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Décisions

CA Paris, 1re ch. A, 1 septembre 1998, n° 98-12345

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

SFR (Sté)

Défendeur :

France Télécom (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Favre

Conseillers :

MM. Garban, Le Dauphin

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Hardouin-LeBousse-Herscovici

Avocats :

Mes Rosenfeld, Lazarus.

T. com. Paris, ord. réf., du 27 mai 1998

27 mai 1998

Depuis le début du mois de mai 1998, France Télécom diffuse à l'attention de l'ensemble des abonnés à son service de téléphonie fixe, une brochure intitulée " La lettre de France Télécom, 1998, n° 5 (mai-juin) " qui contient un passage intitulé " Soyez mobile ! " ainsi rédigé :

" Pour garder le contact pendant vos vacances, il existe certainement une solution " mobile " adaptée à vos besoins !

" Pour vous permettre de communiquer partout en France (dans les zones couvertes par les réseaux mobiles), un large choix de formules, de forfaits, d'abonnements ou de packs prêts à l'emploi est à votre disposition dans votre agence ".

Estimant cette brochure mensongère, constitutive d'un acte de concurrence déloyale par détournement de clientèle et d'un abus de position dominante, et utilisé en violation du code des P & T et du cahier des charges annexé à l'arrêté " GSM F1 " du 25 novembre 1991 autorisant France Télécom à établir et exploiter un réseau de radiotéléphonie publique numérique, la société Française de Radiotéléphone " SFR ", directement concurrente de France Télécom sur le marché de la radiotéléphonie mobile en France, a assigné en référé à bref délai cette dernière pour voir enjoindre à celle-ci de cesser la diffusion de la brochure litigieuse, et ce, sous astreinte de 10 000 F par infraction, et désigner tel expert qu'il plaira avec la mission d'évaluer le préjudice par elle subi du fait du coût moyen de conquête d'un abonné et de la part de marché de SFR.

Par ordonnance rendue le 27 mai 1998, le président du tribunal de commerce de Paris a :

- dit, pour le cas qui lui était soumis et compte tenu des éléments de fait, n'y avoir lieu à prononcer l'interdiction demandée ni à ordonner de mesure d'instruction,

- suggéré aux opérateurs sur le marché du téléphone mobile de convenir d'un " code de bonne conduite " et en tout cas d'avoir la prudence de soumettre, à lui-même ou à toute instance neutre de leur choix commun, préalablement à la diffusion et en vue d'un débat contradictoire, toute publicité ou action susceptible de contestation de la part de concurrent (s) , ceci de façon à éviter de s'exposer à des condamnations comportant des mesures qui pourraient se révéler d'un effet disproportionné,

- dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société SFR a relevé appel de cette décision et a été autorisée à assigner à jour fixe France Télécom.

Elle en poursuit l'infirmation en toutes ses dispositions en faisant valoir :

- que la brochure litigieuse et les modalités de sa diffusion causent un trouble manifestement illicite auquel il importe de mettre fin, dans la mesure où elles constituent des violations des articles L. 121-1 et 121-7 du Code de la consommation, de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, du Code des P & T et du cahier des charges annexé à l'arrêté GSM F1 du 25 novembre 1991,

- qu'il importe d'empêcher la réalisation d'un dommage imminent et d'évaluer un dommage déjà en cours du fait de la diffusion de la brochure.

Elle demande en conséquence à la cour :

- de lui donner acte de ce qu'elle se réserve la possibilité de saisir ultérieurement telle juridiction compétente afin d'obtenir réparation du préjudice qu'elle a subi du fait des agissements de France Télécom,

- par provision, d'enjoindre à France Télécom de cesser la diffusion de la brochure litigieuse, et ce, sous astreinte de 10 000 F par infraction dès la signification de l'ordonnance à intervenir,

- de désigner tel expert qu'il plaira à la cour avec mission :

- de se voir remettre tout document jugé utile par l'expert au vu de sa mission et d'entendre tout personne qu'il jugera utile,

- de se faire indiquer, par France Télécom ou par tout intermédiaire auquel France Télécom a recours pour ce faire, le nombre de brochures litigieuses diffusées avant la signification de l'ordonnance à intervenir,

