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Décisions

Conseil Conc., 8 avril 1997, n° 97-D-22

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre par le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport de M. Bernard Thouvenot, par M. Barbeau, président, M. Cortesse, vice-président, , M. Rocca, membre, remplaçant M. Jenny, vice-président, empêché.

Conseil Conc. n° 97-D-22

8 avril 1997

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 29 mars 1993 sous le numéro F 587 et la lettre enregistrée le 6 avril 1993 par lesquelles la Société mutualiste interprofessionnelle, ci-après mutuelle SMIP, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu les observations présentées par le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron la mutuelle SMIP et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants de la mutuelle SMIP et du Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :

I. - CONSTATATIONS

A. - Le système de remboursement des dépenses de pharmacie dans le département de l'Aveyron

Les prestations de l'assurance maladie comportent notamment la couverture des frais pharmaceutiques. S'agissant du remboursement de ces prestations, l'article L. 322-2 du Code de la sécurité sociale prévoit qu'une partie peut rester à la charge de l'assuré : cette participation est fixée à 35 % pour les produits destinés au traitement des affections les plus graves et à 65 % pour les autres, sauf exonérations spécifiques. Les organismes qui assurent des remboursements complémentaires à celui de l'assurance maladie proposent en général une contribution importante permettant de garantir une couverture presque totale des dépenses de pharmacie.

Pour améliorer l'accès aux soins, a été développé le système dit du " tiers payant ". Ce système qui permet aux assurés sociaux d'être dispensés de l'avance des frais tient actuellement une place importante dans l'économie nationale. Il a été facilité par le développement de la pratique de la délégation de paiement qui autorise le remboursement de la part garantie par la caisse primaire d'assurance maladie ainsi que celle prise en charge par l'organisme d'assurance complémentaire à l'organisme ayant reçu délégation de l'assuré.

Dans le département de l'Aveyron, les dépenses pharmaceutiques du régime général, qui regroupe environ 150.000 assurés, ont représenté un montant de 197,4 millions de francs en 1992, dont près de 48 p. cent concernaient des prestations non intégralement prises en charge par le régime d'assurance-maladie en raison de l'existence d'un " ticket modérateur ".

Sur la base d'un protocole national conclu entre la Caisse nationale d'assurance maladie et la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, une convention tripartite y a été conclue en 1985 entre la Caisse primaire d'assurance maladie, le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron, qui rassemblait environ 100 adhérents sur les 140 officines du département, et l'Union départementale des sociétés mutualistes de l'Aveyron, qui regroupe 9 mutuelles de base et 47 sections de mutuelles nationales.

Destinée à généraliser le système du tiers payant, cette convention définit les modalités selon lesquelles les assurés sociaux peuvent être dispensés de l'avance de frais correspondant à la délivrance des produits pharmaceutiques qui leur ont été prescrits : lorsqu'ils justifient de l'ouverture de leurs droits, le pharmacien établit une facture subrogatoire qui lui est réglée par la caisse primaire d'assurance maladie en un seul paiement comprenant la partie obligatoire et la partie complémentaire ; cette dernière est ensuite reversée à la caisse par l'organisme concerné.

Selon les stipulations de cette convention, ce régime est applicable à tous les assurés relevant de la caisse primaire d'assurance maladie de l'Aveyron et ayant souscrit une couverture complémentaire auprès d'un organisme ayant adhéré à cette convention. Vingt-huit conventions particulières ont ainsi été conclues entre le syndicat, la caisse et divers organismes de remboursement complémentaire (mutuelles, sociétés d'assurance et organismes paritaires). Ces conventions lient les pharmaciens qui n'ont pas fait connaître leur intention de ne pas y participer dans le délai d'un mois.

B. - Les pratiques relevées

En 1992, la mutuelle SMIP a sollicité la signature d'une convention tripartite avec la caisse primaire d'assurance maladie de l'Aveyron et le Syndicat des pharmaciens. La caisse primaire n'y a vu aucun obstacle, puisque son directeur a déclaré : " Nous n'avons pas émis d'objection de principe à l'adhésion de la SMIP. C'est une mutuelle connue sur le plan régional, voire interrégional ".

En revanche, le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron s'est opposé à cette adhésion. Son président a déclaré que : " La décision de ne pas signer de convention avec la SMIP a été prise lors de l'assemblée générale du syndicat tenue le 19 octobre 1992. Cette décision s'applique à l'égard de toute nouvelle demande d'organisme complémentaire. Un vote de principe a eu lieu et une large majorité s'est dégagée en faveur de la non signature avec la SMIP. A cette assemblée, 69 pharmaciens du département étaient présents ou représentés. Sans être précis, environ 80 % des pharmaciens étaient favorables à cette décision ".

Dans une lettre en date du 28 juin 1993, le même président a fait savoir à la mutuelle SMIP que, si ses adhérents n'étaient pas opposés à pratiquer la délégation de paiement avec elle comme avec d'autres mutuelles, ils ne pouvaient le faire immédiatement, en premier lieu parce qu'elle n'avait à ce jour que deux cents adhérents, alors que le seuil minimal qu'ils avaient toujours appliqué était de mille adhérents et, en second lieu, parce qu'ils ne souhaitaient pas signer de conventions " avec un partenaire qui n'en respecte pas les termes ".

