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Décisions

Conseil Conc., 17 février 1999, n° 99-D-13

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques relevées lors de la passation de deux marchés de réhabilitation du centre hospitalier de Manosque

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président : Mme Hagelsteen ; Vice-président : Mme Pasturel, M. Cortesse.

Conseil Conc. n° 99-D-13

17 février 1999

Le Conseil de la conurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 8 août 1997 sous le numéro F 979, par laquelle le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a saisi Le Conseil de la conurrence de pratiques relevées lors de la passation de deux marchés de réhabilitation du centre hospitalier de Manosque ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la lettre du président du CONSEIL DE LA CONCURRENCE en date du 26 mars 1998 notifiant aux parties et au commissaire du gouvernement sa décision de porter l'affaire devant la commission permanente, en application de l'article 22 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; Vu les observations présentées par les sociétés Chaillan et Ragoucy et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés Chaillan et Ragoucy entendus ; Adopte la décision rendue sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :

I. - CONSTATATIONS :

A. - Les marchés concernés :

Les marchés de travaux en cause concernaient la surélévation, la réfection du toit et le ravalement des façades de l'aile sud du centre hospitalier de Manosque, ainsi que la transformation de la maison de retraite dudit centre hospitalier.

1.- En septembre 1995, le centre hospitalier de Manosque a lancé un appel d'offres ouvert, divisé en cinq lots techniques, de rénovation de son aile sud. La date limite de réception des offres était fixée au 20 septembre 1995 à 17 heures. Le lot n° 2, seul concerné par la présente décision, consistait en travaux de démolition, de gros œuvre et de maçonnerie.

Lors de la réunion de la commission chargée de l'ouverture des plis, le représentant de la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a fait observer l'absence d'estimations précises ou fiables par lot et, pour le lot n° 2, la présentation de trois offres seulement, celles de la SA Chaillan Frères (711 503,50 F HT) de la SA Ragoucy (832 525,00 F HT) et de la SARL Juhan Frères (517 687,35 F HT).

Dans le rapport d'analyse des offres, le maître d'œuvre a constaté que les quantités estimées par les entreprises Chaillan et Ragoucy étaient "quasiment identiques " et que l'offre de la société Ragoucy était supérieure de 21 % à la moyenne. Déclaré infructueux, parce que mal évalué par le centre hospitalier, le lot n° 2 a fait l'objet d'un nouvel appel d'offres, après réévaluation du lot, auquel ont soumissionné les sociétés Chaillan Frères et Juhan Frères, dont les offres ont été respectivement de 694 820,30 F HT et de 746 055,95 F HT.

Le lot ayant été estimé à 620 000 F HT, la commission a décidé de l'attribuer à la SA Chaillan Frères.

2.- L'appel d'offres lancé par le centre hospitalier, en mars 1996, avait pour objet la transformation de la maison de retraite en clinique de médecine et de moyen séjour. La date limite de réception des offres était fixée au 29 avril 1996 à 17 heures. Le lot n° 1, seul concerné par la présente décision, consistait en travaux de démolition, de gros œuvre et de maçonnerie et avait été évalué à 900 000 F HT.

Les trois entreprises précédemment citées ont déposé une offre : la SA Chaillan (1 084 762 F H.), la SA Ragoucy (1 152 540,00 F HT) et la SARL Juhan (1 334 064,10 F HT).

Le maître d'œuvre a présenté son rapport d'analyse à la commission d'appel d'offres le 15 mai 1996. En particulier, il a estimé que les offres des soumissionnaires présentaient des écarts injustifiés par rapport à l'estimation et, ayant constaté des erreurs identiques dans les offres des sociétés Chaillan et Ragoucy, a pris contact avec elles. Le responsable de la société Chaillan a déclaré avoir donné son quantitatif à la société Ragoucy "au motif qu'il ne pensait pas faire d'offre et que Ragoucy était en retard ".

L'appel d'offres a été déclaré infructueux et la commission a lancé un marché négocié qui a suscité trois offres : celles des sociétés Juhan (1 026 100,70 F HT), Chaillan (957 833,50 F HT) et Barotto (1 354 747,00 F HT). Le lot n° 1 du marché a été attribué à la SA Chaillan, moins-disante.

B. - Les pratiques constatées :

Dans le dossier d'étude du marché de travaux de l'aile sud du centre hospitalier de Manosque, la société Ragoucy conservait, le 2 avril 1997, une télécopie comportant la mention : "fax reçu de 92.72.84.36. - Chaillan Frères - 19.09.95 - 09 : 25 ". Ce document télécopié est le devis estimatif établi par la société Chaillan, pour le lot n° 2 de ce marché.

