Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 18 février 1997, n° FCEC9710070X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

ODA (Sté), France Télécom (SA)

Défendeur :

Communication Media Services (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Thin

Avocat général :

M. Woirhaye

Conseillers :

Mme Mandel, MM. Cailliau, Boval, Mme Deurbergue

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Duboscq Pellerin, SCP Valdelievre, Garnier

Avocats :

Mes Saint-Esteben, Blazy, Cornut-Gentille, Blazy, Salzmann

CA Paris n° FCEC9710070X

18 février 1997

LA COUR est saisie par le recours principal de la société Office d'annonces (ODA) et le recours incident de la société Communication Media Services (CMS) contre la décision n° 96-D-10 du Conseil de la concurrence, rendue le 20 février 1996, qui, sur saisines de la société CMS par lettres du 18 juin 1993 et du 17 mars 1994 visant l'ODA et France Télécom, a enjoint à l'ODA de cesser de consentir de remises de couplage aux annonceurs pour l'achat d'espaces publicitaires dans les pages jaunes locales et dans les pages jaunes départementales et lui a infligé une sanction pécuniaire de dix millions de francs. Le conseil a également ordonné la publication intégrale de sa décision dans deux journaux quotidiens.

Il convient de se reporter aux énonciations détaillées de la décision frappée de recours pour l'exposé complet du contexte législatif et réglementaire de l'affaire, la description des entreprises concernées et des pratiques relevées, et les moyens des parties devant le Conseil de la concurrence.

Il en ressort pour l'essentiel que France Télécom et l'ODA, qui disposaient jusqu'à la fin de l'année 1990 du monopole, pour la première, de l'édition des listes officielles d'abonnés et, pour la seconde, des espaces publicitaires dans les annuaires officiels, ont eu à faire face, en 1991, à la concurrence de la société CMS qui a lancé sur le marché un annuaire comparable aux pages jaunes départementales mais concurrent des annuaires traditionnels, " l'annuaire soleil ", présentant l'ensemble des professionnels installés dans une zone géographique plus restreinte que le département, en l'occurrence, la région de Versailles.

L'annuaire soleil s'est donc trouvé en situation de concurrence avec, d'une part, les pages jaunes départementales des Yvelines, des Hauts-de-Seine et de l'Essonne et, d'autre part, avec les pages jaunes locales éditées au même moment par France Télécom, dont il n'est pas contesté que le découpage correspondait, pour partie, à celui retenu par CMS pour son produit. Les annonceurs pouvaient en conséquence utiliser l'un de ces trois supports pour atteindre la clientèle située dans cette zone.

France Télécom a confié à son régisseur exclusif, l'ODA, la mise en place de la commercialisation des espaces publicitaires dans le nouvel annuaire des pages jaunes locales sur la zone de Versailles. L'ODA a décidé, alors, de consentir aux annonceurs souscrivant simultanément dans les pages départementales et dans les pages locales des remises de couplage, permettant une réduction de 50 % sur le prix de souscription dans les pages jaunes locales en 1992 et 1993.

A la suite de la saisine du conseil, un grief d'abus de position dominante a été notifié le 13 février 1995, sur le fondement de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, à l'encontre de :

- France Télécom, lui reprochant d'avoir décidé d'éditer un annuaire local dans la même zone et au même moment que celui édité par la société CMS, alors qu'elle avait connaissance du lancement de l'annuaire soleil dans la zone de Versailles, entravant ainsi l'entrée sur le marché de ce concurrent ;

- l'ODA, visant à sanctionner la pratique du couplage consistant à lier les ventes des espaces publicitaires dans les pages jaunes locales et les pages jaunes départementales, entravant de ce fait l'arrivée de CMS sur le marché de la publicité dans les listes des abonnés professionnels destinés aux usagers du téléphone.

En réponse à la notification des griefs, la société ODA et France Télécom sollicitaient l'abandon des griefs retenus contre elles, tandis que CMS en demandait le maintien et la notification d'un grief supplémentaire relatif à une politique abusive de prix prédateurs entrant dans les prévisions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, tout en retenant la violation des articles 85 et 86 du traité de Rome.

Le rapporteur a conclu au maintien du grief initialement notifié à France Télécom, en raison de l'édition d'un supplément local aux pages jaunes départementales, et à l'ODA, en raison de sa politique de couplage tarifaire.

