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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 28 janvier 1997, n° ECOC9710438X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Hades (SARL), Letot, Hechard, Brechet, Promat (Sté)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

M. Bargue, Mme Pinot

Avocat général :

M. Jobard

Conseiller :

M. Carre-Pierrat

Avoué :

SCP Lagourgue

Avocats :

Mes Bardon, Lucas-Baloup, SCP Fourgoux, associés

CA Paris n° ECOC9710438X

28 janvier 1997

Le Conseil de la concurrence (ci-après, le Conseil), saisi le 19 octobre 1992 par le ministre de l'Economie (le ministre) de pratiques, de la part des docteurs Hechard, Brechet et Letot, ainsi que des sociétés Hades et Promat, susceptibles d'être qualifiées d'entente anticoncurrentielle dans le domaine des prothèses orthopédiques articulaires, a considéré, par décision n° 95-D-86 du 19 décembre 1995, qu'il n'était pas établi que les personnes physiques et morales poursuivies aient enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Référence étant faite à cette décision pour un plus ample exposé des faits et de la procédure initiale, il suffit de rappeler qu'à la suite du constat par les caisses primaires d'assurance maladie de Rouen et de Dieppe d'une très forte augmentation du poste de remboursement " Prothèses orthopédiques " au cours des exercices 1987 et 1988 pour Rouen, 1990 pour Dieppe, la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes de la Seine-Maritime a été amenée à effectuer un certain nombre de contrôles auprès des différents fournisseurs des établissements de soins privés spécialisés dans la pose de ce type d'implants.

L'enquête a révélé la participation, directe ou par l'intermédiaire de leur famille, de certains chirurgiens orthopédistes exerçant en cliniques privées, à la constitution de sociétés commerciales de fabrication et de distribution de produits médicaux et notamment d'implants chirurgicaux, dont il est apparu qu'elles avaient obtenu, dès leur création et conservé pendant toute la durée de la participation directe ou indirecte à leur capital des chirurgiens en cause, une part prépondérante des marchés de fournitures de prothèses auprès des cliniques au sein desquelles exerçaient ces médecins.

Il s'agit, d'une part, de la société Promat et des docteurs Brechet, chirurgien orthopédiste et actionnaire majoritaire de la clinique de Tournan-en-Brie (Seine-et-Marne), et Hechard, chirurgien orthopédiste à la clinique du Petit-Colmoulins d'Harfleur (Seine-Maritime), et, d'autre part, de la société Hades et du docteur Letot, chirurgien orthopédiste à la clinique Les Fougères à Dieppe (Seine-Maritime).

Le Conseil, après avoir écarté différents moyens de procédure tenant à sa compétence, à l'amnistie et à la prescription, a estimé en ce qui concerne :

- la société Hades et le docteur Letot, que le fait de faire transiter les commandes de la clinique Les Fougères par la société Hades était, d'une part, en lui-même insuffisant pour établir que les commandes de cette clinique constituaient un marché au sens des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et que, d'autre part, la demande de cette clinique ne représentait qu'une part très faible de la demande totale pour ce type de matériels et qu'il n'était pas établi que cette circonstance aurait eu pour effet ou pour objet d'accroître les prix des prothèses sur le marché au sens des dispositions de ladite ordonnance ;

- la société Promat et les docteurs Brechet et Hechard, qu'il ne résultait pas de la centralisation des commandes de prothèses qu'elle ait eu pour objet ou pour effet d'empêcher les anciens fournisseurs des cliniques de continuer à leur vendre leurs produits par l'intermédiaire de cette société, ni qu'ils se soient concertés en vue de fixer les prix des produits commercialisés par celle-ci et qu'en conséquence le grief d'entente en vue d'entraver l'accès au marché ou de faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse, ne peut être retenu à leur encontre.

Le ministre a formé un recours principal contre cette décision. La société Hades et les docteurs Letot, Brechet et Hechard ont, pour leur part, formé des recours incidents.