M. Pascal Ragoucy a déclaré, le 2 avril 1997, à propos de ce document : "Nous n'étions pas intéressés par ce marché. Je savais que l'entreprise Chaillan de Manosque était intéressée par cette opération et allait l'étudier. Je lui ai demandé de me faire parvenir un quantitatif afin de faire une offre de courtoisie. Le document que vous me présentez et qui est joint en annexe 2 correspond également à un envoi de Chaillan qui a été fait dans les mêmes conditions ".

M. Jean-Pierre Chaillan a, pour sa part, déclaré, le 7 mai 1997 : "Il est exact que j'ai communiqué des éléments de prix à l'entreprise Ragoucy de Gap, à sa demande, parce qu'elle était en retard dans l'étude et afin qu'elle soit en mesure de répondre dans les temps. (...) En ce qui concerne l'appel d'offres des travaux de surélévation de l'aile sud du même centre hospitalier (à la fin de 1995), là aussi j'ai communiqué à Ragoucy des éléments de prix pour les mêmes raisons ".

Le procès-verbal de la séance du 15 mai 1996 de la commission d'appels d'offres du centre hospitalier de Manosque consacrée au marché de transformation de la maison de retraite mentionnait que le maître d'œuvre y avait réitéré ses affirmations faites lors de la séance précédente selon lesquelles il y aurait eu communication entre les entreprises Chaillan, Ragoucy et Juhan avant le dépôt des plis. M. Régis Chatin, architecte et maître d'œuvre, a déclaré, le 24 octobre 1996 : "Je suis signataire du procès-verbal de la commission d'appel d'offres du Centre hospitalier de Manosque, séance du 15 mai 1996 (...) Je précise que ces commentaires traduisent exactement les commentaires verbaux faits publiquement par le maître d'œuvre (...) ". M. Patrick Charrier, directeur du Centre hospitalier de Manosque, a corroboré, le 18 octobre 1996, les déclarations de M. Chatin qui a déclaré, par ailleurs, que le lot n° 1 du marché "a été déclaré infructueux à la séance précédente, au motif que toutes les offres étaient supérieures à l'estimation de la maîtrise d'œuvre, d'un montant de F 900 000 ". Il a produit, à cet égard, son propre quantitatif et les comparaisons correspondantes.

On y constate que les quantités retenues par la société Ragoucy sont supérieures à celles retenues par l'entreprise Chaillan, tandis que celles retenues par le troisième soumissionnaire, la société Juhan, soit se rapprochent de l'estimation du maître d'œuvre, soit s'en écartent très largement.

Le devis estimatif contenu dans le dossier d'étude de la société Ragoucy comporte sur la première page la mention "fax reçu de ...", ainsi que les indications de jour et heure "13h26 - 26 - 04 - 96 - 14h28 " et, en troisième page, la mention "13h35 - 26- 04 - 96 - 14h38 ". Ce devis estimatif présente de fortes similitudes avec l'offre de l'entreprise Chaillan pour ce qui concerne les quantités et les prix, notamment pour les postes 354, 381, 383 et 3165. Par ailleurs, les quantités de l'offre de l'entreprise Chaillan sont celles du devis que détenait la société Ragoucy, minorées en général d'un point. Enfin, l'offre présentée par l'entreprise Chaillan s'élève à un total de 1 084 762 F HT alors que le montant du devis détenu par la société Ragoucy s'élève à 1 198 290 F HT, soit une différence de 9,5 %, et que celui de l'offre déposée par la société Ragoucy s'élève à 1 152 540,00 F HT. Le devis détenu par la société Ragoucy porte une autre mention, la somme de 1 100 000 F accompagnée d'une double flèche inclinée vers le bas, s'analysant comme une indication de baisse.

M. Pascal Ragoucy a déclaré, le 2 avril 1997, à propos de ce marché : "Nous n'étions pas intéressés par ce marché. Je savais que l'entreprise Chaillan de Manosque était intéressée par cette opération et allait l'étudier. Je lui ai demandé de me faire parvenir un quantitatif afin de faire une offre de courtoisie. Le document que vous me présentez et joint en annexe 1 est le document que m'a fait parvenir Chaillan ".

M. Jean-Pierre Chaillan a déclaré, le 7 mai 1997 : "Il est exact que j'ai communiqué des éléments de prix à l'entreprise Ragoucy de Gap, à sa demande, parce qu'elle était en retard dans l'étude et afin qu'elle soit en mesure de répondre dans les temps. ".