- d'évaluer l'ensemble des coûts liés à la conception, la réalisation et la diffusion de la brochure litigieuse et d'examiner si tout ou partie de ces coûts a fait l'objet d'imputations comptables internes à la charge de la division interne à France Télécom qui exploite les services Itinéris et, à cette fin, de se faire remettre tous documents comptables ou contrats internes qu'il jugera utile,

- d'évaluer le nombre de destinataires de la brochure qui ont marqué leur intérêt pour les solutions mobiles qui y sont vantées et se sont ensuite rendus dans les agences France Télécom pour y souscrire un abonnement aux services de radiotéléphonie exploités par France Télécom,

- d'évaluer le préjudice qui en a résulté pour SFR, du fait du coût moyen de conquête d'un abonné et de la part de marché de SFR,

- de fixer le montant de la provision sur frais et honoraires de l'expert,

- de condamner France Télécom à lui payer la somme de 60 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société France Télécom, intimée, réplique, en analysant un par un les griefs invoqués à son encontre, d'une part que la condition de flagrance nécessaire à l'existence d'un trouble manifestement illicite n'est pas remplie, et d'autre part qu'on ne saurait considérer que la notion de dommage imminent trouve ici à s'appliquer, dès lors que le préjudice alléguée est par essence même adéquatement réparable en argent. Elle ajoute qu'en revanche, la mise en exécution des mesures conservatoires sollicitées lui ferait subir un préjudice supérieur à celui qu'endurerait SFR en leur absence.

Elle demande en conséquence à la cour de confirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance entreprise, de débouter SFR de tous ses moyens, fins et conclusions et de condamner la société SFR à lui payer la somme de 60 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR

Considérant que la société France Télécom est, sur le marché français, l'opérateur historique du service de la téléphonie fixe et a bénéficié, par l'exploitation de ce service, d'un monopole légal jusqu'au 1er janvier 1998 ;

Que, pour cette exploitation, elle dispose de la liste complète de tous les abonnés, y compris de ceux figurant sur les listes " rouge " et " orange " qu'elle s'est engagée à ne pas commercialiser ;

Considérant qu'il est constant que, depuis le début du mois de mai 1998, France Télécom diffuse à l'attention de l'ensemble de ses abonnés une brochure jointe à la facture qu'elle adresse à ses abonnés au téléphone mobile, sur lequel elle est en concurrence avec d'autres opérateurs privés, tels que la société SFR et la société Bouygues ;

Considérant que le fichier des abonnés au service public de téléphonie constitue pour France Télécom une facilité essentielle ;

Que l'utilisation de cette facilité essentielle par France Télécom pour une finalité autre que l'exploitation du service de téléphonie fixe crée un grave désavantage dans la concurrence pour les autres opérateurs du marché concerné, dès lors que ceux-ci ne peuvent pas avoir accès aux listes " orange " et " rouge " que France Télécom s'est interdite de commercialiser et que l'usage de la liste expurgée des quelques 25 % de noms que représentent les abonnés figurant sur ces deux listes, ou celui de listes équivalentes, serait source pour eux de frais très importants;

Que la diffusion de cette brochure, par un tel mode opératoire, constitue en conséquence un trouble manifestement illicite auquel le juge des référés doit mettre fin ;

Que, réformant l'ordonnance entreprise, il y a lieu d'enjoindre à la société France Télécom de cesser la diffusion de la brochure litigieuse, sous astreinte de 5 000 F par infraction dès la signification du présent arrêt ;

Considérant qu'il n'est justifié d'aucun préjudice né et certain résultant de la pratique illicite ci-dessus rappelée ; que la demande de désignation d'un expert n'est donc pas fondée ;

Considérant que ni l'équité ni les circonstances de l'espèce ne commandent de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs : Réformant l'ordonnance entreprise et statuant à nouveau : Ordonne à la société France Télécom de cesser la diffusion de la brochure intitulée " La lettre de France Télécom ", 1998, n° 5 (mai-juin), par son adjonction à la facture adressée à ses abonnés au service de téléphonie fixe, et ce sous astreinte de 5 000 F par infraction à compter de la signification du présent arrêt ; Rejette les autres demandes des parties ; Condamne la société France Télécom aux dépens de première instance et d'appel et dit qu'ils pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.