Sur le premier point, le directeur de la caisse primaire précisait que, si un seuil de mille adhérents avait été envisagé, il n'avait qu'un caractère indicatif et n'avait pas été respecté dans plusieurs cas. Sur le second, il confirmait qu'un litige était survenu entre les partenaires, le syndicat reprochant à la caisse primaire d'avoir modifié sans concertation le mode de calcul de l'acompte qu'elle verse aux pharmaciens et d'avoir mis en place, sans l'accord préalable du syndicat, un système d'échange de supports magnétiques avec les pharmaciens équipés de matériel informatique, mais précisait que ce litige devait être soumis à la commission de conciliation prévue par la convention pour surveiller les conditions d'application du régime mis en place et ne pouvait être opposé aux organismes extérieurs.

Par la suite, environ une dizaine de demandes de conventions émanant d'organismes de remboursement complémentaire ont également fait l'objet d'un refus par le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron. Dans le même temps, la mutuelle SMIP ne recevait aucune réponse à de nouvelles demandes, notamment formulées dans une lettre en date du 22 mai 1995 par laquelle elle faisait connaître au Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron qu'elle avait atteint un nombre d'adhérents dans l'Aveyron supérieur à mille. Par contre, elle obtenait de la part de soixante-huit pharmaciens la signature de conventions individuelles aménageant un système de délégation de paiement de la part complémentaire des dépenses de ses adhérents.

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL

Sur la procédure :

Considérant que le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron soutient que sa cause n'a été entendue ni de façon équitable, ni dans un délai raisonnable au sens de l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; qu'il précise que la direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, qui était intervenue à l'appui des prétentions de la mutuelle SMIP devant le tribunal de grande instance de Rodez, en application des dispositions de l'article 56 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a procédé à une enquête " partiale et subjective " en omettant de rendre compte des éléments à décharge ;

Mais considérant, en premier lieu, qu'il résulte des dispositions combinées des articles 45 et 50 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et de l'arrêté ministériel du 22 janvier 1993 que le président du Conseil de la concurrence ne peut demander qu'au directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de désigner les enquêteurs " pour procéder à l'enquête que le rapporteur juge utile " ; qu'en l'occurrence, la seule circonstance que le même service soit intervenu dans une instance judiciaire pour représenter le ministre de l'économie chargé d'assurer la protection générale de l'ordre public lié à la liberté des prix et de la concurrence n'est pas de nature à jeter le doute sur l'impartialité et sur l'objectivité des enquêteurs ; qu'au surplus, l'enquête s'est déroulée selon les orientations définies par le rapporteur et a permis de recueillir les éléments susceptibles d'éclairer le Conseil conformément à sa demande d'enquête du 29 juin 1993 susvisée ; qu'en tout état de cause, le Conseil, qui n'est pas lié par les conclusions du rapporteur ni, a fortiori, par celles des enquêteurs, a été en mesure de prendre en compte toutes les pièces du dossier, parmi lesquelles celles que le syndicat a pu présenter à l'appui de ses observations en réponse à la notification de griefs puis au rapport, ainsi que lors de la séance ;

Considérant, en second lieu, qu'il n'est ni établi ni même allégué que l'ancienneté des pratiques examinées, mises en œuvre en 1992, aurait empêché le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron de disposer des éléments propres à les justifier et ainsi de pouvoir présenter efficacement sa défense ; qu'au surplus, ces pratiques se poursuivent toujours et font d'ailleurs l'objet, concomitamment à cette procédure, d'une instance judiciaire encore pendante ; qu'en tout état de cause, un tel moyen n'est pas de nature à entacher la procédure de nullité et est, dès lors, inopérant ;

Considérant, enfin, que si le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron fait valoir que la procédure serait irrégulière au motif que des pièces recueillies à l'occasion de l'enquête administrative auraient été produites devant le tribunal de grande instance de Rodez, une telle circonstance est sans influence sur la régularité de la procédure devant le Conseil de la concurrence, celle-ci ne comportant aucune pièce mettant en jeu le secret des affaires dont son président aurait pu refuser la communication en application de l'article 23 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur l'autorité de la chose jugée :

Considérant que le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron fait observer que le juge des référés et le tribunal de grande instance de Rodez ont décidé qu'il n'avait nullement violé les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Mais considérant que l'autorité de la chose jugée ne saurait être invoquée sur la base d'une ordonnance de référé ni sur celle de la décision du tribunal de grande instance de Rodez, qui n'est pas définitive dès lors qu'elle est frappée d'appel ; qu'au surplus, les pratiques examinées concernent d'autres entreprises que les seules parties entre lesquelles est formée la demande devant les juridictions judiciaires ;

Sur la qualification des pratiques :