Le Conseil de la concurrence, par la décision frappée de recours, a estimé que l'édition des annuaires constituait une activité de services au sens de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et que l'existence d'un marché était caractérisée, dès lors que les espaces réservés à la publicité dans les annuaires édités étaient destinés à faire l'objet d'une commercialisation auprès des annonceurs.

Il a écarté, s'agissant de la délimitation géographique des marchés, la distinction opérée entre marché local et marché départemental, en soulignant que les pratiques dénoncées se situaient en région parisienne, où les annuaires locaux se trouvaient partiellement en concurrence avec les annuaires départementaux et alors que, pour les annonceurs, les services publicitaires proposés par l'un ou l'autre de ces annuaires revêtaient un caractère substituable.

Il a donc retenu l'existence d'un marché de l'édition des annuaires professionnels destinés aux abonnés du téléphone et d'un marché de la vente d'espaces publicitaires dans lesdits annuaires, sur lesquels France Télécom et l'ODA disposaient respectivement, dans la zone géographique considérée, d'une position dominante.

Rejetant la demande formée par CMS tendant à la notification d'un grief supplémentaire à France Télécom et à l'ODA pour mise en œuvre de prix prédateurs, le Conseil de la concurrence a estimé que le simple fait pour France Télécom de lancer un nouvel annuaire dans la zone de Versailles n'était pas suffisant pour constituer, en soi, un abus de position dominante au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Il a, en revanche, considéré que la politique commerciale de couplage suivie par l'ODA dans les éditions 1992 et 1993 des pages jaunes départementales et locales revenait à limiter l'accès au marché de CMS, dans la mesure où le montant de la remise offerte s'élevait à 50 % du prix de base de l'espace publicitaire des pages jaunes locales et où 60 % des annonceurs clients des pages locales étaient aussi clients de l'ODA dans les pages départementales ; qu'une telle pratique, consistant à offrir une prime de fidélité à ceux de ses clients qui pourraient être tentés par les services d'une entreprise concurrente, plutôt que d'accepter le jeu de la concurrence par les mérites, constituait une pratique prohibée au sens de l'article 8 de l'ordonnance précitée.

Il a écarté enfin l'absence prétendue d'effet anticoncurrentiel de la pratique tarifaire incriminée sur l'activité de CMS en soulignant que la potentialité de cet effet, démontrée en l'espèce par le détournement artificiel des annonceurs clients des pages jaunes départementales, répondait suffisamment aux exigences de l'ordonnance.

Le conseil a apprécié la sanction pécuniaire infligée à l'ODA en fonction de la gravité des faits, révélée notamment par l'utilisation par cette dernière de la marque France Télécom dans ses documents commerciaux, la difficulté pour CMS de pénétrer un marché dominé jusqu'alors par une entreprise en situation de monopole et l'appellation " annuaires officiels " figurant toujours sur les annuaires des pages jaunes départementales. Il a estimé que le dommage à l'économie résultait de la mise en œuvre de ces pratiques au moment de l'ouverture du secteur des télécommunications et des annuaires téléphoniques à la concurrence.

Requérante principale, la société ODA conclut à l'annulation de la décision entreprise en soutenant que le Conseil a :

- méconnu la portée du grief retenu par le rapporteur ;

- sur la base d'une pratique ancienne, faisant seule l'objet du grief notifié, interdit, sans motivation, la pratique du couplage postérieure à 1993 ;

- omis de procéder à une délimitation claire et motivée du marché géographique, permettant de définir, avec la délimitation du marché des produits, le marché pertinent.

Subsidiairement, elle sollicite la réformation de la décision en faisant valoir que :

- l'existence d'un marché de produit unique déterminait l'impact de la pratique contestée sur ledit marché, regroupant les pages jaunes départementales et les annuaires locaux ;

- la remise de couplage n'était la récompense ni d'une renonciation à souscrire auprès de CMS ni d'une fidélité à l'égard de l'ODA, mais était économiquement justifiée par un coût inférieur pour le vendeur et une valeur inférieure pour l'acheteur ;

- les pratiques incriminées n'avaient pas eu d'effet restrictif de concurrence, même potentiel, à l'égard de CMS, dont les réalisations dans la zone de Versailles en 1992 et 1993, tant par le nombre d'inscriptions que par les chiffres d'affaires, démontraient que cette société n'avait été en rien perturbée par l'application du tarif couplé aux pages jaunes locales ;

- l'injonction était mal fondée, dans la mesure où les pratiques sanctionnées, mises en œuvre à la suite de l'ouverture du secteur des télécommunications à la concurrence, avaient cessé en 1994 et où la décision attaquée se réfère au début des années 1990 ;

- la pratique en cause était dépourvue de tout effet sensible, cette circonstance excluant toute sanction pécuniaire, dans pareille situation, dès lors que les réalisations de CMS, de l'aveu même de son président, n'avaient subi aucun déclin, bien au contraire, du fait de l'existence des pages jaunes locales.

