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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 17 novembre 1998, n° ECOC9810387X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Becheret (ès qual.)

Défendeur :

Office d'annonces, France Télécom Communication Média Services (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Renard-Payen

Avocat général :

M. Woirhaye

Avoué :

SCP Duboscq-Pellerin

Avocat :

Me Blazy

CA Paris n° ECOC9810387X

17 novembre 1998

La Cour statue sur le recours en annulation et en réformation formé par Me Becheret, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société Communication Média Services (CMS) contre la décision n° 98-D-16 du Conseil de la concurrence (le conseil), en date du 3 mars 1998, relative à des pratiques mises en œuvre par l'Office d'annonces (ODA) dans le secteur de la commercialisation des espaces publicitaires dans les annuaires téléphoniques à Paris et en proche banlieue, qui a considéré que ces pratiques dénoncées par la société CMS n'étaient pas constitutives d'abus de position dominante et a en conséquence prononcé un non-lieu à poursuivre la procédure.

Il convient de se reporter aux énonciations de la décision attaquée pour un plus ample exposé des faits et de la procédure initiale.

Il suffit de rappeler que France Télécom et I'ODA, qui bénéficiaient l'une et l'autre du monopole jusqu'à la fin de l'année 1990 respectivement de l'édition des listes officielles des abonnés et des espaces publicitaires dans les annuaires officiels, ont eu à faire face en 1991 à la concurrence de la société CMS, qui a lancé sur le marché un annuaire comparable aux Pages jaunes départementales concurrent des annuaires traditionnels dénommé " l'annuaire soleil ", présentant l'ensemble des professionnels installés dans une zone géographique plus restreinte que le département.

Après s'être heurtée aux pratiques mises en œuvre par ces deux opérateurs qui tentaient de faire barrière, à son introduction sur le marché des annuaires professionnels, lesquelles ont été sanctionnées le 18 février 1997 pour ce qui concerne les annuaires locaux sur trois secteurs de la région parisienne, la société CMS a estimé que celles mises en œuvre en 1995 par France Télécom et l'ODA sur le marché de Paris intra-muros étaient également constitutives d'un abus de position dominante.

Les pratiques reprochées à France Télécom et à l'ODA par la société CMS et sur lesquelles le conseil a statué dans la décision déférée concernent la politique commerciale et tarifaire mise en œuvre par l'ODA à partir de l'édition 1995 pour l'annuaire "Vie Pratique" de Paris.

Avant 1995, France Télécom et I'ODA éditaient sur Paris intra-muros les "Pages jaunes" Paris "Vie Pratique" destinées aux particuliers et "les Pages jaunes Paris Vie professionnelle" et pratique" destinées aux professionnels, tandis que la société CMS éditait "les annuaires soleil", zones 1 (Paris-Ouest), 2 (Paris-Sud), 5 (Paris-Est), 6 (Paris-Nord).

A compter de l'édition 1995, France Télécom et l'ODA ont publié sur Paris intra-muros non plus un annuaire "Vie Pratique" mais trois annuaires différents reprenant la totalité des professionnels s'adressant aux particuliers, mais comportant chacun des annonces publicitaires différentes en fonction d'un découpage géographique, selon la société CMS, proche de celui qu'elle-même avait adopté.

La société CMS reprochait à I'ODA d'avoir mis en place un tarif dégressif et des couplages tarifaires entre ces trois nouveaux annuaires "Vie Pratique", d'une part, et entre les annuaires "Vie Pratique" et "Vie professionnelle et Pratique", d'autre part, entraînant des remises pouvant aller jusqu'à 85 % du prix unitaire de l'annonce, système tarifaire proche de celui mis en place par I'ODA dans la région parisienne hors Paris déjà sanc tionné par le conseil et la cour.

La société CMS soutenait que ces pratiques, adoptant le principe de commercialisation d'annuaires locaux, à l'image des "annuaires soleil" qu'elle édite, et aboutissant à des réductions de prix pouvant aller jusqu'à 85 % du prix unitaire, constituaient l'exploitation abusive par l'ODA et par France Télécom de leur position dominante qui devait être sanctionnée sur le fondement des articles 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 86 du Traité de Rome.

C'est dans ces conditions qu'a été rendue la décision entreprise aux termes de laquelle le conseil, après avoir défini les marchés pertinents et les positions respectives de France Télécom et de l'ODA, a estimé qu'aucune des pratiques dénoncées n'avait eu d'effet anticoncurrentiel et n'était prohibée au sens des textes précités.

