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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 19 octobre 1999, n° ECOC9910317X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

L'Audito Debard et fils (SA)

Défendeur :

FNAC (SA), Relais FNAC (Sté), Ministre de l'Economie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Marais

Conseillers :

Mmes Riffault, Bregeon

Avoués :

SCP Fourgoux, Associés, SCP Fisselier-Chiloux-Bouylay

Avocats :

Mes Fourgoux, Freget.

CA Paris n° ECOC9910317X

19 octobre 1999

Saisi par la société Debard et Fils SA (exerçant sous l'enseigne l'Audito) ainsi que par le Syndicat des détaillants spécialistes du disque, de pratiques estimées anticoncurrentielles dans le secteur du disque, le Conseil de la concurrence (le conseil) a, par décision n° 98-D-76 en date du 9 décembre 1998 :

- d'une part, dit que les sociétés Polygram SA, Sony Music Entertainment (France) SA, EMI France, Groupe Virgin Disques et BMG France ont enfreint les dispositions des articles 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 85 du traité de Rome du 25 mars 1957, et prononcé en conséquence diverses injonctions à leur encontre ainsi que des sanctions pécuniaires ;

- d'autre part, retenu que les pratiques imputées aux sociétés FNAC SA et Relais FNAC Rouen ne peuvent faire l'objet d'un examen sur la base des dispositions des articles 10-1 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

LA COUR :

Vu le recours en annulation-réformation, formé le 2 avril 1999 par la société Debard et Fils SA à l'encontre de cette décision, en ce qu'elle n'a pas sanctionné les pratiques des sociétés FNAC SA et Relais FNAC Rouen, dont il n'est pas contesté qu'elle lui a été notifiée le 6 mars 1999 ;

Vu les moyens déposés le 29 avril 1999, par lesquels la requérante, poursuivant la réformation de la décision déférée, demande à la cour de :

- dire que les sociétés FNAC SA et Relais FNAC Rouen ont abusé de leur position dominante sur le marché de la distribution du disque à Rouen en mettant en œuvre une politique sélective de prix ciblée sur le magasin l'Audito accompagnée de pratiques destinées à déconsidérer ce dernier au regard des acheteurs potentiels, l'ensemble de ces pratiques ayant fait obstacle au développement de l'activité de ce nouveau concurrent et contribué à son éviction du marché, et étant, en conséquence, contraires à l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

- faire application de l'article 13 de cette ordonnance ;

- ordonner la publication de l'arrêt à intervenir par extrait dans les journaux Libération, Paris- Normandie, Diapason et LSA au frais des sociétés FNAC SA et Relais FNAC Rouen ;

- les condamner à lui verser la somme de 60 300 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

aux motifs que :

- le marché de référence est " la ville de Rouen desservie par les transports en commun " ;

- la part de marché détenue par la FNAC s'élevait à 67,9 % alors que celle de l'Audito était de 17,7 % ;

- le chiffre d'affaires de l'Audito en 1997 était pratiquement identique à celui réalisé après quatre mois d'ouverture en 1994 ;

- le conseil a refusé de tenir compte de critères de domination : disproportion des moyens financiers, ancienneté de la position et de l'implantation, notoriété de l'enseigne FNAC, puissance d'achat et moyens financiers du Groupe FNAC SA ;

- dès l'installation de l'Audito, la FNAC a engagé une politique de prix agressive dans le but d'asphyxier ce nouveau et seul concurrent potentiel en centre-ville ;

- elle s'est en outre rapprochée des éditeurs pour obtenir des conditions plus favorables et a anticipé régulièrement la mise en rayon des nouveautés par rapport au jour de sortie officielle fixé par les distributeurs ;

- les interventions de la FNAC ont abouti à la disparition de l'Audito, le 30 mars 1998, " quelques mois après son ouverture ", et la FNAC s'est installée dans ses locaux ;

Vu les observations en date des 15 juin et 10 septembre 1999, par lesquelles les sociétés FNAC SA et Relais FNAC (cette dernière venant aux droits de la société Relais FNAC Rouen) demandent à la cour de :

- dire la société Debard et Fils SA mal fondée en son recours ;

- confirmer la décision entreprise ;

Subsidiairement, si l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 devait être considéré comme applicable, dire que " la FNAC Rouen n'a pas pratiqué de politique tarifaire répréhensible et les autres griefs infondés " ;

- ordonner la publication de l'arrêt dans quatre journaux de son choix aux frais de la société Debard et Fils SA ;

- condamner la société Debard à verser à la " FNAC Rouen " la somme de 300 000 F conformément aux dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Très subsidiairement, dire que la FNAC SA n'a eu aucun rôle dans le comportement du magasin " FNAC Rouen " ;