Requérante incidemment, la société CMS sollicite la confirmation de la décision en ce qu'elle a fait partiellement droit à ses demandes et sa réformation en ce qu'elle n'a pas satisfait à ses demandes complémentaires.

Elle demande en conséquence que la cour ordonne à France Télécom et à l'ODA de mettre un terme à l'ensemble de leur pratiques anticoncurrentielles et prononce à leur encontre les sanctions pécuniaires appropriées, après avoir constaté :

- que le lancement par France Télécom d'un supplément aux pages jaunes départementales dans la zone de Versailles en 1991 caractérise un abus de position dominante ;

- que la politique de couplage mise en œuvre par l'ODA et France Télécom constitue un abus de position dominante et le cas échéant une entente ;

- que les remises tarifaires pratiquées par France Télécom et l'ODA qualifient une politique de prix prédateurs, abusivement bas, visant à éliminer toute concurrence du marché, constitutive d'un abus de position dominante ;

Elle expose, à l'appui de son recours incident, que France Télécom, ayant participé à la définition de la politique tarifaire de sa régie en ce qui concerne la vente d'espaces publicitaires dans ses annuaires, avant de donner son accord sur les propositions tarifaires, est responsable avec l'ODA de la pratique anticoncurrentielle de remise de couplage; que les pratiques abusives mises en œuvre par l'ODA et France Télécom doivent être sanctionnées sur la base des articles 85 et 86 du traité de Rome.

Dans ses observations en réponse, France Télécom, mise en cause d'office, sollicite la confirmation de la décision déférée en ce qu'elle l'a mise hors de cause et la condamnation de CMS à lui payer la somme de 80 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.

Elle fait valoir principalement que CMS, qui a tout d'abord montré son indifférence à l'égard de la politique éditoriale de France Télécom et de l'ODA avant de la dénoncer au Conseil de la concurrence, est irrecevable en sa demande de condamnation de France Télécom, cette demande étant fondée sur des faits dont elle avait admis la validité et la compatibilité avec ses propres intérêts.

Elle soutient que le lancement d'un nouvel annuaire France Télécom dans la zone de Versailles a permis à CMS de se dispenser de procéder aux enquêtes et études de marché nécessaires préalables, elles-mêmes entreprises dès 1988 par France Télécom pour examiner l'opportunité de créer un nouveau concept d'annuaire, regroupant chacun plusieurs localités, mieux adapté à l'attente des utilisateurs.

Elle affirme que la diffusion d'un prototype gratuit de 20 000 exemplaires n'a eu aucune influence sur les activités commerciales de CMS, puisqu'elle n'affectait pas la capacité d'achat des annonceurs.

Elle rappelle que l'accès aux activités d'édition est totalement libre et que l'exercice par France Télécom de ces mêmes activités ne peut constituer une limite à l'accès à ce marché, sauf à interdire à toute entreprise en position dominante, face à un concurrent sur un même concept, d'assurer son développement ou de maintenir sa position sur le marché.

En ce qui concerne la politique tarifaire, France Télécom estime ne pas devoir être visée par le grief articulé contre elle par CMS dans la mesure où l'ODA est l'opérateur dominant sur le marché de la commercialisation des espaces publicitaires et alors que " les échanges d'informations de nature commerciale ou la détermination en commun d'une politique tarifaire dans le cadre d'un contrat de mandat, n'entrent pas dans les prévisions des dispositions précitées " - articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, articles 85 et 86 du traité de Rome.

Les remises tarifaires qualifiées de prédatrices par CMS, non retenues comme telles par le Conseil de la concurrence, reviennent, selon elle, à faire poursuivre deux fois les mêmes faits et ne font que s'ajouter à la remise de couplage.

