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Décisions

Conseil Conc., 26 février 1997, n° 97-D-12

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Saisine présentée par la société AMME à l'encontre de la société du Tour de France

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport de M. Jean-René Bourhis, par M. Barbeau, président, MM. Cortesse, Jenny, vice- présidents.

Conseil Conc. n° 97-D-12

26 février 1997

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 6 janvier 1995 sous le numéro F 734 par laquelle la société Agence Media Mouilleseaux Entreprise (AMME) a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques qui auraient été mises en œuvre par la Société du Tour de France à l'occasion du Tour de France cycliste ; Vu l'ordonnance n° 86­1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n° 86­1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu le décret n° 55­1366 du 18 octobre 1955 portant réglementation générale des épreuves et compétitions sportives sur la voie publique ; Vu la décision n° 95­D­81 du Conseil de la concurrence en date du 6 décembre 1995 ; Vu les observations présentées par la société AMME et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et le représentant de la société AMME entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci­après exposés :

I­ CONSTATATIONS

A­ Le tour de France cycliste

Le Tour de France cycliste est une épreuve sportive mondialement connue, créée en 1903 par Henri Desgrange, fondateur du quotidien "L'Auto".

Depuis 1973, l'épreuve est organisée par la Société du Tour de France, société anonyme au capital de 2 500 000 F, filiale de la société Amaury Sport Organisation, présidée par M. Jean­Claude Killy. Le groupe Amaury intervient dans le secteur de la presse avec notamment l'édition des quotidiens "L'Equipe" et "Le Parisien Libéré". La Société du Tour de France est propriétaire de la marque "Le Tour de France" et de logos qui sont exploités dans le cadre de la commercialisation de vêtements et de gadgets.

Un arrêté ministériel signé chaque année par le ministre de l'intérieur, en application du décret du 18 octobre 1955 susvisé, porte autorisation du déroulement du tour de France cycliste. L'autorisation est accordée à l'association du type loi de 1901 dénommée "Les amis du Tour de France", affiliée à la Fédération Française de Cyclisme (FFC) et dont l'objet est de "contribuer à augmenter le rayonnement du sport cycliste". Cette association charge la Société du Tour de France d'organiser l'épreuve qui porte le même nom.

Dans chaque département concerné, un arrêté préfectoral, conforme à un modèle type, fixe les horaires et modalités de passage de l'épreuve. Ces arrêtés interdisent la vente de "produits, denrées, objets quelconques sur la voie publique" à l'extérieur des agglomérations sur les voies empruntées par le Tour de France, le jour et la veille de son passage dans le département. De la même manière sont interdites, quatre heures avant le passage du Tour de France, "le stationnement en vue d'effectuer des opérations de vente sur les trottoirs, allées, contre­allées, places, etc. situés en agglomération et bordant immédiatement les voies empruntées par les concurrents".

Le financement du Tour de France, dont l'organisation requiert des moyens matériels et humains importants, est assuré pour l'essentiel (environ 55 %) par les parrains de l'épreuve et par les droits de retransmission télévisée (environ 30 %), la compétition sportive étant suivie par un nombre élevé de spectateurs situés dans différents pays, y compris à l'extérieur de la Communauté européenne. Une faible partie du financement (environ 2,5 millions de francs en 1992 pour un budget global de l'ordre de 150 millions de francs) est assurée par les entreprises participant à la "caravane publicitaire".

Cette dernière, introduite pour la première fois en 1930 sur le Tour de France, se compose de deux types de véhicules : d'une part, ceux transportant du personnel chargé d'animer le spectacle par la distribution gratuite de "gadgets" et d'échantillons, n'effectuant donc pas de ventes et, d'autre part, ceux équipés pour procéder à des ventes de revues, de "tee­shirts", de "sandwichs" ou de "gadgets". Afin de ne pas gêner la compétition, la caravane publicitaire, qui comprend environ deux cents véhicules au total, précède le passage des coureurs cyclistes d'environ une heure. Les véhicules habilités sont porteurs du logo "Le Tour de France" ainsi que de badges.

