Conseil Conc., 14 novembre 1989, n° 89-D-38
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Saisine de la société Plurimedia
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré en section sur le rapport de Mme Jeangirard-Dufal, dans sa séance du 14 novembre 1989, où siégeaient : M. Pineau, vice-président, présidant; MM. Azema, Cortesse, Gaillard, Sargos, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence,
Vu la lettre en date du 29 janvier 1988, enregistrée le 26 avril 1988 sous le numéro F 168 (C 192), par laquelle M. Jean-Claude Vernier, président-directeur général de la SA Plurimedia, a saisi le Conseil de la concurrence du refus d'abonnement au service "Evénement" opposé par l'Agence France-Presse à sa publication télématique "Les Infos"; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application; Vu les observations présentées par la société Plurimedia et par le commissaire du Gouvernement; Vu les autres pièces du dossier; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la société Plurimedia entendus; Retient les constatations (I) et adopte la décision (II) ci-après exposées :
I. - CONSTATATIONS
A. - Les agences de presse
Le terme d'agence de presse recouvre des entreprises qui peuvent être très différentes par leur taille, leur structure, leur vocation. Leur mission commune est de fournir aux professionnels de la presse, de la radio, de la télévision, une quantité d'informations, sous des formes très variées, que ceux-ci vont ensuite trier, présenter, retraiter, en fonction des exigences propres de chaque media.
Il existe aujourd'hui cinq agences "généralistes" que l'on peut qualifier de mondiales, tant par l'étendue de leur réseau de collecte des nouvelles que par leur nombre d'abonnés dans les différents pays; ce sont Associated press, Reuter, l'Agence France-Presse, et, moins importantes, UPI et l'Agence Tass.
L'AFP produit un "service général" de 100 000 mots environ par jour, destiné non seulement aux médias qui trient cette abondante matière première, la retraitent pour le public, mais aussi aux décideurs publics et privés soucieux d'avoir une information rapide et exhaustive. L'AFP produit également un service "événement", qui est un condensé de ce service général, et un service "audio" qui livre aux radios des "flashes d'informations" sous forme parlée utilisables directement.
B. - L'information télématique
Le Minitel est né en France de la volonté de remplacer l'annuaire papier par un annuaire électronique, France Télécom cherchant à rentabiliser ce nouveau moyen de communication par l'offre d'autres services.
Les premières expériences de télématique ont lieu à partir de 1980. En 1988, 4 millions de Minitels étaient installés.
Le développement rapide du nombre de services est dû essentiellement à l'ouverture de la fonction "kiosque" (36-15) en 1984: les usagers ont librement accès à un nombre considérable de services, avec taxation directe au compteur de l'abonné, selon différents paliers de tarification choisis par le prestataire de service, à qui sont reversés environ les deux tiers du montant facturé.
La consommation de l'usager est importante lorsqu'il découvre les services offerts, mais elle diminue lorsqu'il a pris conscience du coût élevé de certaines communications. Le temps total de connexion par terminal et par mois est passé de 95 minutes en décembre 1986 à 84 minutes en décembre 1987 et 76 minutes en avril 1988. Si le marché du Minitel grand public connaît un développement, celui-ci reste cependant modéré.
En France, l'ouverture en 1988 de paliers de tarification "hauts" sur 36-16, 36-17, etc., amorce, avec succès semble-t-il, un tournant vers l'utilisation professionnelle de la télématique.
Initialement, l'information tient une place essentielle sur le Minitel, les entreprises de presse ayant été les premières à explorer cette possibilité de fournir des nouvelles actualisées en continu; la presse écrite se lance dans la confection de journaux télématiques. Assez rapidement cependant, les responsables se rendent compte du coût élevé que ne peut être un simple sous-produit d'un journal écrit mais nécessite un traitement très particulier en raison des contraintes de brièveté des textes (la page écran contient 25 lignes de 40 caractères) et de la difficulté de rédiger des informations très condensées et néanmoins accessibles au grand public.
La demande de produits d'informations générales sur le "kiosque" n'a pas connu l'essor prévu. Le Minitel est avant tout un instrument de communication mais n'est pas utilisé essentiellement comme un moyen d'information, encore moins comme un service d'information générale. Les groupes de presse qui produisent un journal télématique se tournent souvent vers des produits du type information régionale, petites annonces, magazines, services divers, informations "ciblées" (par exemple résultats sportifs ou des jeux de hasard, météo) et souvent les codes télématiques des entreprises de presse ne fournissent plus d'informations générales. Quant un "flash" d'informations est proposé, il apparaît comme un "plus" au milieu d'autres services. En nombre d'heures de connexion, les journaux d'informations générale ne représentent qu'un pourcentage extrêmement faible de l'utilisation du Minitel. Leur passage récent sur le secteur "professionnel" du Minitel en fait un produit annexe aux banques de données et ne semble pas davantage entraîner leur développement propre.
