Conseil Conc., 28 septembre 1993, n° 93-D-36
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Secteur de la vente des pièces détachées pour appareils photographiques
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de M. Patrick Persuy, par M. Barbeau, président ; MM. Blaise, Gicquel, Pichon, Robin, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence (section II),
Vu la lettre enregistrée le 7 juillet 1989 sous le numéro F. 256, par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'économie, des finances et du budget, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées dans le secteur de la vente des pièces détachées pour appareils photographiques ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié pris pour son application ; Vu la décision n° 91-DSA-01 du président du Conseil de la concurrence en date du 1er mars 1991 relative à la communication de pièces mettant en jeu le secret des affaires ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement et les parties ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Canon Photo Vidéo France SA, Nikon France SA, Fuji Film France et Minolta France SA entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :
I. - CONSTATATIONS
Les caractéristiques du marché des appareils photographiques
Le marché des appareils photographiques se répartit en deux grandes catégories : les appareils compacts et les appareils munis d'un système reflex. Tant globalement que par catégorie, ce marché se caractérise par une concentration assez forte de l'offre sans qu'aucune des sociétés concernées ne détienne une part de marché lui permettant de faire abstraction de la concurrence, puisque le fournisseur le plus important ne représentait que 20 p. 100 environ du marché global, à l'époque des faits, et 30 p. 100 de celui des appareils reflex, marché sur lequel la concentration est la plus forte.
Exprimée en valeur, l'importance relative des principales marques était en 1989 la suivante :
Marché global :
Minolta France SA : 19,5 p. 100 ;
Nikon France SA : 17,6 p. 100 ;
Olympus : 14,2 p. 100 ;
Pentax : 11,1 p. 100 ;
Marché des appareils compacts :
Olympus : 19,8 p. 100 ;
Minolta France SA : 13,8 p. 100 ;
Konica : 10,2 p. 100 ;
Nikon France SA : 10,0 p. 100 ;
Marché des appareils munis d'un système reflex :
Nikon France SA : 29,9 p. 100 ;
Minolta France SA : 28,8 p. 100 ;
Canon Photo Vidéo France SA : 15,2 p. 100 ;
Pentax : 14,4 p. 100 ;
Les importations de pièces détachées représentaient en 1987 une valeur en douane de 89 192 000 F HT, soit environ 6,5 p. 100 du montant global des importations de matériel photographique.
La réparation des appareils photographiques peut être assurée directement par les fabricants. C'est ainsi que les principales marques présentes en France ont chacune leur propre atelier intégré, et notamment les sociétés Canon Photo Vidéo France SA, Nikon France SA, Minolta France SA, Polaroid France et Fuji Film France, qui ont fait l'objet de la présente procédure. Elle peut aussi être prise en charge par des réparateurs indépendants. Dans le cas de Canon Photo Vidéo France SA, le fabricant a mis en place un réseau de réparateurs agréés.
L'exercice de cette activité de réparation a été profondément modifié dans la mesure où les appareils photographiques ont connu depuis une vingtaine d'années une évolution technologique importante et où les matériels mécaniques ont pratiquement disparu, les appareils récents intégrant un minimum d'automatismes (systèmes de mise au point, d'exposition, d'armement, de mémorisation ...) faisant appel à l'électronique. II en résulte que la maintenance de ces appareils nécessite une qualification de plus en plus poussée et un outillage approprié.
Les pratiques constatées :
L'enquête administrative a montré que certains fabricants d'appareils photographiques limitaient la distribution de certaines pièces détachées tant auprès des réparateurs que du consommateur final. Canon Photo vidéo France SA, Nikon France SA, Minolta France SA, Fuji Film France et Polaroid France limitent ainsi, à des degrés divers, la commercialisation des pièces détachées nécessaires à la réparation des appareils de leur marque :
- pour Fuji Film France, ces limitations concernent les appareils haut de gamme ;
- pour Minolta France SA, les modèles les plus récents ;
- pour Polaroid France, l'ensemble des pièces et des modèles ;
- pour Canon Photo Vidéo France SA et Nikon France SA, toutes les pièces intérieures au boîtier.