Un service d'ordre, composé de gendarmes et de fonctionnaires de police, veille au respect des consignes de sécurité qui visent notamment à interdire l'accès de l'épreuve à des personnes non­accréditées. Un contrat est signé chaque année entre la Société du Tour de France et chacune des entreprises admises à faire partie de la caravane. Ce contrat définit les conditions financières ainsi que l'objet de la participation au Tour de France.

B­ Les faits

Jusqu'en 1991, la société AMME était autorisée par la Société du Tour de France à participer à la caravane publicitaire du Tour de France. Cette entreprise, qui a pour activité la distribution des produits de la presse et du livre et des invendus, a en effet participé à différents Tours de France durant lesquels elle commercialisait des lots de revues récentes et invendues ainsi que des gadgets publicitaires. En 1991, le chiffre d'affaires réalisé par la société AMME sur cette épreuve s'est élevé à 333 376 F, soit environ 9 % de son chiffre d'affaires global. Le montant de la participation publicitaire qu'elle a versée à la Société du Tour de France s'est élevé à 75 000 F en 1991 contre 70 000 F en 1990 et 81 000 F en 1989.

Le contrat signé le 4 juillet 1988 entre l'éditeur de la revue "Modes et Travaux" versé au dossier par la société AMME stipule que cette entreprise se trouve mandatée à titre exclusif pour commercialiser les invendus de la publication susmentionnée. Le contrat signé entre le responsable de la promotion au sein de la publication "Le Sport" des Editions mondiales et versé au dossier par l'entreprise saisissante établit que cette entreprise était autorisée "exclusivement à distribuer des numéros périmés du magazine pendant le Tour de France 1991". L'état des recettes réalisées lors du Tour de France 1991 versé au dossier par M. Mouilleseaux, gérant de la société AMME, fait état d'un montant de 454 142 F de "rentrées en caisses" et de 102 383,63 F de salaires "réglés sur caisse en espèces". Ce même état révèle les ventes de 72 310 exemplaires de la revue "Modes et Travaux" et de 16 200 exemplaires de la revue "Auto­Moto".

A l'instar de la société AMME, d'autres personnes étaient habilitées à distribuer des journaux récents ou invendus dans la caravane publicitaire du Tour de France. Ainsi, M. René Courte a confirmé, le 21 août 1995 qu'il participait à la caravane du Tour de France 1991 et précisé que les revues distribuées étaient composées de "papier frais à la vente accompagnées d'un assortiment d'invendus gratuits afin de promouvoir ces publications".

Le 2 avril 1992, au cours d'une réunion tenue au siège de la Société du Tour de France et à laquelle assistaient différentes personnes salariées du groupe Amaury, le directeur commercial de la Société du Tour de France a informé M. Mouilleseaux, gérant de la société AMME, que son entreprise ne pourrait plus participer à la caravane du Tour de France, la distribution de la presse devant se faire, à l'avenir, par l'intermédiaire de la société Alentours Organisation.

Le contrat signé le 15 juin 1992 entre la Société du Tour de France et la gérante de la S ARL Alentours Organisation, prévoit que cette dernière entreprise "assurera (...) la diffusion et la promotion des titres de presse" et que "l'ensemble de la presse diffusée sera du papier frais". L'accréditation de la société Alentours Organisation en tant que vendeur exclusif de la presse sur le Tour de France 1992, à l'exception de la presse régionale, portait sur la présence de 29 véhicules automobiles et d'un hélicoptère.

La société AMME a produit, en annexe à ses observations, une attestation de M. Didier Abella, qui exerçait la fonction de "responsable de la promotion et des ventes Paris­petite couronne" au sein du Parisien en 1992. Il ressort de cette attestation, que, le 2 avril 1992, M. Abella projetait de créer la société Alentours Organisation avec un autre associé, M. Monneret, et qu'après avoir été constituée, cette entreprise a été contrôlée en totalité par lui­même et son associé. Le directeur de la Société du Tour de France a également déclaré, par procès­verbal d'audition, qu'il n'existe aucun lien juridique ou financier entre la société Alentours Organisation et la Société du Tour de France et que le gérant de la société Alentours Organisation n'exerce plus d'activité au sein du quotidien Le Parisien.