À l'appui de son recours, le ministre expose les moyens suivants :

- les commandes passées entre les médecins et les sociétés en cause ont eu des effets sur le marché de la fourniture de prothèses aux patients ;

- il existe des ententes anticoncurrentielles entre les chirurgiens mis en cause et les dirigeants des sociétés commerciales, dans la mesure où les commandes passées entre les demandeurs et les offreurs ont eu pour objet et pour effet de provoquer des hausses considérables des prix des prothèses orthopédiques implantées sur les patients, ainsi que des remboursements effectués par les caisses d'assurance maladie.

Le ministre demande à la Cour d'infliger des sanctions pécuniaires à la société Hades et aux médecins ayant participé aux pratiques en cause, calculées sur la base du pourcentage maximum de 5 % prévu à l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Le docteur Hechard demande, à titre principal, à la Cour de prononcer la nullité de la décision du Conseil et, à titre subsidiaire, d'infirmer la décision déférée en ce qu'elle a considéré que les faits qui lui sont imputés n'étaient pas prescrits, ainsi que la condamnation du ministre au paiement d'une somme de 15.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.

Dans ses mémoires complémentaires, il prie la Cour, à titre encore plus subsidiaire, de confirmer purement et simplement la décision du Conseil en ce qu'elle a jugé que les pratiques mises en cause ne pouvaient être qualifiées au regard des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et porte sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile à 20.000 F.

II fait valoir qu'ayant soulevé la prescription de la procédure engagée à son encontre le rapporteur a, dans son rapport définitif, invoqué un procès-verbal du 10 janvier 1991 qui, selon lui, interrompait la prescription ; qu'ayant contesté l'existence de ce procès-verbal dans son mémoire en réponse en soulignant qu'il n'était pas joint au rapport, le président du Conseil lui a alors notifié un rapport " complémentaire " auquel était joint le procès-verbal du 10 janvier 1991.

Il souligne qu'ayant soulevé la nullité du rapport complémentaire et de la communication de cette pièce, le Conseil s'est abstenu de répondre à ce moyen de nullité.

Il soutient en outre que les pratiques qui lui sont imputées sont relatives à la clinique du Petit Colmoulins et que les premières investigations concernant les actes relatifs aux pratiques sur le marché de cette clinique remontent à son audition du 20 janvier 1992.

Au fond, il relève, en ce qui concerne les pratiques :

- l'absence d'un accord de volontés constitutif d'une entente ;

- qu'à aucun moment la clinique du Petit Colmoulins a cessé totalement de se fournir auprès d'autres entreprises ;

- qu'aucune hausse artificielle des prix n'a été mise en évidence en ce qui concerne la clinique du Petit Colmoulins.

S'agissant des sanctions demandées par le ministre, il fait observer qu'elles sont disproportionnées par rapport aux faits reprochés.

Le docteur Brechet demande à la Cour :

- de constater que le Conseil de la concurrence n'a pas été saisi régulièrement le 19 octobre 1992, la lettre de saisine n'étant étayée d'aucun élément ou pièce annexe ;

- de dire et juger que le Conseil n'a pu être saisi le 17 novembre 1992 par une lettre de Mme Targa, à défaut pour cette dernière d'avoir reçu délégation de compétence valable à cette fin ;

- de dire et juger que la délégation dont se prévaut M. Babusiaux est une délégation de signature et non de compétence ;

- de constater la prescription des faits qui lui sont reprochés ;

- d'ordonner la disjonction des procédures.

À titre subsidiaire, il demande également :

- de constater que le requérant étant la même personne physique que le commissaire du Gouvernement, cette double qualité constitue une atteinte aux droits de la défense et ne permet pas dès lors l'instruction d'un procès équitable, au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ;

- de dire et juger que le rapporteur a violé gravement les droits de la défense en rédigeant, aux lieu et place de la simple notification des griefs prévue à l'article 21 de l'ordonnance de 1986, un document de 23 pages dans lequel il prend des positions à charge, document qu'il qualifie lui-même de "rapport" ;

- de prononcer la nullité de la décision entreprise.

Dans son mémoire complémentaire, il prie la Cour, à titre encore plus subsidiaire, de confirmer la décision déférée. Il estime que le marché de référence ne peut être celui des prothèses orthopédiques en général, mais doit être limité au lieu sur lequel se confrontent l'offre et la demande de produits ou de services qui sont regardés par les acheteurs comme substituables entre eux, mais non substituables avec d'autres biens.