Me Véronique Becheret, ès qualités de liquidateur judiciaire de la société CMS qui poursuit l'annulation de cette décision, demande à la cour :

- de mettre en cause France Télécom et I'ODA dans la présente procédure ;

- de constater que I'ODA et France Télécom ont mis en œuvre des pratiques anticoncurrentielles relevant de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de l'article 86 du Traité de Rome ;

- de les condamner sur le fondement de l'article 13 de l'ordonnance précitée ;

- de les condamner in solidum à indemniser Me Becheret, ès qualités, au titre de ses frais non compris dans les dépens.

Elle fait, en substance, valoir :

- sur les marchés pertinents, que du point de vue des produits, les marchés pertinents sont, d'une part, le marché de l'édition et de la publicité dans les annuaires d'abonnés professionnels à destination des particuliers sur lequel sont en concurrence l'"Annuaire Soleil" et l'annuaire "Vie Pratique" et, d'autre part, le marché de l'édition et de la publicité dans les annuaires d'abonnés professionnels à destination de professionnels, sur lequel se trouvent les annuaires "Vie Professionnelle et Pratique", I'ODA étant en position de monopole sur ce dernier marché ;

- sur les pratiques en cause, que constituent un abus de position dominante tant le découpage géographique de l'annuaire "Vie Pratique" que la politique de prix de couplage tarifaire entre les trois annuaires "Vie Pratique" et la politique" de couplage entre annuaires "Vie Professionnelle et Pratique" et "Vie Pratique" ainsi que les prix prédateurs mis en œuvre par I'ODA.

Le ministre de l'économie et des finances demande à la cour de confirmer la décision de non-lieu prononcé par le conseil.

Il fait observer :

- sur le marché pertinent, que c'est à bon droit que le conseil a retenu que, dans la ville de Paris, les annuaires "Vie Pratique" et "Vie Professionnelle et Pratique" de France Télécom sont en concurrence avec les "Annuaires Soleil" de CMS sur le marché des annuaires destinés aux particuliers et que les annuaires "Vie Professionnelle et Pratique" et les Annuaires Soleil sont en concurrence avec d'autres annuaires sur le marché des annuaires de professionnels à professionnels, et ce dans la mesure où l'Annuaire Soleil offre la majorité des rubriques de professionnels et où il est effectivement distribué à tous les abonnés, les professionnels y compris ;

- sur le découpage géographique, qu'au-delà des raisons économiques et commerciales qui ont incité France Télécom et I'ODA à pratiquer ce découpage, il avait été envisagé dès 1990, avant l'entrée effective de CMS sur le marché ;

- sur la pratique tarifaire de l'ODA lors du lancement des trois annuaires "Vie Pratique", que la décision a établi que cette pratique tarifaire mise en place en 1995 " aboutissait à faire payer à l'annonceur sensiblement, à service égal, le même prix ", qu'en outre, le conseil a pu comparer les rabais allégués entre 1994 et 1995 et de tirer les conséquences que les caractéristiques tarifaires de l'offre de l'ODA n'avaient pas été substantiellement modifiées à l'occasion du lancement des trois annuaires "Vie Pratique" ;

- sur la politique de l'ODA pour la commercialisation des espaces publicitaires dans les annuaires "Vie Pratique" et "Vie Professionnelle et Pratique", que, d'une part, le conseil se basant sur la définition du marché, a considéré à juste titre que les efforts de placement d'espaces publicitaires auprès des professionnels se déroulaient, en fin de compte, sur un même marché, celui constitué par des annonceurs professionnels, puisque les insertions demandées par ces derniers étaient susceptibles de figurer à la fois dans les annuaires destinés aux particuliers et ceux accessibles aux professionnels, et que, d'autre part, il n'apparaît pas que les tarifs dégressifs mis en œuvre par I'ODA, analysés dans leur continuité, aient traduit la volonté d'évincer un concurrent qui était sur le marché depuis trois ans ;

- sur la pratique de prix prédateurs, que le conseil n'a pas retenu la prédation, en considérant qu'aucun prix allégué par CMS comme prédateur n'avait été appliqué par l'ODA et que la pratique se limitait aux annuaires de Paris intra-muros.