Vu la note du 6 juillet 1999 par laquelle le conseil a fait connaître qu'il n'entendait pas user de la faculté de présenter des observations écrites ;

Vu les observations en date du 7 juillet 1999, par lesquelles le ministre chargé de l'économie demande à la Cour de réformer la décision critiquée uniquement en ce qu'elle n'a pas prononcé de sanction pécuniaire à l'encontre de la société FNAC ;

Le ministère public ayant été entendu à l'audience en ses observations orales tendant au rejet du recours et les parties ayant été mises en mesure de répliquer à ces dernières ainsi qu'à leurs observations respectives ;

Sur ce :

I. - Sur le marché pertinent :

Considérant que seule la délimitation géographique du marché de la distribution du disque à Rouen est remise en cause ;

Considérant qu'il est constant que, dans son rapport de 1996, la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCRF) observe que tous les intervenants rencontrés s'accordent pour se déclarer concurrencés sur leur marché par la grande distribution et que la réalité économique empêche de dissocier à Rouen les magasins spécialistes de la distribution du disque installés en centre-ville des grands distributeurs non spécialistes situés dans l'agglomération ;

Que, de même, au moment de la notification des griefs, tant le directeur du Relais FNAC de Rouen que le représentant de la société requérante ont cité comme concurrents les hypermarchés de la périphérie de Rouen ;

Considérant, en outre, que la taille de l'agglomération de Rouen et l'absence d'hypermarchés en centre-ville entraînent des déplacements de clientèle entre le centre-ville et la périphérie (et vice versa), qui conduisent à une homogénéité de la clientèle ;

Considérant que la société Debard et Fils SA se réfère à de précédentes décisions rendues par le conseil ainsi qu'à des avis n° 98-A-06 du 5 mai 1998 et n° 97-A-13 du 8 juillet 1997 émis par le conseil, concernant des tiers, pour lui faire grief de n'avoir pas tenu compte de la " substituabilité imparfaite entre les hypermarchés et les commerces de proximité ", les premiers proposant principalement un nombre réduit de nouveautés tandis que les disquaires traditionnels spécialistes offrent une gamme étendue de nouveautés et de fond de catalogue ;

Qu'elle n'a cependant versé aux débats aucun élément de nature à justifier son affirmation sur l'existence, dans les seuls magasins du centre-ville de Rouen, de produits non substituables ;

Considérant que son allégation sur les politiques tarifaires distinctes qui seraient pratiquées par les distributeurs spécialisés, d'une part, et les " enseignes de la grande distribution ", d'autre part, ne peut suffire à démontrer l'existence de marchés distincts, certains grands magasins présents dans le centre-ville de Rouen disposant de telles enseignes (Nouvelles Galeries, Madison, Le Printemps) ;

Considérant, dès lors, que le conseil a justement retenu que " le contour géographique du marché à prendre en compte est celui de l'agglomération rouennaise, comprenant le centre-ville et la périphérie ".

II. - Sur la position dominante :

Considérant que, pour faire application des dispositions de l'article 8 (1) de l'ordonnance du 1er décembre 1986 à l'égard des sociétés FNAC SA et Relais FNAC Rouen, il convient d'établir le pouvoir de ces entreprises de faire obstacle à une concurrence effective sur le marché en cause ;

Considérant qu'en l'espèce, trois catégories de distributeurs sont présents sur celui-ci, à savoir :

- d'une part, les deux spécialistes parties à la présente instance ;

- d'autre part, des grands magasins (tels les Nouvelles Galeries, Madison, Le Printemps) et magasins divers ;

- de dernière part, des hypermarchés (tels Leclerc, Continent, Carrefour, Rond Point) ;

Considérant que la société requérante a ouvert le 6 septembre 1994 son magasin l'Audito dans un centre commercial, situé dans le centre de Rouen, après une campagne publicitaire dans la presse locale annonçant son intention de vendre les disques à bas prix, grâce à ses approvisionnements à l'intérieur de la Communauté européenne ainsi qu'aux Etats-Unis, et qu'en réaction, les prix du magasin exploité par la société Relais FNAC de Rouen ont été baissés, début octobre, ainsi que cela ressort du rapport d'enquête de la DGCCRF ; que la société Debard et Fils SA en déduit que la société FNAC a ainsi débuté une politique de prix agressive dans le but de l'asphyxier ;

Considérant que, pour évaluer le chiffre d'affaires annuel de la société Debard et fils SA en 1994, le conseil énonce, en page 15 de sa décision, qu'elle a réalisé entre le 6 septembre, date de son ouverture, et la fin de l'année un chiffre d'affaires de 11 415 000 F et qu'il a ramené celui-ci à 27 439 000 F hors taxes sur douze mois en appliquant un coefficient identique à la part que représente pendant cette même période le montant des ventes réalisées par le magasin FNAC de Rouen sur son chiffre d'affaires annuel ;