Il prétend que :

- les produits orthopédiques sont très peu substituables entre eux ;

- l'activité de la société Promat, dont la taille et l'influence sont mineures en France, n'a pu avoir d'effet sensible sur le marché ;

- entretenir des relations privilégiées avec un fournisseur est insuffisant pour constituer une entente au sens de l'article 7 de l'ordonnance.

S'agissant des sanctions demandées, il conclut à ce que seules les recettes qu'il a acquises sur la vente des prothèses orthopédiques par l'intermédiaire de la société Promat puissent servir de base de calcul.

La société Hades et le docteur Letot soulèvent, d'une part, différents moyens de nullité tant à l'égard du recours que de la procédure diligentée devant le Conseil et, d'autre part, l'inapplicabilité de l'ordonnance du 1er décembre 1986 au cas d'espèce. Ils invoquent également à leur profit le bénéfice des dispositions de la loi d'amnistie du 3 août 1995 et demandent, à titre subsidiaire, de disjoindre l'instance qui les concerne de celle relative aux docteurs Hechard et Brechet et à la société Promat.

Ils sollicitent par ailleurs de la Cour :

- de dire que les pièces du dossier pénal seront retirées des débats ;

- de condamner le ministre au paiement sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile de la somme de 20.000 F au profit du docteur Letot et de la même somme au profit de la société Hades.

Ils contestent d'abord la validité du recours du ministre de l'économie, le chef du service de la concurrence et de l'orientation des activités, ne justifiant d'aucune délégation de la part du ministre pour former un tel recours et soutiennent en outre la nullité de la procédure devant le Conseil aux motifs que :

- le Conseil aurait dû, dès sa saisine, ne pas joindre le dossier concernant la société Promat et celui de la société Hades, afin de respecter le secret professionnel des médecins mis en cause ;

- la notification de griefs complémentaires serait irrégulière de même que la communication de pièces pénales au rapporteur.

Dans leurs mémoires complémentaires sur le fond, ils concluent à l'inapplicabilité de l'ordonnance du 1er décembre 1986 en exposant que :

- la règle "non bis in idem" devrait s'appliquer, de même que le Pacte international des droits civils et politiques ;

- l'incrimination d'entente prévue par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 est une imprécision fondamentale contraire à l'exigence du principe de légalité.

Ils se prévalent enfin de l'amnistie des faits ayant donné lieu à la saisine du Conseil.

Usant de la faculté de présenter des observations écrites que lui réserve l'article 9 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, le Conseil expose que :

- le rapport complémentaire a été notifié aux parties dans les conditions permettant d'assurer le respect du principe de la contradiction et les garanties des droits de la défense ;

- le procès-verbal du 10 janvier 1991 est opposable au docteur Hechard, en vertu du principe de sa saisine in rem ;

- l'analyse économique de l'offre et de la demande en matière de prothèses articulaires ne permet pas de considérer qu'il existe un marché de la fourniture des prothèses aux patients, même s'ils sont utilisateurs, puisque ces derniers n'exercent aucun pouvoir de choix à l'égard des fournisseurs, mais se conforment à la prescription du chirurgien qui les traite ;

- ces pratiques, qui ont entraîné un surcoût pour les caisses d'assurance sociale et qui peuvent être répréhensibles sur le plan de la déontologie médicale ou au titre du droit pénal, ne peuvent, par conséquent, être sanctionnées au titre de la concurrence que si elles ont eu un objet ou ont pu avoir un effet anticoncurrentiel sur ce marché.

Dans ses observations en réplique, le ministre fait valoir que, en ce qui concerne les moyens de procédure soulevés par les parties, ceux-ci ont fait l'objet soit d'observations du rapporteur dans le rapport définitif, soit de considérants bien motivés dans la décision du Conseil, auxquels il s'associe pleinement.