En réplique, la société CMS dénonce l'absence de fondement des moyens invoqués par l'ODA au soutien de son recours en annulation et en réformation de la décision du conseil et sollicite la condamnation de l'ODA à lui payer la somme de 50 000 F en application de l'article 700 du NCPC.

En ce qui concerne le recours en annulation, elle estime que le rapporteur n'a pas limité le grief d'abus de position dominante aux éditions 1992 et 1993, lesquelles ne constituaient que l'illustration de la pratique répréhensible de la vente couplée à prix réduit. Le conseil n'a donc pas sanctionné autre chose que le grief retenu par le rapporteur en enjoignant à l'ODA de cesser de consentir des remises de couplage aux annonceurs pour l'achat d'espaces publicitaires dans les pages jaunes départementales et locales.

Elle soutient que le marché géographique a été clairement délimité par le conseil, en l'espèce la région parisienne, où se confrontent l'offre et la demande de produits substituables.

S'agissant du recours en réformation, elle conteste l'unicité de marché retenue par le conseil entre les annuaires départementaux et les annuaires locaux, englobant les pages jaunes locales et les annuaires Soleil, et critique les pratiques mises en œuvre par l'ODA et France Télécom, s'appuyant sur la " rente de situation " que représentent au niveau national les annuaires départementaux et permettant de proposer à vil prix les insertions dans les annuaires locaux.

Les remises de couplage, qui ne concernent que les pages jaunes départementales et locales de la région de Versailles, ne visent, selon elle, qu'à entraver l'accès sur le marché des annuaires Soleil de CMS et s'interprètent, ainsi que l'a fait le conseil, comme une prime de fidélité aux clients qui pourraient être tentés de devenir également clients d'une entreprise concurrente.

Elle conteste la justification économique de la pratique du couplage invoquée par l'ODA, qui ne repose pas sur des motifs pertinents et soutient que l'effet restrictif de concurrence est démontré, dès lors que la stratégie de l'ODA empêchait CMS de proposer ses annuaires Soleil à des tarifs compétitifs et ne pouvait conduire qu'à l'élimination à terme de CMS du marché.

S'agissant des sanctions prononcées contre l'ODA, elle estime qu'elles sont parfaitement fondées et que le moyen relatif à l'absence d'effet sensible de la pratique en cause doit être rejeté, en raison de la réalité du préjudice financier et commercial subi et résultant du manque à gagner et de l'affaiblissement de la position concurrentielle de CMS.

Elle sollicite le retrait de la procédure des pièces 6 a et 6 b produites par l'ODA, représentant des lettres des conseils de CMS et de l'ODA adressées au Conseil de la concurrence et retournées à son expéditeur.

En ce qui concerne son recours incident, elle reprend et développe les arguments présentés dans ses premières écritures et répond à ceux présentés par France Télécom.

Bien qu'elle n'ait pas demandé la condamnation de France Télécom dans ses lettres de saisine initiales à raison de sa politique éditoriale relative à l'annuaire local de Versailles, elle estime que sa demande ultérieure de ce chef est recevable, dès lors qu'elle a été formulée au vu des éléments révélés par l'instruction du dossier et que le rapporteur a retenu ce grief à l'encontre de France Télécom.

France Télécom n'établit pas, selon elle, avoir engagé des études préalables au lancement de son prototype d'annuaire local sur la région de Versailles en septembre 1991, alors même que l'idée de développer de nouveaux produits de rayonnement local aurait été retenue au cours de l'année 1991 lors de réunions antérieures. Elle souligne à cet égard que la zone de Versailles n'a pas été envisagée lors de ces réunions comme zone de diffusion du prototype, mais que le risque d'une concurrence déloyale est apparu, à l'égard des annuaires locaux existants, comme suffisant pour envisager, sur ce point, une étude juridique. Enfin l'absence de déclaration de l'annuaire local de la zone de Versailles à la DGPT souligne la précipitation avec laquelle France Télécom a décidé de lancer son prototype sur la zone de Versailles au moment où CMS lançait son annuaire Soleil.

Elle soutient que la sanction de France Télécom, au titre de l'appui qu'elle a apporté à l'ODA dans sa politique de remise de couplage, se justifie par le fait que cette pratique était le résultat d'une réflexion commune, peu important, à cet égard, que France Télécom soit condamnée pour une pratique relevée sur un marché distinct de celui sur lequel elle occuperait une position dominante.