Que, dès lors, après avoir indiqué et additionné celui de chacun des distributeurs pour la même année, le conseil a exactement calculé leurs parts respectives du marché pour retenir que celle de la FNAC s'élevait à 32,04 % et celle de la société requérante à 19,77 %, sans encourir le grief d'absence de motivation ;

Considérant que l'importance de l'écart entre les parts de marché des parties ne permet pas de présumer l'existence d'une position dominante dans la mesure où les deux magasins Carrefour détenaient à la même époque une part significative totale de 17,61 % tandis que le magasin Continent disposait de celle non négligeable de 10,65 %;

Qu'il convient de rechercher si d'autres critères peuvent être pris en compte pour caractériser une position dominante;

Considérant que la société Debard et Fils SA soutient que les défenderesses ont fait obstacle à son développement de sorte que son chiffre d'affaires de 1997 était pratiquement identique à celui des quatre mois ayant suivi son ouverture en 1994 et qu'elle a été contrainte de cesser son activité à Rouen en mars 1998 ; qu'elle invoque la puissance d'achat des sociétés mises en cause ainsi que leur notoriété sur le territoire national et l'ancienneté de leur implantation à Rouen ; qu'elle estime qu'avec 300 mètres carrés la FNAC était en position dominante et qu'elle-même, bien que disposant d'une superficie de 1 300 mètres carrés, n'a pu résister à sa concurrence ;

Que, toutefois, les sociétés FNAC SA et Relais Fnac observent que la société requérante avait installé son magasin dans un centre commercial souterrain, l'Espace du Palais, devenu " un succédané de parking ", les " locomotives commerciales " n'y étant jamais venues ou en étant reparties, et qu'en janvier 1998 son dirigeant, M. Bruno Debard, a reconnu devant un journaliste de Liberté Dimanche l'existence " des problèmes " de ce centre commercial et du centre-ville ; qu'elles soulignent que la conception de l'Espace du Palais a été critiquée dès l'origine par des commerçants, en ce qui concerne la signalisation et l'accès ; qu'elles font valoir que l'emplacement libéré par la société Debard et Ffils SA demeure inoccupé et qu'elles-mêmes n'ont accepté de s'installer dans ce centre qu'après la réalisation par le bailleur d'importants aménagements destinés à en faciliter l'accès et l'installation d'une enseigne extérieure ;

Que les défenderesses relèvent avec pertinence que l'enseigne de la demanderesse était connue en Seine-Maritime du fait de sa présence au Havre depuis 1973 où elle a créé en 1990 son concept de " supermarché du disque ", de sorte qu'à son arrivée à Rouen les consommateurs ont manifesté un engouement immédiat à son égard, lui permettant de réaliser un chiffre d'affaires de l'ordre de 11 millions de francs en quatre mois d'ouverture alors que celui de la FNAC de Rouen pour la même période était de 18 millions de francs ; qu'il s'ensuit que la notoriété de la FNAC ne peut constituer, au cas présent, un indice de domination ;

Que l'argument tenant à la présence de la FNAC à Rouen depuis 1984 s'avère dépourvu de portée au regard des parts de marché susévoquées des autres distributeurs ;

Que la société Debard et Ffils SA ne dément pas que les hypermarchés disposent d'une très importante puissance d'achat renforcée par le recours à des centrales d'achat et que, dans son rapport précité de 1996, la DGCCRF a noté que la FNAC ne bénéficie pas de conditions d'achat plus favorables de la part des filiales françaises des groupes multinationaux d'édition (dits " majors ") ;

Considérant, en définitive, que la position dominante des défenderesses sur le marché de l'agglomération de Rouen n'est pas établie ; qu'il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les pratiques en cause et que le recours formé par la société Debard et fils SA ne peut qu'être rejeté.

III. - Sur les autres demandes des parties :

Considérant que, dans leurs écritures du 10 septembre 1999, les sociétés FNAC SA et Relais FNAC demandent la publication de la présente décision dans des journaux d'audience nationale pour réparer le préjudice que subit " la FNAC Rouen ", du fait des allégations répétées de la société Debard et Fils SA, et lui permettre de voir son image restaurée auprès des consommateurs ;

Mais considérant qu'une telle prétention ne peut être examinée sur le fondement de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en l'absence de recours introduit par les intéressées conformément aux dispositions de l'article 6 du décret du 19 octobre 1987 ;

Que la cour ne peut connaître d'une action en réparation de droit commun à l'occasion de la présente instance ;

Considérant que l'équité commande de ne pas attribuer de somme au titre des frais non compris dans les dépens,

Par ces motifs : rejette le recours de la société Debard et Fils SA ; rejette toutes autres demandes des parties ; condamne la société Debard et Fils SA aux dépens.