En 1992 et 1993, la société AMME a été présente sur le Tour de France en dépit de sa non­accréditation au sein de la caravane publicitaire. Au cours du Tour de France 1993, cette entreprise s'est livrée à des ventes de casquettes, de sahariennes et d'épinglettes imitant la marque "Le Tour de France". Une action en contrefaçon a été introduite par la Société du Tour de France à la suite des procès­verbaux dressés par les agents de la direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Par un arrêt en date du 24 octobre 1995, la Cour d'appel de Paris a confirmé le jugement du Tribunal de grande instance d'Évry en date du 11 octobre 1994 condamnant la société AMME du délit de contrefaçon et d'usage illicite de la marque "Le Tour de France". Cette entreprise a formé un pourvoi en cassation.

Il ressort des éléments versés au dossier par la société Alentours Organisation que la modification intervenue en 1992 dans la caravane du Tour de France ne s'est pas traduite par une diminution du nombre de titres de presse ou une limitation des titres édités par des groupes concurrents du groupe Amaury.

II­ SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRECEDENT, LE CONSEIL,

Considérant que les recettes publicitaires d'un titre de presse dépendent essentiellement de l'audience du titre et du nombre d'exemplaires vendus ; que, pour promouvoir leurs titres, certains éditeurs de presse procèdent à la récupération des exemplaires invendus pour effectuer des opérations de promotion auprès du grand public dans des manifestations comme les épreuves sportives, les foires et marchés ou les salons ; que cette pratique tend cependant progressivement à diminuer en raison de l'accroissement du coût de la récupération ; que, pour ce type d'opérations promotionnelles, les éditeurs concernés font généralement appel à des "soldeurs" ; que ces personnes, mandatées par les éditeurs, procèdent le plus souvent à des ventes de lots composés de revues récentes et d'invendus et comprenant parfois un gadget ou une casquette publicitaire ; que, jusqu'en 1991, plusieurs entreprises spécialisées dans la promotion et la distribution de la presse se livraient à ce type d'activité sur le Tour de France ;

Sur l'application des dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :

Considérant que, dans sa saisine, la société AMME dénonce un abus de position dominante de la part de la Société du Tour de France "dans le domaine de la distribution de journaux" ; que l'épreuve du Tour de France constituerait, selon elle un marché distinct des autres manifestations réunissant du public et qui serait délimité par le "périmètre roulant" qui se situe "en amont du passage de l'épreuve sportive une heure avant le passage de la caravane et en aval après le passage de la voiture balai" ; que la Société du Tour de France aurait abusé de sa position dominante sur le marché constitué par la "manifestation sportive du tour de France cycliste sur une année définie" en "procédant à une rupture brutale des relations commerciales" établies avec elle "depuis de longues années" ;