En ce qui concerne le fond, il souligne que :

- les médecins prescripteurs de prothèses orthopédiques sont des opérateurs économiques assimilables à des entreprises au sens de l'ordonnance ;

- le marché concerné par les pratiques reprochées aux parties mises en cause par le recours est bien défini, dès lors que :

- les produits sont substituables,

- la demande sur le marché concerné est exercée par des protagonistes multiples, la fonction de choix étant assurée, conjointement, par le médecin prescripteur et par la clinique, qui est l'auteur formel de la commande, l'usager final étant le patient, et l'acquittement du prix étant assuré par les caisses de sécurité sociale ;

- il y a eu accord de volontés qui caractérise toute entente.

Il souligne enfin que les sanctions demandées sont justifiées par la gravité des pratiques anticoncurrentielles, le dommage causé à l'économie, et tiennent compte de la situation des parties mises en cause.

La société Hades ayant fait l'objet d'un jugement de liquidation judiciaire rendu par le tribunal de commerce d'Amiens le 12 juillet 1996, Me Georges Garnier, mandataire judiciaire à sa liquidation, sollicite qu'il soit constaté par la Cour l'interruption de l'instance à l'égard de celle-ci.

À l'audience de la Cour du 26 novembre 1996, le représentant du ministre de l'économie a indiqué, ainsi qu'il a été acté au registre d'audience, qu'en ce qui concerne les sociétés Promat et Hades, il n'y a pas lieu de leur infliger des sanctions dans la mesure où ces sociétés ont été placées en liquidation judiciaire.

À l'audience, le représentant du ministère public a conclu à la confirmation de la décision déférée.

Sur ce, LA COUR,

Sur la procédure :

Sur la demande en nullité de la saisine du Conseil :

Considérant que le docteur Brechet soutient pour contester la régularité de la saisine du Conseil que :

- M. Babusiaux se prévaut d'une délégation de signature du ministre de l'économie et non d'une délégation de compétence ;

- la lettre de saisine du Conseil du 12 octobre 1992 n'est étayée d'aucun élément ou pièce annexe ;

- Mme Targa ne justifie pas avoir reçu une délégation aux fins de saisir le Conseil par sa lettre du 17 novembre 1992 ;

Mais considérant qu'il résulte, en premier lieu, de l'examen de la lettre de saisine du Conseil du 19 octobre 1992 que celle-ci n'a pas été établie sous le timbre du directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, mais sous celui du ministre de l'économie qui, selon l'article 11 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a compétence pour saisir le Conseil ;

Qu'il est par ailleurs justifié que le directeur général signataire de la lettre de saisine a agi dans le cadre de sa compétence dès lors qu'il a reçu une délégation permanente de signature du ministre de l'économie par arrêté du 12 avril 1992, publié au Journal officiel de la République française le 15 août 1992 ;

Qu'en second lieu, l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne prévoit pas à peine d'irrecevabilité que les faits invoqués à l'appui de la saisine du Conseil doivent être appuyés sur des éléments suffisamment probants, justifiés par des documents annexés à l'acte de saisine ;

Que la production de documents de nature à étayer la réalité des faits à l'origine de la saisine du Conseil peut donc être valablement faite par une transmission distincte de la lettre de saisine, dès lors que, selon l'article 15 du décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 fixant les conditions d'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, le président du Conseil peut, pour l'application de l'article 19 de l'ordonnance, fixer des délais pour la production de mémoires, pièces justificatives ou observations ;

Que la production des documents appuyant la saisine du Conseil a été valablement faite par Mme Targa, sous-directeur de la concurrence et du contentieux, dans une lettre administrative du 17 novembre 1991, pour laquelle elle était titulaire d'une délégation de signature ;

Qu'en conséquence le conseil a été valablement saisi par la lettre du ministre de l'économie en date du 19 octobre 1992 ;

Sur la qualité de M. Babusiaux :

Considérant que le docteur Brechet soutient que la double qualité de M. Babusiaux, d'une part, requérant comme auteur de la saisine du Conseil et, d'autre part, commissaire du Gouvernement, constitue une atteinte aux droits de la défense de nature à entacher de nullité la procédure ;

Mais, considérant que M. Babusiaux n'a personnellement que la seule qualité de commissaire du Gouvernement, celle de requérant étant conférée au ministre de l'économie qui, conformément aux dispositions de l'article 11 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a saisi le Conseil ; qu'ainsi M. Babusiaux n'a pas la double qualité qui lui est imputée à tort ;

