'ouvrage, qui dans deux tiers des marchés publics, spécifient le matériau qu'ils entendent voir poser, acceptent des surcoûts importants pour s'équiper en fonte ductile dont le prix pour les tuyaux de petits diamètres est de 50 à 100 p. 100 supérieur à celui en PVC ;

Que, de ces éléments, le conseil a déduit que, les canalisations en fonte ductile d'un diamètre compris entre 60 et 150 millimètres pour l'adduction d'eau potable et l'irrigation n'étant ni techniquement ni économiquement substituables à d'autres matériaux, il existe un marché spécifique de ces produits ;

Considérant qu'approuvant l'analyse du marché ainsi faite par le conseil, la société Biwater ajoute :

- en ce qui concerne la structure de l'offre, que s'agissant d'une industrie métallurgique, les coûts d'entrée sur le marché de la fonte ductile sont très lourds alors qu'ils sont beaucoup plus restreints en ce qui concerne le PVC ;

- en ce qui concerne la demande, que les canalisations en fonte ductile sont insubstituables aux autres, tant en raison des considérations techniques mises en évidence par l'enquête, que de la perception par les utilisateurs de certaines propriétés (facilité de pose, compatibilité des réseaux), des habitudes des gestionnaires de réseau et de la fidélisation des maîtres d'ouvrage, ce qui confirme l'analyse économétrique à laquelle elle a fait procéder et d'où il résulte que les canalisations en fonte ductile et en plastique ne sont pas des produits substituables mais complémentaires ;

Considérant qu'en revanche, la société Pont-à-Mousson conteste la réalité ou la pertinence des éléments retenus pour délimiter le marché, soutenant en particulier que :

- selon les études techniques internes et internationales qu'elle produit, la réalité des équipements et les solutions adoptées dans différents pays, ni les charges de roulement, ni les pressions, ni l'uniformité des réseaux ne conduisent à des préconisations techniques de la fonte ductile la rendant suffisamment insubstituable aux autres matériaux pour caractériser un marché spécifique ;

- dans toutes les classes de diamètres, il y a des matériaux utilisés eu concurrence avec la fonte ductile, en particulier le PVC pour les petits calibres ;

- la limitation du marché aux canalisations de petites dimensions (de 60 à 150 mm) n'est justifiée ni d'un point de vue technique ni d'un point de vue statistique, la majorité des tuyaux posés étant comprise dans les diamètres de 60 à 250 mm où elle réalise 80 % de son chiffre d'affaires ;

- les écarts de prix entre la fonte ductile et le PVC pour les canalisations de 60 à 150 mm, à partir desquels le conseil a déduit une insubstituabilité économique entre ces deux matériaux, ne résultent d'aucune pièce du dossier et sont en outre contredits par ses propres évaluations qui, incluant les coûts de pose, révèlent des écarts moyens compris, selon les diamètres, entre 23,7 p. 100 et 18,6 p. 100, rendant ces matériaux substituables entre eux, ce que confirme l'analyse économétrique à laquelle elle a fait procéder et qui met en évidence l'influence des prix de l'un sur les parts de marché de l'autre ;

- l'affirmation du conseil, selon laquelle dans deux tiers des appels d'offres, les maîtres d'ouvrage spécifient les matériaux qu'ils exigent, ne repose sur aucun élément contradictoirement débattu ; elle est au surplus démentie par les élements qu'elle produit tirés de la pratique des marchés publics ;

- en réalité, la structure de la demande et son évolution dans le temps montrent qu'il existe une vive concurrence inter-matériaux provoquant un glissement des parts de marché de la fonte vers les plastiques ;

Considérant que l'examen des moyens de nullité de la décision fondés sur une inexacte définition du marché de référence suppose l'appréciation des données techniques contradictoires recueillies par le conseil et fournies par les parties en ce qui concerne l'insubstituabilité relative de la fonte ductile à d'autres matériaux dans les réseaux d'adduction d'eau potable, d'assainissement et d'irrigation, pour les maîtres d'œuvre ou les maîtres d'ouvrage;

Que cette appréciation des éléments de fait concourant à la définition du marché nécessite l'examen concret et objectif des choix effectués par les acheteurs concernés durant la période de référence dans les termes de la mission d'expertise précisée au dispositif du présent arrêt,

Par ces motifs : Désigne en qualité d'expert M. Philippe Nasse, directeur de l'Ecole nationale de la statistique de l'activité économique, 3, avenue Paul Larousse, 92241 Malakoff, avec mission de se faire remettre tous documents, entendre tous sachants et procéder à toutes études aux fins de : 1° Recueillir, sur la période considérée : du 11 avril 1987 au 11 avril 1990, au BOAMP et au Moniteur des travaux publics l'ensemble des données relatives aux marchés de pose et/ou fournitures de canalisations et concernant : - l'objet des marchés : nature du réseau (irrigation, assainissement, adduction d'eau potable), nature, importance et évaluation des prestations ; - la spécification des matériaux : fonte, PVC, polyéthylène, PRV, béton, amiante-ciment ou l'absence de spécification, en relevant alors les diamètres et longueurs indiqués des canalisations ou l'existence de variantes sur tout ou partie du marché et leurs spécifications. 2° Recueillir pour la même période auprès des maîtres d'œuvre ou maîtres d'ouvrage (DDE, DDA, services techniques des communautés urbaines, Sivom ou communes, compagnies fermières ou concessionnaires, etc.) tous renseignements complémentaires relatifs à ces marchés et notamment les résultats des appels d'offres en ce qui concerne le ou les matériaux retenus par rapport à l'avis d'appel d'offres et ses spécifications ; 3° Vérifier auprès de ces services l'exhaustivité du recensement entrepris pour chacune pendant la période de référence ; 4° Indiquer dans les marchés ainsi recensés par type de réseaux, en nombre de marchés et en linéaire concerné : - ceux dont l'avis ne comportait pas de spécification de matériau, et parmi ceux-ci, ceux qui comportaient l'indication de diamètres ; - ceux dont l'avis comportait la spécification du matériau, par type de diamètre ; - ceux dont l'avis comportait une variante et sa nature (variante tous types de matériaux ou spécification d'un autre matériau et dans ce cas, lequel) ; - ceux dont l'avis comportait une variante qui n'a pas été retenue ; - ceux pour lesquels la spécification de la fonte ductile n'était pas assortie d'une variante et résultat de l'appel d'offres avec indication du matériau retenu. 5° Indiquer le nombre et la proportion d'appels d'offres, dans lesquels le matériau fonte ductile a été retenu, par type de réseau et par diamètre. 6° Indiquer pour chaque type de réseaux, par diamètre et par matériau, le linéaire total de canalisations soumis à appel d'offres. Dit qu'en cas tant que de besoin, les éléments nécessaires à la réalisation de l'étude seront recueillis par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes dans les conditions prévues par les articles 45 et suivants de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Dit que l'expert devra donner son avis dans un délai de six mois à compter du 15 octobre 1993. Fixe à la somme de 100 000 F le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert ; dit que cette somme sera consignée à concurrence de moitié, d'une part, par la société Biwater, d'autre part, par la société Pont-à-Mousson avant le 15 octobre 1993.