Aux termes de ses observations écrites, le conseil relève :

- sur le marché pertinent, que si les Annuaires Soleil se distinguent des annuaires de professionnels à professionnels, dont l'objet est de sélectionner des entreprises ayant une activité à destination des seuls professionnels et ayant une taille significative dans leur secteur d'activité, ils comportent néanmoins les professionnels de chaque zone concernée et peuvent être utilisés dans le cadre de recherches de contacts entre professionnels, que la lecture de l'index général de l'Annuaire Soleil permet de relever de nombreuses rubriques qui ne concernent que des professionnels ;

- sur le découpage géographique, que France Télécom et l'ODA ont procédé à un découpage identique à celui adopté en l'espèce pour des départements où CMS n'intervenait pas sur le marché (Alpes-Maritimes, Seine-Maritime, Haute-Garonne, Indre-et-Loire) et envisageaient, au moment des faits, de l'étendre à trente départements supplémentaires, ce qui démontre que ce découpage présente un avantage réel et qu'il n'a pas été motivé par la volonté d'exclure CMS du marché ;

- sur la politique de couplage tarifaire entre les trois annuaires "Vie Pratique", qu'en l'espèce, les remises accordées pour l'insertion de deux ou trois annonces dans les différents annuaires "Vie Pratique" apparaissent comme un rabais de quantité permettant aux annonceurs de couvrir l'intégralité de la zone de Paris pratiquement au même prix que celui payé lorsqu'il n'existait qu'un seul exemplaire ;

- sur la politique de couplage entre les annuaires "Vie Professionnelle et Pratique" et "Vie Pratique", que le tarif pratiqué par l'ODA pour un couplage "Vie Professionnelle et Pratique" et trois zones de "Vie Pratique" en 1995 revenait 2 % de moins que le prix payé pour service égal en 1994 lorsque "Vie Pratique" ne comportait qu'un seul volume, que la différence entre les pratiques sanctionnées par la Cour dans son arrêt du 18 février 1997 réside dans le fait que, d'une part, la pratique dénoncée a été précédée d'une étude de marche et que, d'autre part, le lancement des pages jaunes locales à Versailles correspondait à un service nouveau, tandis qu'à Paris, les annuaires "Vie Professionnelle et Pratique" et "Vie Pratique" étaient seulement destinés à remplacer les pages jaunes départementales.

Me Véronique Becheret, ès qualités, a répliqué au ministre et au conseil.

Le ministère public a conclu oralement au rejet du recours ;

Sur quoi, la COUR :

I. - Sur le marché pertinent

Considérant que le conseil a exactement délimité le marché pertinent sur lequel opèrent France Télécom, l'ODA et la société CMS, tant en ce qui concerne les produits que la délimitation géographique et qu'il convient sur ce point de se référer à la décision attaquée pour en adopter les motifs ;

Considérant que si les annuaires "Vie Professionnelle et Pratique" et l'Annuaire Soleil ne constituent pas des produits parfaitement substituables, il n'en demeure pas moins qu'ils sont cependant en concurrence sur la plus grande partie du marché, puisque l'Annuaire Soleil offre la majorité des rubriques de professionnels et qu'il est effectivement diffusé à tous les abonnés, professionnels compris ; qu'il ne peut donc être exclu du marché des annuaires de professionnels à professionnels ;

II. - Sur les pratiques dénoncées

1. Sur le découpage géographique

Considérant à titre liminaire qu'il convient de relever que le découpage opéré en 1995 par France Télécom et l'ODA avait été envisagé en 1990, avant l'entrée effective de la société CMS sur le marché ; que ce choix avait été précédé d'expériences et d'études préalables dans plusieurs départements pilotes et qu'il avait été même envisagé de l'étendre au moment des faits à trente départements supplémentaires ; que ces circonstances établissent que le procédé adopté, qui offrait des avantages réels, n'avait pas été motivé par la volonté d'exclure la société CMS du marché;

Considérant en outre qu'il ne peut être contesté que le découpage incriminé a permis d'alléger le volume de l'annuaire pour les particuliers ; que, sans qu'il soit vraiment démontré que le recours à cette pratique ait entraidé une augmentation ou une diminution des coûts de production pour l'ODA, il a toutefois permis à cet organisme, comme l'a relevé le conseil, de "freiner sensiblement la diminution de son chiffre d'affaires... sur la capitale, que l'on constatait depuis plusieurs années", laquelle est passée de 10 % en 1994 à 3 % en 1995, soit un gain relatif de 7 points;

Considérant que c'est en conséquence à juste titre que le conseil a retenu que l'objet anticoncurrentiel de cette pratique n'était pas établi, au sens des articles 8 de l'ordonnance de 1er décembre 1986 et 86 du Traité de Rome.