C. - Les marchés en cause
Les agences de presse apportent les nouvelles "brutes" aux professionnels, essentiellement des journalistes, qui trient dans la masse des données la part, relativement faible, les intéressant, et la retraitent, pour les besoins de leur publication, en fonction des exigences de leur clientèle. Cela constitue un marché spécifique.
Les journaux, radios, télévisions, sont également des fournisseurs d'informations, mais d'une manière différente, puisqu'ils fournissent un produit transformé en fonction des caractères propres de chaque support et des exigences de chaque clientèle; cette information retraitée constitue un produit très différent de l'information brute et ne lui est pas substituable; de plus, la nouvelle annoncée à la radio est très imparfaitement substituable à l'image présentée à la télévision et au commentaire lu dans le journal écrit. Le "flash info" télématique - sous forme d'une suite de dépêches très brèves actualisées en continu - répond à l'exigence particulière du consommateur d'avoir accès à tout moment à l'information, sous un forme lisible et directe. La demande d'information sur Minitel est une demande complémentaire par rapport à celle de l'actualité présentée par la radio, la télévision ou la presse écrite, et n'y est que faiblement substituable. Il y a donc un marché spécifique des journaux télématiques, lequel, à l'époque des faits, n'existe que sur le kiosque, en 36-15.
D. - Les contrats d'abonnement au service général AFP
L'information générale fournie par une agence de presse présente la particularité qu'un abonné peut simultanément utiliser cette information et la revendre à une multitude d'autres utilisateurs pour un prix inférieur à celui qu'il a payé pour l'obtenir. Dans une telle hypothèse, l'agence de presse se trouverait confrontée à une situation dans laquelle elle risquerait de perdre sa clientèle, un certain nombre de ses anciens abonnés décidant de se fournir à un coût moindre auprès de l'un d'entre eux qui leur revendrait l'information fournie par l'agence. Dès lors, l'équilibre économique de l'agence se trouverait compromis.
Pour éviter ce risque, les contrats d'abonnement au service général de l'AFP précisent les conditions dans lesquelles les informations obtenues peuvent être utilisées par les abonnés. Ceux-ci ne peuvent utiliser les informations du service général que pour les besoins propres de la publication pour laquelle ils souscrivent un abonnement, sans pouvoir les communiquer à des tiers ni les laisser reproduire. Lorsqu'ils sont éditeurs de presse écrite, ils doivent souscrire autant d'abonnement qu'ils ont de publication susceptibles d'utiliser le service général.
E. - Les pratiques en cause
Plurimedia est une entreprise de presse créée en 1986 par M. J-C Vernier. Elle s'abonne en février 1987 au service "Evénement" de l'AFP, à compter du 1er avril suivant, en tant qu'éditeur d'un journal écrit, Les Infos, lequel ne paraîtra finalement pas.
Le contrat conclu entre Plurimedia et l'AFP le 4 février 1987 stipulait en son article 2: "L'abonné acquiert le droit d'utiliser le service défini à l'article 1er et les informations extraites de ce service pour la rédaction du journal mensuel Les Infos imprimé à Paris (6e), 83 boulevard du Montparnasse. (...) L'abonné s'interdit d'utiliser à une autre fin que les besoins propres du journal le service et les informations extraites du service, de les communiquer à des tiers (...), et de les laisser reproduire ou diffuser" (...); l'article 18 disposait: "En cas de cession du journal, de modification quelconque intervenant dans son exploitation, de suspension de sa parution pour quelque cause que ce soit pendant une durée n'excédant pas dix jours, le présent contrat continuera à produire ses pleins effets (...). Si le journal cesse de paraître, l'abonné pourra demander la résiliation du contrat, moyennant le paiement d'une indemnité égale à une demi-mensualité d'abonnement qui s'ajoutera au règlement du mois en cours. Il devra, en outre, restituer à l'AFP les appareils de transmission avec leurs équipements et accessoires"; l'article 20 précisait:"L'abonné adressera chaque jour à l'AFP, pour les besoins du service, cinq exemplaires du journal à son siège, 11-15, place de la Bourse à Paris";
Le 15 avril 1987 Plurimedia écrit à l'AFP en lui envoyant son communiqué de presse annonçant la parution d'un journal télématique intitulé Les Infos et demande qu'on lui "indique les conséquences éventuelles de ce changement en ce qui concerne les rapports avec l'AFP" A la suite de retards dans le règlement de l'abonnement, l'AFP met Plurimedia en demeure, par lettre du 21 octobre, de régler ces échéances et ajoute qu'elle n'a pas reçu les exemplaires du journal écrit qui devaient lui être livrés en application de l'article 20 de son contrat; il est précisé que l'abonnement en cause ne peut être utilisé pour un produit vidéotex.