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEENT, LE CONSEIL :

Considérant que, lors de la séance du conseil du 10 novembre 1998, le représentant de la société Chaillan Frères a fait observer que le dernier chiffre d'affaires réalisé par cette dernière était celui de l'exercice 1997, et non pas celui de l'exercice 1996 qui était alors seul connu du conseil ; que celui-ci a mis l'affaire en délibéré dans l'attente que ce nouvel élément, qui a été versé au dossier, soit soumis au contradictoire ; que les parties et le commissaire du Gouvernement ont pris connaissance de ce nouvel élément, ont pu présenter des observations à son sujet et ont été régulièrement convoqués à la séance du 17 février 1999 où ils ont présenté oralement des observations complémentaires ;

Sur la notification des griefs à la SARL Ragoucy :

Considérant que, suite aux observations du commissaire du Gouvernement soulignant que la société Ragoucy avait son siège social à Gap alors que des griefs lui avaient été notifiés à l'adresse de son agence de Manosque, une notification de griefs complémentaire a été établie et adressée au commissaire du Gouvernement et aux parties intéressées, parmi lesquelles la SA Ragoucy, à son siège social de Gap ; que les griefs ont donc été régulièrement notifiés à cette dernière ;

Sur les pratiques constatées :

Considérant que les sociétés Chaillan Frères et Ragoucy estiment que la communication d'informations à une entreprise concurrente ne constituerait qu'une présomption de concertation et soutiennent que la preuve d'un échange d'informations anticoncurrentiel ne serait pas rapportée ;

Mais considérant que les documents et les déclarations recueillis établissent, ce qui n'est pas contesté, que, pour les deux marchés concernés, la société Chaillan Frères a envoyé à la société Ragoucy, avant la remise des offres, une copie de la soumission qu'elle se proposait de déposer et que la société Ragoucy a établi sa propre soumission en se basant sur celle de la société Chaillan Frères; que, si M. Ragoucy a qualifié les soumissions de son entreprise d' " offres de courtoisie ", il est constant que le dépôt d'une offre " de courtoisie " par l'un des soumissionnaires à un appel d'offres ne suppose pas un échange d'informations entre lui et les autres entreprises soumissionnaires préalablement au dépôt des offres ; que dès lors les soumissions de la société Ragoucy, supérieures à celles de la société Chaillan Frères, étaient destinées à faire apparaître ces dernières comme moins-disantes et constituaient donc des offres " de couverture " ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient la société Chaillan Frères, ni le fait qu'elle aurait été déclarée attributaire des deux marchés concernés parce qu'elle était la moins-disante, après que les appels d'offres initiaux aient été déclarés infructueux, ni la circonstance, à la supposer avérée, que ces appels d'offres initiaux aient été déclarés infructueux en raison d'une mauvaise évaluation par le centre hospitalier de ses besoins, ne sont de nature à écarter la réalité de l'entente et la participation de la société Chaillan Frères à celle-ci ;

Considérant que les échanges d'informations entre les sociétés Chaillan Frères et Ragoucy avaient pour objet et ont pu avoir pour effet de faire obstacle à l'exercice de la concurrence et de tromper le maître d'ouvrage sur la réalité et l'intensité de la concurrence entre elles pour les deux marchés concernés; que ces échanges d'informations sont prohibés par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la conurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anti-concurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos " ; qu'en application de l'article 22 de la même ordonnance la commission permanente peut prononcer les mesures prévues à l'article 13, les sanctions infligées ne pouvant, toutefois, excéder 500 000 F pour chacun des auteurs des pratiques prohibées ;

Considérant que, pour apprécier le dommage à l'économie causé par les pratiques des entreprises Chaillan Frères et Ragoucy, il y a lieu de considérer que ces pratiques ont concerné des marchés d'un montant total de plus de 1,5 million de francs ;

Considérant que ces pratiques sont graves en elles-mêmes en ce sens qu'elles ont pour objet et peuvent avoir pour effet de faire obstacle au fonctionnement concurrentiel des marchés concernés et de tromper le maître d'ouvrage sur l'intensité de la concurrence ; que leur gravité doit s'apprécier en outre en tenant compte de ce qu'elles ont été le fait de deux des trois entreprises soumissionnaires, qu'un de leurs deux auteurs a été désigné comme attributaire des marchés considérés et qu'elles ont été mises en œuvre par deux entreprises locales ;

Considérant que la SA Chaillan Frères s'est livrée à des pratiques anti-concurrentielles en communiquant à la société Ragoucy, avant le dépôt des offres, la soumission qu'elle se proposait de déposer pour les deux marchés concernés ; qu'elle a réalisé en France, au cours de l'exercice 1997, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires de 14 424 025 F ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 70 000 F ;

Considérant que la SA Ragoucy s'est livrée à des pratiques anti-concurrentielles en ayant reçu de la société Chaillan Frères, avant le dépôt des offres, la soumission que celle-ci se proposait de déposer pour les deux marchés concernés et en établissant ses propres soumissions sur la base de ces informations ; qu'elle a réalisé en France, au cours de l'exercice 1997, dernier exercice clos disponible, un chiffre d'affaires de 29 827 197 F ; qu'en fonction des éléments généraux et individuels tels qu'ils sont appréciés ci-dessus, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 120 000 F,

Décide:

Article 1er : Il est établi que les sociétés Chaillan Frères et Ragoucy ont enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Article 2 : Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes : 70 000 F à la SA Chaillan ; 120 000 F à la SA Ragoucy.