Dans le cas de la société Canon Photo Vidéo France SA, une exception est faite pour les réparateurs agréés qui peuvent disposer des pièces nécessaires aux réparations qu'ils doivent effectuer. Au nombre de quatre en 1989, les Ateliers Régionaux Agréés Canon (AARC), entreprises juridiquement indépendantes sans lien financier avec la société Canon Photo Vidéo France SA étaient à l'origine propriété de cette société. Aujourd'hui au nombre de neuf, ces ateliers bénéficient d'une clause d'exclusivité territoriale.
L'article 2.2 du contrat d'agréation stipule en effet que l'atelier agréé Canon Photo Vidéo France SA " s'interdit d'exercer son activité à l'extérieur du secteur concédé " et que "si des clients hors secteur lui adressaient du matériel à réparer, l'atelier agréé Canon devrait en référer à Canon Photo Vidéo France SA afin de connaître la suite à donner à ces envois" ; Canon Photo Vidéo France SA a, dans une note d'information adressée aux détaillants commercialisant les produits Canon, fait connaître cette disposition en précisant que les ateliers agréés Canon " ont un secteur d'exclusivité. Ils ne peuvent accepter les réparations Canon ne provenant pas de leur secteur d'exclusivité ".
II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL
Sur la procédure :
Considérant que la société Canon Photo Vidéo France SA soulève la nullité de la procédure au motif que le caractère pleinement contradictoire de l'instruction n'aurait pas été respecté ;
Considérant qu'elle invoque, d'une part, le fait qu'une nouvelle notification de griefs annulant et remplaçant la précédente ait été adressée aux parties par le président du Conseil de la concurrence sans qu'il y ait eu de nouvelle saisine, d'autre part le fait que figure au dossier un procès-verbal d'audition entaché de nullité et qu'aucune des pièces sur lesquelles se fondait le rapporteur n'ait été jointe au rapport, celui-ci ne précisant pas, en outre, les griefs finalement retenus à la charge des intéressés ;
Mais considérant qu'aux termes de l'article 21 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 "le conseil notifie les griefs aux intéressés ainsi qu'au commissaire du Gouvernement, qui peuvent consulter le dossier et présenter leurs observations dans un délai de deux mois" ; qu'en application de cet article le président du Conseil de la concurrence, auquel il incombe, en vertu de l'article 18 du décret du 29 décembre 1986, modifié, de procéder aux notifications des griefs et du rapport, a estimé utile, pour permettre le plein exercice des droits de la défense, de prescrire l'envoi d'une nouvelle notification des griefs annulant et remplaçant la précédente ;
Considérant que cette deuxième notification ne contenait aucun grief différent de ceux qui avaient été retenus dans le premier document, ce qui a été reconnu tant par le commissaire du Gouvernement que par les parties intéressées; que, dès lors, la société Canon Photo Vidéo France SA ne peut utilement invoquer une atteinte aux droits de la défense dès lors que ce nouvel acte de procédure lui a permis, comme aux autres parties et au commissaire du Gouvernement, de bénéficier d'un délai supplémentaire de deux mois pour déposer ses observations écrites sur des griefs restés inchangés et formulés dans des termes identiques;
Considérant par ailleurs qu'il résulte de la lecture de la page 19 du rapport que le grief retenu par le rapporteur est celui relatif à la clause d'exclusivité du contrat d'agréation Canon, cette clause apparaissant comme " contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 " ; que, dans ces conditions, cette société ne peut valablement prétendre que " le rapport ne précise nulle part les griefs finalement retenus à la charge des intéressés " ;
Considérant qu'à la suite de la contestation par la société Canon Photo Vidéo France SA des conditions dans lesquelles les déclarations de son secrétaire général avaient été recueillies par le rapporteur, ce dernier a entendu le directeur général de cette société : que seul le procès-verbal de cette audition, dont la régularité n'est pas contestée, a été versé au dossier ;
Considérant, en outre, que s'il résulte des dispositions de l'article 22 du décret du 29 décembre 1986 que les convocations aux séances du conseil doivent être adressées trois semaines au moins avant le jour de la séance, aucune disposition n'exige, comme le soutient la société Canon Photo Vidéo France SA, qu'un report de celle-ci fasse l'objet d'une décision de sursis à statuer;