Le ministre de l'économie demande à la cour, dans ses observations écrites, de confirmer la décision du Conseil de la concurrence en ce qu'elle a retenu la qualification d'abus de position dominante à l'égard de l'ODA et prononcé à son encontre la sanction pécuniaire de 10 MF. Il demande en outre que soit retenue à la charge de France Télécom le grief d'abus de position dominante et d'en tirer les conséquences quant à la sanction pécuniaire, qui devrait être égale à celle prononcée contre l'ODA.

La société ODA sollicite, en réplique, le bénéfice de ses précédentes écritures et demande à la cour de condamner CMS à lui payer la somme de 50 000 F en application de l'article 700 du NCPC et de dire, sur le recours incident de CMS, que :

- il n'y a lieu à retrait des pièces 6 a et 6 b ;

- CMS est mal fondée en son recours incident ;

- la preuve de prix prédateurs n'est pas établie ;

- l'affectation sensible du commerce entre Etats membres n'est pas établie ;

- CMS sera déboutée de toutes ses demandes ;

- l'arrêt à venir sera publié aux frais de CMS dans Les Echos et Le Parisien (Yvelines).

Elle soutient à l'appui de son argumentation que l'effet anticoncurrentiel, réel ou potentiel, n'est pas démontré et que l'absence avérée de préjudice prouve que la pratique en cause n'a eu aucun effet restrictif.

Le Conseil de la concurrence a présenté des observations écrites tendant au rejet du moyen de procédure relatif à la production par CMS d'un courrier par lequel elle répondait à une question d'un des membres du conseil. Cette lettre, qui ne pouvait constituer une note en délibéré, a été retournée à son expéditeur pour avoir été adressée au conseil après la clôture du délibéré.

Il précise dans quelle mesure la remise de couplage ne pouvait se justifier par un moindre coût et une moindre valeur des annonces insérées dans les pages jaunes locales. Il a, par ailleurs, considéré qu'aucun élément du dossier ne permettait de retenir la mise en œuvre de prix prédateurs.

En ce qui concerne la sanction, il précise que n'ont été visées que les seules pratiques anticoncurrentielles relatives à la commercialisation des espaces publicitaires dans les éditions 1992 et 1993 ayant fait l'objet de la notification de griefs, le rapporteur ayant exclu la remise financière accordée en 1994, qui était, selon lui, conforme au droit de la concurrence.

Enfin, après avoir rappelé que le marché géographique était suffisamment déterminé par la décision, il relève, sur l'absence d'effet sensible de la pratique, que l'ODA reconnaît qu'en 1993, 65 % des annonceurs des pages jaunes locales avaient choisi de procéder à un couplage de leurs annonces avec les pages jaunes départementales, démontrant ainsi suffisamment l'effet sensible de cette pratique sur le marché.

Le ministère public a conclu oralement au rejet des moyens soutenus par l'ODA à l'appui de son recours en annulation et à la confirmation de la décision en ce qu'elle a retenu à l'encontre de l'ODA l'abus de position dominante et prononcé contre elle les sanctions critiquées. Il sollicite, par ailleurs, la réformation de la décision du Conseil de la concurrence en ce qu'elle n'a pas estimé caractérisé l'abus de position dominante de France Télécom résultant du lancement des pages jaunes locales dans la zone de Versailles. Il a, en revanche, considéré que le comportement de France Télécom n'était pas critiquable dans la mise en œuvre de la politique commerciale de couplage, imputable à la société ODA, et qu'il ne l'était pas davantage dans la mise en œuvre de prix prédateurs qui ne pouvait être reprochée ni à l'ODA ni à France Télécom. Il soutient enfin que les pratiques litigieuses ne concernaient qu'une partie très restreinte du territoire national et qu'en l'absence d'affectation du commerce entre les Etats membres de l'Union européenne il n'y avait pas lieu d'appliquer les dispositions des articles 85 et 86 du traité de Rome.