Considérant que la décision de refuser d'agréer la demande de convention de la mutuelle SMIP et d'autres organismes d'assurance complémentaire a été prise lors d'une assemblée générale du Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron; que, dans ces conditions, cette décision constitue une pratique concertée impliquant tout à la fois, dans le même accord de volontés, l'organisation professionnelle qui en a été le support, les entreprises qui y ont participé et celles qui l'ont mise en œuvre;

Considérant que l'assurance de la part des dépenses de soins médicaux non couverte par l'assurance maladie constitue une activité de services ; que ces prestations sont offertes aussi bien par des mutuelles que par des organismes qui ne sont pas régis par le code de la mutualité parmi lesquels, notamment, des sociétés d'assurances ; que ces acteurs sont donc concurrents dans l'exploitation de l'offre de prestations d'assurance complémentaire à l'assurance maladie ; que, sur ce marché, les organismes de remboursement, qui cherchent fréquemment à faciliter l'accès de leurs adhérents aux prestations de santé en autorisant, par un système de tiers payant, une délégation de paiement de la partie de la dépense qui doit leur être remboursée, peuvent mettre en avant ces avantages pour se distinguer dans le jeu de la concurrence ;

Considérant, en l'espèce, que le refus du Syndicat des pharmaciens a pour effet d'entraver l'accès au marché des prestations d'assurance complémentaire à l'assurance maladie dans le département de l'Aveyron ; qu'en effet, les organismes qui bénéficient d'une convention tripartite assurent à leurs adhérents la délégation de paiement auprès de l'ensemble des officines du département, tandis que les autres ne peuvent offrir cet avantage qu'en ce qui concerne les pharmaciens avec lesquels ils ont conclu une convention individuelle ; qu'au surplus, la procédure de l'adhésion individuelle entraîne des démarches auprès de chaque pharmacien et des frais de fonctionnement plus élevés pour ces organismes d'assurance complémentaire, qui sont contraints de gérer eux- mêmes les dossiers transmis par chaque pharmacien au lieu de bénéficier du traitement global assuré par la caisse primaire ;

Considérant que, si le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron fait valoir que sa décision de refuser la signature de nouvelles conventions tripartites s'explique par un litige qui l'oppose à la caisse primaire d'assurance maladie, cette circonstance ne peut justifier la mise en œuvre d'une pratique de nature anticoncurrentielle ; que, si le Syndicat s'y croyait fondé, il lui appartenait de saisir les instances compétentes, et notamment la commission tripartite de concertation instituée par la convention ; qu'en tout état de cause, cette circonstance n'a pas amené le Syndicat à dénoncer les vingt-huit conventions conclues auparavant ;

Considérant ainsi qu'en refusant d'agréer les demandes déposées par la mutuelle SMIP et d'autres organismes d'assurance complémentaire en vue de mettre en place une convention de dispense d'avance de frais, le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron a mis en œuvre une pratique concertée qui a pu avoir pour effet de fausser le libre exercice de la concurrence sur le marché des prestations d'assurance complémentaire à l'assurance maladie ; qu'une telle pratique est prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron ne peut utilement soutenir que cette pratique n'a pas eu d'effet sensible, dès lors qu'il est constant que moins de la moitié des pharmaciens installés dans le département de l'Aveyron pratiquent à titre individuel le système de la dispense d'avance de frais au bénéfice des adhérents de la mutuelle SMIP ; que, dans ces conditions, celle-ci ainsi que les autres organismes d'assurance complémentaire auxquels ont été opposés des refus similaires n'ont pu faire valoir auprès de leurs adhérents et de leur clientèle potentielle qu'ils étaient à même d'assurer ce service d'une façon générale et ont pu ainsi être désavantagés dans la concurrence sur le marché des prestations d'assurance complémentaire à l'assurance maladie ;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : " Le Conseil de la concurrence peut ordonner aux intéressés de mettre fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un délai déterminé ou imposer des conditions particulières. Il peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné. Elles sont déterminées individuellement pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 % du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos. Si le contrevenant n'est pas une entreprise, le maximum est de dix millions de francs " ;

Considérant que le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron a mis en œuvre des pratiques entraînant, sur le marché de l'assurance complémentaire à l'assurance maladie, une restriction de concurrence d'autant plus grave que le système du tiers payant représente un service valorisant pour les acteurs de ce marché dans la mesure où il est particulièrement demandé par la clientèle en ce qui concerne les produits pharmaceutiques et mettant en jeu des dépenses élevées ; qu'il y a lieu d'enjoindre au Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron de supprimer toute discrimination entre les organismes concernés ;

Considérant que le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron regroupait 106 adhérents au 31 décembre 1996 et que les cotisations perçues pour l'année 1996 se sont élevées à 67 840 F ; que, compte tenu des éléments ci-dessus appréciés, il y a lieu de lui infliger une sanction pécuniaire de 25 000 F,

Décide :

Art.1er. - Il est établi que le Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron a enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Art. 2. - Il est enjoint au Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron de cesser de pratiquer toute discrimination entre les organismes d'assurance complémentaire à l'assurance maladie dans les modalités de mise en œuvre du système de dispense d'avance des frais.

Art. 3. - Il est infligé une sanction pécuniaire de 25 000 F au Syndicat des pharmaciens de l'Aveyron.