Le 5 novembre 1987, une lettre de Plurimedia à l'AFP demande de "me préciser vos intentions en ce qui concerne l'abonnement d'Infos à votre service télex, si toutefois vous continuez à penser qu'il y a problème" et ajoute: "Je suis évidemment prêt à toute discussion sur un changement éventuel de contrat correspondant à la forme nouvelle donnée à la publication." L'AFP répond le 16 novembre 1987 en affirmant n'avoir jamais reçu la lettre du 15 avril 1987; elle rappelle que le produit "Evénement" ne peut pas être utilisé pour un service vidéotex et propose à Plurimedia son service télématique. Elle met Plurimedia "en demeure d'interrompre l'édition de nos informations sur les services Infos et CUM, hébergés sur le centre serveur AGL."
Après avoir fait constater par huissier que les "brèves" des Infos reprenaient la première ligne des dépêches du téléscripteur AFP, l'agence fait sommation par huissier le 7 décembre 1987 de "faire cesser dans les quarante-huit heures la parution télématique des infos de l'AFP sur les services Evénement et CUM". Le 9 décembre, l'AFP fait enlever son téléscripteur.
Par lettre du 31 décembre 1987 adressée à l'Agence France-Presse, M. Vernier rappelle que "la publication télématique Infos véritable publication de presse au sens de la loi du 1er août 1986, sollicite à nouveau un abonnement à votre service Evénement, pour elle et pour ses autres éditions". Sans réponse à ce courrier, M. Vernier saisit le Conseil de la concurrence par lettre datée du 29 janvier 1988, qui parvient au Conseil le 26 avril 1988.
Il estime être victime d'un abus de position dominante de la part de l'AFP, tant pour ce qui est de la rupture des relations commerciales établies que pour ce qui concerne le refus de vente qui lui a été opposé.
II. - A LA LUMIERE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Sur la position dominante de l'AFP :
En ce qui concerne le marché de la fourniture de nouvelles brutes aux utilisateurs professionnels :
Considérant, d'une part, que l'AFP est la seule agence fournissant sous forme de dépêches des informations brutes à retraiter couvrant systématiquement tous les domaines de l'information française susceptibles d'intéresser des éditeurs français ; que les autres agences françaises ne couvrent que certains domaines ou offrent des produits différents, tels des articles ;
Considérant, d'autre part, que l'AFP est la seule agence à disposer d'un réseau de collecte d'informations lui permettant de couvrir l'actualité de la plupart des autres pays en tenant compte des centres d'intérêt des médias français ; que, si des agences étrangères couvrent l'actualité internationale, leurs dépêches ne sont pas spécifiquement adaptées aux besoins des éditeurs français ;
Considérant que, si les médias abonnés à l'AFP peuvent être également abonnés à une ou plusieurs autres agences de presse, ils considèrent l'abonnement à l'AFP comme indispensable et les autres sources comme complémentaires et non substituables au service de cette agence ;
Considérant, en outre, que le fait que l'AFP soit pour partie financée par les pouvoirs publics lui permet de s'abstraire, dans une certaine mesure, de la logique du marché et des préoccupations de concurrence ;
Considérant que, pour l'ensemble de ces raisons, l'AFP dispose d'une position dominante sur le marché de la fourniture de dépêches d'information brute aux professionnels ;
En ce qui concerne le marché des journaux télématiques :
Considérant que l'AFP a confectionné un produit télématique de dépêches retraitées sous forme de "flash d'informations" accessible à tous les utilisateurs sur le Minitel ; que, par ailleurs, les éditeurs télématiques peuvent s'abonner à ce service et incorporer le produit de l'AFP dans les journaux télématiques qu'ils commercialisent sous leur nom sur le Minitel ; que, dans les faits, la quasi-totalité des éditeurs de journaux télématiques a choisi de s'abonner au produit télématique de l'AFP afin d'éviter les coûts de retraitement des dépêches brutes de celle-ci ; que l'AFP est à la fois une concurrente des éditeurs de journaux télématiques et le fournisseur d'une partie importante du contenu de leurs journaux; qu'elle dispose ainsi d'une position dominante sur le marché des journaux télématiques ;