Sur quoi, LA COUR,

1° Sur le recours en annulation :

Sur l'étendue de la saisine du Conseil de la concurrence et sur l'imprécision du grief notifié :

Considérant qu'il ne peut être allégué que le Conseil de la concurrence ait, par le contenu de la mesure d'injonction prononcée, dépassé le grief notifié, dans la mesure où, tel qu'il a été mentionné dans la décision elle-même, il ne concernait que la politique commerciale de couplage suivie par l'ODA à l'occasion de la commercialisation des espaces publicitaires dans les éditions 1992 et 1993 des pages jaunes départementales et locales;

que seule la pratique du couplage tarifaire, utilisée dans les éditions 1992 et 1993, distincte de la promotion tarifaire appliquée en 1994, se trouvait ainsi visée, en dépit de la rédaction imparfaite du grief notifié, qui doit être interprétée par référence aux développements préalables du rapporteur dans l'acte de notification des griefs (p. 37) pour lever toute incertitude sur l'étendue de la saisine du Conseil de la concurrence ;

Que telle est l'interprétation donnée par le Conseil dans la décision entreprise (p. 14) ;

Considérant que, en faisant injonction à l'ODA de ne plus consentir des remises de couplage aux annonceurs pour l'achat d'espaces publicitaires dans les pages jaunes locales et dans les pages jaunes départementales, le Conseil de la concurrence n'a pas outrepassé sa saisine, bien qu'il soit avéré que ces pratiques aient pris fin au moment où était rendue la décision critiquée ;

Que l'interdiction implicite, pour l'avenir, de ces pratiques révolues, est régulière, bien qu'elle soit dépourvue de motivation particulière, et n'entache pas de nullité la décision frappée de recours ;

Considérant que, dans ces conditions, dès lors que la mesure d'injonction prise à l'encontre de l'ODA ne concerne que les pratiques de couplage mises en œuvre dans les éditions de 1992 et 1993, distinctes des promotions financières proposées en 1994 pour se substituer aux " promotions espace " appliquées précédemment, le moyen relatif à l'imprécision du grief notifié sera rejeté ;

Sur la délimitation du marché géographique :

Considérant que le marché géographique a été délimité par la décision attaquée avec une précision suffisante pour caractériser le marché pertinent, dans la mesure où les pratiques concernées ne visent que la région de Versailles, dans laquelle les annuaires locaux se trouvent en concurrence avec les annuaires départementaux, offrant aux annonceurs potentiels un service d'annonces publicitaires présentant un caractère substituable ;

Que le moyen tiré de l'imprécision du marché géographique sera en conséquence rejeté ;

2° Sur les recours en réformation :

Considérant qu'il n'y a pas lieu d'écarter des débats les pièces 6 a et 6 b, dès lors que, s'agissant de lettres des conseils de CMS et de l'ODA parvenues au Conseil de la concurrence après la clôture des débats, celles-ci ont été retournées à leurs expéditeurs sans avoir été versées au dossier ;

Considérant que le Conseil de la concurrence a parfaitement défini le marché pertinent sur lequel opèrent France Télécom, l'ODA et la société CMS, tant en ce qui concerne les produits que sa délimitation géographique et qu'il convient sur ce point de se référer à la décision attaquée pour en adopter les motifs ;

Considérant que France Télécom et l'ODA occupent sur leurs marchés respectifs l'édition des annuaires destinés aux abonnés au téléphone et la vente d'espaces publicitaires, une position dominante au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Que l'implantation sur l'ensemble du territoire des pages jaunes départementales, revêtues abusivement jusqu'en 1993 du label " annuaires officiels ", donnaient incontestablement à France Télécom et à son régisseur exclusif une position dominante à l'époque des faits, où la fin du monopole, intervenue depuis 1990, ne s'était pas encore manifestée par l'apparition d'une concurrence véritable ;

Sur les remises de couplage :

Considérant que les remises de couplage, consenties par l'ODA à ceux de ses annonceurs qui souscrivaient simultanément dans les pages jaunes départementales des Yvelines et des Hauts-de-Seine et dans les pages jaunes locales de la région de Versailles, ne sont justifiées par aucune autre considération que celle de récompenser une fidélité de la clientèle et sont destinées en réalité à faire barrière à l'accès au marché d'un concurrent indésirable ;

Considérant que les justifications économiques présentées par l'ODA pour faire admettre la régularité de ses pratiques, qui auraient eu pour effet de proposer aux clients un service d'une moindre valeur à un moindre coût, ne résistent pas à l'examen ;