2. Sur la politique de couplage tarifaire entre les trois annuaires de "Vie Pratique"

Considérant que, selon CMS, ce couplage tarifaire serait constitutif d'un abus de position dominante sur le marché des annuaires distribués aux particuliers, en raison de l'importance des rabais accordés par des entreprises ayant une position dominante sur le marché ;

Maisconsidérant, en l'espècequ'il est établi qu'en 1995 un annonceur désirant publier une publicité dans les trois annuaires parisiens simultanément ne devait payer que 2 % de moins que pour l'édition précédente, qui couvrait l'ensemble de la ville;

Qu'il en résulte que la politique tarifaire mise en œuvre en 1995 par l'ODA aboutissait à faire payer à l'annonceur, à service égal, sensiblement le même prix que celui qu'il avait eu à payer dans l'édition de "Vie Pratique" de 1994 ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient Me Becheret, ès qualités, les trois annuaires, pris dans leur ensemble, équivalent, en couvrant l'ensemble des abonnés de la ville de Paris, à l'ancien annuaire unique ;

Considérant ,de plus,que la concurrence sur le marché de la publicité dans les annuaires s'exerçant dans le secteur de la ville de Paris, c'est justement qu'elle a été analysée sur ce marché pertinent et non sur des sous-marchés locaux;

Considérant enfin qu'il est avéré que la société CMS pratique également des prix de couplage pour l'insertion simultanée d'annonces publicitaires dans ses quatre éditions couvrant la ville de Paris et certaines villes de proche banlieue ;

Qu'en comparant les " rabais" allégués entre 1994 et 1995 le conseil en a tiré à bon droit les conséquences que la caractéristique des offres tarifaires de I'ODA n'avait pas été substantiellement modifiée à l'occasion du lancement de l'annuaire "Vie Pratique",

Considérant qu'il s'ensuit là encore qu'aucun abus n'est démontré;

3. Sur la politique de l'ODA pour la commercialisation des espaces publicitaires dans les annuaires "Vie professionnelle et Pratique" et "Vie Pratique"

Considérant qu'en l'espèce il est établi que seulement 27 % des annonceurs ont souscrit dans les trois annuaires "Vie Pratique" et dans l'annuaire "Vie professionnelle et Pratique" ;

Que l'analyse des prix pratiqués par la société CMS en 1994 et par l'ODA en 1995, telle qu'effectuée par le conseil et à laquelle il est renvoyé, démontre que les taux marginaux de réduction respectivement pratiqués s'avèrent voisins, qu'il n'apparaît donc pas que les tarifs dégressifs appliqués par l'ODA aient faussé la concurrence que lui a livrée la société CMS ;

Qu'en outre il apparaît que la réduction de prix à service égal -comportant une double insertion dans les annuaires destinés aux particuliers et aux professionnels sur l'ensemble de Paris -n'est cette fois que de 2 %, que la pratique tarifaire de l'ODA n'a pas subi là non plus de changement notable à l'occasion du lancement des trois annuaires "Vie Pratique" ;

Considérant qu'il est constant que la société CMS a pratiqué, elle aussi, des prix de couplage, en offrant jusqu'à 35 % de réduction sur l'espace publicitaire dans le troisième volume ;

Considérant que la société CMS qualifie - par ailleurs les rabais de l'ODA de primes de fidélité, qui interdisent aux clients de s'adresser à une autre société que ODA ;

Mais considérant que, dans la mesure où les pratiques de l'ODA, sanctionnées sur une autre zone, sont différentes de celles dont la cour est aujourd'hui saisie, ainsi qu'il a été rappelé plus haut, c'est par des motifs pertinents adoptés que le conseil a pu retenir qu'il n'était pas prouvé que les pratiques de prix associés à la vente d'espace publicitaire simultanée dans les annuaires "Vie Pratique" et "Vie professionnelle et Pratique" aient eu pour objet ou pu avoir pour effet de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché des annuaires professionnels destinés aux particuliers sur la ville de Paris dans des conditions contraires aux dispositions de l'article 86 du Traité de Rome et de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

4. Sur la pratique de prix prédateurs

Considérant là encore qu'il a été à bon droit retenu par le conseil qu'aucun des prix prédateurs allégués par la société CMS n'avait été effectivement appliqué par l'ODA, étant ici observé que la pratique se limite aux annuaires de Paris intra-muros ;

Considérant que la requérante ne produisant aucun élément permettant d'analyser la structure des coûts engagés pour le recrutement d'annonceurs et l'édition d'annuaires, la preuve que les prix pratiqués seraient inférieurs au coût variable ou au coût complet n'est pas rapportée;

Considérant qu'il s'ensuit que c'est à juste titre que le conseil a prononcé un non-lieu,

Par cas motifs : Rejette le recours ; Rejette l'ensemble des demandes ; Condamne Me Véronique Becheret, ès qualités, aux dépens.