Considérant que, selon les responsables du groupe EMAP, actuel propriétaire de "Modes et Travaux" et second éditeur de presse sur le plan national, le Tour de France cycliste est, pour la diffusion de ses titres, une manifestation comparable à d'autres manifestations sportives comme les 24 heures du Mans ou les matchs de football au Parc des princes qui leur permettent de procéder à des ventes promotionnelles; que le gérant de la société AMME, dont le chiffre d'affaires réalisé lors du Tour de France représentait environ 10 % du chiffre d'affaires global de l'entreprise, a indiqué en séance que les camions utilisés lors du Tour de France servaient également à la promotion et la distribution de la presse lors de tournées effectuées sur les plages ; que si la société AMME dont l'activité de "distribution de la presse et du livre et des invendus (...) s'étend aux épreuves sportives et aux salons professionnels" a choisi de limiter son activité, pour ce qui concerne les épreuves sportives, au seul Tour de France, d'autres entreprises procèdent à des ventes sur des épreuves cyclistes notoirement connues comme "Paris­Roubaix", "Liège­Bastogne­Liège" ou "Paris­Tours", épreuves également organisées par la Société du Tour de France ; que le marché concerné par la présente affaire est donc celui de la promotion et de la diffusion de la presse lors des rassemblements du grand public, sans qu'il y ait lieu de distinguer entre certaines épreuves sportives et d'autres manifestations; qu'il n'est pas établi, au vu des éléments du dossier, que, sur le marché ainsi défini, la Société du Tour de France possède une position dominante, eu égard notamment aux multiples possibilités dont disposent les entreprises spécialisées pour exercer leur activité, telles les manifestations sportives, y compris les autres épreuves que le Tour de France organisées par la Société du Tour de France, les foires, les marchés, les salons ainsi que les animations de plages auxquelles participe la société AMME durant la saison d'été;

Considérant, au surplus, que, dans le cadre de l'organisation de l'épreuve cycliste qu'elle organise, la Société du Tour de France peut décider librement du choix des mandataires de presse chargés par certains éditeurs de procéder à la promotion et la distribution de leurs titres sur cette épreuve sans que les mandataires retenus bénéficient de droits acquis au maintien de leur situation dès lors que cette décision n'a pas pour objet ou ne peut avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ; que la Société du Tour de France justifie la réorganisation opérée en 1992, pour ce qui concerne la distribution des journaux, par la volonté d'améliorer l'image de l'épreuve du Tour de France auprès du public ; que d'ailleurs, les représentants du groupe EMAP ont confirmé, lors de leur audition, que "la qualité de la distribution est nettement supérieure avec la société Alentours" ; que la décision prise par la Société du Tour de France, en 1992, de confier, pour une période déterminée, à la société Alentours Organisation la promotion et la distribution de la presse dans la caravane publicitaire du Tour de France ne peut s'analyser comme une pratique visée par les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dès lors que les prestataires concurrents de cette entreprise au nombre desquels figure la société AMME demeurent libres de poursuivre leur activité à l'occasion d'autres événements bénéficiant d'une participation du grand public ; que d'ailleurs, lors de l'exercice comptable suivant directement celui auquel se rattache son activité lors du Tour de France 1991, dernière année durant laquelle elle a été admise à participer à la caravane publicitaire, la société AMME a réalisé un chiffre d'affaires en progression de 77 % par rapport à l'exercice précédent ; qu'enfin, cette décision n'avait pas pour objet et n'a pas eu pour effet de limiter le jeu de la concurrence entre éditeurs de presse en favorisant notamment les seuls titres édités par le groupe Amaury, propriétaire de la Société du Tour de France, ainsi qu'en témoigne le fait que la modification opérée s'est traduite par un accroissement du nombre de titres de presse distribués, y compris de titres concurrents de ceux édités par le groupe Amaury ;

Sur l'entente alléguée par la société AMME :

Considérant que la société AMME allègue que la Société du Tour de France aurait également privilégié les sociétés Alentours Organisation, Amaury Sport Organisation (ASO) et DOC 23 qui seraient "membres (...) de l'entente" avec la Société du Tour de France ;

Considérant qu'aucun élément du dossier ne permet d'établir que les sociétés Alentours Organisation, ASO et DOC 23 auraient constitué une entente anticoncurrentielle avec la Société du Tour de France ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet d'exclure, même temporairement, la société AMME du marché de la promotion et de la distribution de la presse lors de manifestations ou d'événements réunissant du public à l'instar des épreuves sportives, des foires, des marchés ou des salons ou encore lors de tournées sur les plages ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il n'est pas établi que les pratiques dénoncées par la société AMME constituent des pratiques prohibées par le titre III de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; qu'il convient, en conséquence, de faire application de l'article 20 de ladite ordonnance,

Décide :

Article unique ­ Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.