Qu'en effet il est constant que le lancement des pages jaunes locales a été décidé par France Télécom et l'ODA trois mois après l'annonce officielle par CMS, en mars 1991, du lancement de l'annuaire soleil sur la région de Versailles ; que cette opération, précédée par l'édition d'un prototype gratuit de 20 000 exemplaires, a été réalisée sans aucune étude préalable, ni de son coût prévisible ni du marché concerné ; que, néanmoins, les tarifs des pages jaunes locales ont été arrêtés en août 1991, soit antérieurement au démarrage de la prospection des annonceurs et à la diffusion prototype, le tout, au mépris des formalités déclaratives obligatoires auprès de la direction générale des télécommunications ;

Qu'une telle décision, hasardeuse pour toute entreprise nouvelle sur le marché, ne présentait qu'un risque limité pour des entreprises monopolistiques, telles que France, Télécom et l'ODA, qui faisaient efficacement obstacle à l'entrée d'un concurrent isolé sur le marché des annonces publicitaires par une politique éditoriale et une pratique de prix ne lui laissant aucune chance à toute autre entreprise sur le terrain de la concurrence loyale reposant sur les mérites ;

Considérant que l'effet anticoncurrentiel des pratiques mises en œuvre, précisément décrites dans la décision entreprise, résulte de ce que le développement de l'annuaire soleil, qui représentait, par son découpage, un produit distinct des pages jaunes départementales mais intervenant sur le même marché de référence, a été compromis par la politique éditoriale de France Télécom et les remises de couplage adoptées par l'ODA, caractéristiques d'un abus de position dominante ;

Qu'il est indifférent, à cet égard, que les résultats financiers de CMS au cours des exercices 1992 et 1993 n'aient pas reflété directement, par l'évolution du nombre des souscripteurs et du chiffre d'affaires, l'effet anticoncurrentiel des pratiques en cause;

Qu'il suffit de retenir la potentialité de cet effet anticoncurrentiel, qui résulte de la captation artificielle, par des moyens irréguliers, d'une clientèle représentant plus de 60 % des clients annonceurs des pages jaunes locales, en même temps clients des pages départementales, qui auraient eu vocation à souscrire dans l'annuaire soleil édité par CMS, si un produit similaire ne leur avait été proposé, au même moment, à des conditions de prix ne permettant pas, en fait, d'arbitrage financier entre les différents produits présents sur le même marché ;

Considérant que la politique commerciale de remises de couplage de prix reprochée à l'ODA consistant à proposer à une clientèle faisant le choix simultané de souscrire sur les deux supports, local et départemental, une réduction de 50 % sur le prix des pages jaunes locales, ne laissait aucune possibilité à la société CMS de se maintenir sur le marché et de dégager, en s' alignant sur une semblable base de prix pour rester concurrentielle, la moindre marge brute ;

Considérant que le procédé adopté par l'ODA pour éliminer toute concurrence sur le produit des annuaires locaux avait une finalité anticoncurrentielle, dès lors que les remises de couplage n'ont été proposées que sur le seul produit des annuaires locaux, produit exclusif de la société CMS, à l'exclusion des nombreux autres supports d'annonces publicitaires édités et vendus par France Télécom et l'ODA ;

Considérant que si France Télécom est associée au premier chef à la détermination des prix proposés par son régisseur exclusif, puisque ceux-ci sont arrêtés par elle sur proposition de l'ODA, sa participation à la mise en œuvre des conditions de vente, comprenant les remises accordées à sa clientèle, n'est pas établie ;

Sur la politique éditoriale de France Télécom :

Considérant, en revanche, que la politique éditoriale de France Télécom, qui a permis le lancement du prototype gratuit et l'édition des annuaires locaux, sans étude préalable ni réelle prise de risque financier, pour faire barrière à l'arrivée d'un concurrent sur un marché qu'elle contrôlait entièrement jusqu'alors, caractérise un abus de position dominante qu'il convient de sanctionner ;

Qu'en agissant ainsi, France Télécom, qui était en droit de défendre sa part de marché nonobstant sa position de domination, a passé les limites d'un comportement compétitif normal et d'une concurrence légitime ;

Considérant qu'il est indifférent que CMS n'ait pas manifesté d'emblée son opposition à la politique éditoriale de France Télécom pour ensuite la dénoncer ;

Considérant que France Télécom ne peut soutenir que le lancement de son annuaire local a dispensé CMS des enquêtes et études de marché préalables, dès lors qu'il est constant que CMS a annoncé son projet d'annuaire Soleil sur la région de Versailles en mars 1991, alors que ce n'est qu'en juin de la même année que France Télécom et l'ODA ont repris l'idée à leur compte, pour la réaliser sans véritable risque économique, grâce à leurs moyens importants et en se dispensant d'études préalables, avant la société CMS ;