Sur les pratiques de l'AFP:
Considérant, en premier lieu, que le contrat conclu en février 1987 entre l'AFP et Plurimedia faisait obligation à cette dernière, en contrepartie de son abonnement aux dépêches brutes du service "Evénement" de l'AFP, d'une part, de ne pas utiliser ces dépêches à une autre fin que les besoins propres du journal de presse écrite que Plurimedia voulait éditer, et, d'autre part, de ne pas les laisser reproduire ou diffuser ou encore de ne pas les communiquer à des tiers; qu'il n'est ni établi ni même allégué que ces clauses aient été contraires aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'il n'est pas contesté par Plurimedia que cette société a méconnu les dispositions de ce contrat en utilisant les dépêches qu'elle recevait grâce à son abonnement à une autre fin que la conception d'un journal de presse écrite ; que, dès lors, la résiliation du contrat d'abonnement de Plurimedia par l'AFP à la suite des manquements constatés relève du juge du contrat et ne saurait être regardée en elle-même comme une exploitation abusive de la position dominante de l'agence ;
Considérant, en deuxième lieu, qu'il est établi que l'AFP a reçu la lettre du 5 novembre 1987 par laquelle Plurimedia se déclarait prête "à toute discussion sur un changement éventuel de contrat correspondant à la forme nouvelle donnée à la publication" ; qu'il est également établi que l'AFP, dans sa réponse du 16 novembre 1987 à Plurimedia, s'est bornée à rappeler à cette dernière les termes du contrat d'abonnement qu'elle avait souscrit au début de l'année 1987 et, en particulier, que les services d'information fournis à des supports papiers ne pouvaient être utilisés par des éditeurs à d'autres fins, notamment télématiques ; que, par ailleurs, l'AFP n'a pas répondu à une lettre de la société Plurimedia en date du 31 décembre 1987 par laquelle celle-ci sollicitait "à nouveau" un abonnement au service "Evénement" de l'AFP pour sa publication télématique; que, dès lors, les absences de réponse de l'AFP aux sollicitations de Plurimedia peuvent, dans les faits, être assimilées à un refus de vente; que la circonstance que l'AFP a déclaré au rapporteur, par procès-verbal en date du 2 juin 1989, qu'elle était tout à fait prête à envisager, à certaines conditions, un contrat d'abonnement à son service général avec les éditeurs télématiques en général et Plurimedia en particulier et le fait qu'elle a, en novembre 1989, fait des propositions à Plurimedia pour un abonnement à son service général sont sans incidence sur l'appréciation des faits ci-dessus analysés ;
Mais considérant que la demande de Plurimedia revêtait à l'époque des faits un caractère singulier dans la mesure où tous les autres éditeurs télématiques avaient choisi de s'abonner au produit télématique de l'AFP plutôt qu'à son service général ; que l'abonnement d'un éditeur télématique au service général d'une agence de presse pouvait exposer cette dernière, qu'elle eût ou non une position dominante, au risque que l'éditeur ne reprît directement et instantanément ses dépêches sur le Minitel, détournant ainsi à son profit de la clientèle du service général de l'agence; que l'AFP pouvait d'autant plus craindre un tel comportement que, d'une part, les demandes de Plurimedia, formulées en termes généraux, ne donnaient pas d'assurance sur les conditions d'utilisation de l'abonnement qu'elle sollicitait, alors même qu'elle n'avait pas respecté le précédent contrat d'abonnement qui lui avait été consenti, et que, d'autre part, il ressortait d'un constat d'huissier en date du 1er décembre 1987 que Plurimedia avait repris dans sa publication télématique la première ligne des dépêches générales qu'elle recevait à l'époque; que, dès lors, il n'est pas établi que les absences de réponse de l'AFP dont Plurimedia a saisi le Conseil en avril 1988 ont constitué, dans les circonstances de l'espèce, une exploitation abusive de la position dominante de cette agence au sens des dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
Décide :
Article unique. - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.