Considérant enfin que l'ensemble des annexes, et notamment les pièces sur lesquelles se fondait le rapporteur, ont été envoyées aux parties, celles-ci disposant à dater de la date de cet envoi d'un délai supplémentaire de deux mois pour déposer leurs observations écrites ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les moyens de procédure invoqués par la société Canon Photo Vidéo France SA ne peuvent être retenus ;
Sur les pratiques dénoncées :
En ce qui concerne la vente de pièces détachées d'appareils photographiques par les sociétés Canon Photo Vidéo France SA, Fuji Film France, Nikon France SA, Minolta France SA, Polaroid France :
Considérant que chacun de ces importateurs d'appareils photographiques détient sur la vente des pièces détachées de sa propre marque une position dominante, dans la mesure où la réparation d'appareils d'une marque donnée ne peut être effectuée qu'à l'aide des pièces détachées du même fabricant; que, toutefois, l'entretien et la réparation ne peuvent être totalement disjoints de la vente, l'acheteur prenant en compte les caractéristiques du service après-vente lors de sa décision;
Considérant que les limitations à la vente de pièces détachéesdécrites à la partie I de la présente décision sont, à l'exception de celles imposées par la société Polaroid, qui fait appel à une technologie spécifique, limitées à certaines pièces internes au boîtier ; qu'elles peuvent être justifiées par des nécessités objectives tenant à la mise en place d'un service après-vente de qualité, élément essentiel de l'image de marque du fabricant et qui ne peut être assuré, sous le contrôle permanent de l'importateur, que par des agents ayant des compétences techniques et un outillage appropriés et bénéficiant d'une formation initiale et continue;
Que ces limitations correspondent à une politique constante des fabricants d'appareils photographiques qui n'ont jamais distribué ces pièces à aucun réparateur ou distributeur final, et qu'elles n'ont pas pour objectif d'éliminer un concurrent assurant antérieurement cette activité ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les pratiques dénoncées ne peuvent être regardées comme pratiques prohibées par les articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;
En ce qui concerne la mise en place d'un réseau de réparateurs agréés par la société Canon Photo Vidéo France SA, et la clause d'exclusivité absolue contenue dans le contrat d'agréation de cette société :
Considérant que les pièces externes au boîtier ne font l'objet d'aucune restriction de commercialisation ; que les dirigeants de la société Canon Photo Vidéo France SA justifient la mise en place d'un réseau de réparateurs agréés en ce qui concerne les interventions sur les pièces internes au boîtier par le haut degré de technicité des produits concernés et le souci de préserver leur image de marque ;
Considérant qu'aucun élément ne permet de conclure que les réparateurs agréés n'ont pas été sélectionnés en fonction de critères objectifs justifiés par les nécessités d'une réparation adéquate des produits en cause, qu'aucun cas de discrimination n'a pu être constaté ;
Considérant en conséquence que la mise en place d'un tel réseau de réparation d'appareils photographiques par Canon Photo Vidéo France SA n'est pas contraire aux dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant en revanche, que à la partie I de la présente décision a pour conséquence de faire bénéficier le réparateur agréé d'une clause d'exclusivité territoriale absolue dans la mesure où, outre l'interdiction d'exercer son activité à l'extérieur du secteur concédé, il n'a pas non plus la liberté de réparer des appareils reçus de clients qui ne résident pas dans sa zone d'exclusivité ;
Considérant que la protection des membres du réseau ne justifie pas une telle clause d'exclusivité ; qu'à supposer même que cette clause ne soit pas appliquée, ainsi que le soutient la société Canon Photo Vidéo France SA, le simple fait qu'elle figure dans le contrat d'agréation est contraire aux dispositions de l'article 7 dans la mesure où elle peut avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence ;
Sur l'injonction :
Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée " Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières ",
Décide :
Article 1er. Il est enjoint à la société Canon Photo Vidéo France SA de supprimer, dans le délai de deux mois à dater de la notification de la présente décision, la mention figurant dans ses contrats d'agréation : " Si des clients hors secteur lui adressaient du matériel à réparer, l'atelier agréé Canon Photo Vidéo France SA devrait en référer à Canon Photo Vidéo France SA afin de connaître la suite à donner à ces envois. ".
Article 2. Cette société devra, dans le même délai, informer l'ensemble des détaillants commercialisant ses produits de la suppression de cette clause.