Que le libre accès aux activités de l'édition n'est pas de nature à justifier le comportement abusif de France Télécom, qui, en profitant de sa position dominante, a eu recours à des procédés d'élimination qui vont très au-delà du maintien ou du développement légitimes de sa position sur le marché face à l'arrivée d'un concurrent sur un nouveau concept ;

Considérant qu'il est sans intérêt de rechercher à l'encontre de France Télécom et de l'ODA une pratique de prix prédateurs, au demeurant non objectivement établie, qui ne constituerait, comme le concède CMS dans ses écritures, qu'une application de l'abus de position dominante par ailleurs caractérisée à leur égard ;

Considérant que,dans ces conditions, France Télécom sera sanctionnée pour exploitation abusive de position dominante ;

Considérant qu'il n'y a pas lieu de faire application des dispositions des articles 85 et 86 du traité de Rome, dans la mesure où les pratiques incriminées ne sont pas de nature à affecter le commerce entre les Etats membres de l'Union européenne ;

Sur les sanctions :

Considérant que les agissements anticoncurrentiels commis par l'ODA et France Télécom revêtent une gravité particulière et équivalente au regard des méthodes employées pour renforcer les barrières à l'entrée, sur le marché de l'édition des annuaires et de la vente des espaces publicitaires, toujours très protégé au moment des faits en raison de son caractère monopolistique, nonobstant la dérégulation intervenue en 1990 ;

Que le dommage à l'économie résulte de la tentative par ces deux entreprises de maintenir, par des moyens déloyaux, leur situation de monopole sur le marché de l'édition des annuaires et de la vente d'espaces publicitaires, alors que le législateur avait décidé de l'ouverture de ces marchés de la concurrence des entreprises privées ;

Considérant que, eu égard à la situation financière de la société ODA, dont le chiffre d'affaires au cours de l'exercice 1994 s'est élevé à plus de 4 milliards de francs et compte tenu des éléments susvisés, la cour confirmera la sanction pécuniaire de 10 millions de francs prononcée contre elle par le Conseil de la concurrence ;

Considérant que France Télécom, qui détenait au moment des faits 48,81 % du capital de la société ODA par l'intermédiaire de sa filiale à 100 %, la société COGECOM, a perçu les deux tiers du chiffre d'affaires de son régisseur en rémunération de son activité d'édition des annuaires ;

Qu'il convient néanmoins de surseoir à statuer sur le montant de la sanction pécuniaire à infliger à France Télécom, et de faire préciser, pour respecter le principe de proportionnalité, le montant du chiffre d'affaires réalisé par cet organisme au cours du dernier exercice clos ;

Considérant qu'une mesure de publication du présent arrêt sera ordonnée dans les conditions visées au dispositif ;

Sur les demandes formées au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile :

Considérant que la demande formée par la société CMS contre la société ODA en application de l'article 700 du NCPC ne se justifie ni par l'équité ni par les circonstances de la cause, et sera en conséquence rejetée ;

Par ces motifs : Réformant pour partie la décision entreprise ; Rejette le recours formé par la société ODA contre la décision n° 96-D-10 du Conseil de la concurrence ; Déclare recevable le recours incident de la société CMS ; Dit sans objet la demande de la société CMS tendant à écarter des débats les pièces 6 a et 6 b ; Condamne la société ODA à une sanction pécuniaire de dix millions de francs ; Sursoit à statuer sur la sanction pécuniaire qui sera infligée à France Télécom, dans l'attente de la communication du chiffre d'affaires réalisé par cet organisme au cours du dernier exercice clos, qui sera porté à la connaissance de la cour d'appel, dans les deux mois qui suivront la publication de l'arrêt, par la DGCCRF, commise aux fins de complément d'enquête ; Ordonne la publication par extraits de l'arrêt, dans le délai d'un mois à compter de sa notification, au Bulletin officiel de la concurrence et dans le journal Les Echos ; Renvoie l'affaire devant le premier président de la cour d'appel de Paris, ou le magistrat délégué, à l'audience de procédure du lundi 23 juin 1997, pour organiser la suite de la procédure, conformément aux dispositions de l'article 8 du décret du 19 octobre 1987 ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne France Télécom et la société ODA aux dépens.