Qu'il convient en conséquence d'écarter ce moyen comme étant dénué de pertinence ;

Sur le champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :

Considérant que le docteur Letot et la société Hades soutiennent que l'activité médicale étant exclusive de toute notion de production, de distribution ou de service, au sens de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, elle demeurerait extérieure à son champ d'application ;

Mais considérant quel'exercice de la profession de chirurgien qui s'inscrit dans l'activité professionnelle des services de soins médicaux constitue, dès lors que la confrontation des offres de ces services et des demandes émanant des patients donne lieu à la création d'un marché, une activité de service au sens de l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Que la situation des chirurgiens ne peut donc, comme le prétend le docteur Letot, être assimilée à celle des caisses primaires d'assurance maladie qui exercent une mission de service public exclusive de toute activité commerciale, économique ou spéculative;

Que les pratiques incriminées entrent donc dans le champ d'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur l'application de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :

Considérant que le docteur Letot et la société Hades prétendent qu'ayant été poursuivis pour les mêmes faits au plan pénal, ils ne pourraient l'être, en application de la règle non bis in idem, devant le Conseil dès lors que ce dernier est habilité à prononcer de véritables sanctions pécuniaires assimilables à des sanctions pénales ;

Mais considérant que le Conseil, autorité administrative indépendante, s'est vu attribuer une compétence spéciale qui, limitée à la connaissance des atteintes portées à la concurrence et, le cas échéant, lui permet de prononcer des sanctions administratives à l'encontre de leurs auteurs, sans par ailleurs pouvoir allouer de dommages et intérêts à leurs éventuelles victimes, est distincte de celle reconnue aux juridictions répressives;

Qu'il convient en conséquence d'écarter ce moyen ;

Sur le respect du principe de la contradiction et des droits de la défense :

Considérant que le docteur Letot et la société Hades exposent qu'il existerait une contrariété entre l'ordonnance du 1er décembre 1986 et l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui pose le principe du droit pour chaque personne condamnée de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation ;

Que la Cour d'appel saisie d'un recours contre une décision du Conseil ne serait qu'un premier degré d'une procédure juridictionnelle puisque la procédure, si contradictoire qu'elle puisse être devant le Conseil, est de nature administrative ;

Que, selon eux, l'application de l'article 14 du Pacte international et des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dans le cas d'infraction au droit de la concurrence rend dès lors impossible celle de l'ordonnance du 1er décembre 1986, du fait de l'absence d'un double degré de juridiction ;

Mais considérant qu'il est satisfait à cet impératif lié à l'existence d'un double degré de juridiction lorsque les décisions motivées qui émanent d'organes administratifs corporatifs ou juridictionnels, subissent le contrôle effectif, tant en ce qui concerne la motivation que le respect du principe de la contradiction et des droits de la défense, d'une juridiction de recours répondant à toutes les exigences posées par le Pacte international et la Convention européenne;

Que ce moyen n'est donc pas fondé ;

Sur le principe de légalité :

Considérant que, invoquant le triple fondement de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, de l'article 34 de la Constitution et les dispositions du Code de procédure pénale, le docteur Letot soutient que la Cour ne peut violer les deux adages qui, selon lui, en découlent: " nulla poena sine lege " et " nullum crimen sine lege " ;

Qu'il estime que l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut recevoir application en raison de l'imprécision des éléments matériels des incriminations visées, en particulier ceux concernant l'incrimination d'entente prévue par son article 7 qui, selon lui, serait d'une imprécision fondamentale et, partant, contraire à l'exigence du principe de légalité ;

Mais considérant que le docteur Letot n'est pas juridiquement fondé à invoquer le principe de légalité s'agissant de pratiques anticoncurrentielles dont la connaissance est réservée non à des juridictions répressives mais au Conseil de la concurrence, autorité administrative indépendante ;

Qu'il convient en conséquence d'écarter ce moyen comme non fondé ;

Sur le marché pertinent, la prescription et la demande en disjonction :

Considérant que l'appréciation des prétentions procédurales des parties relatives tant à la prescription qu'à la disjonction des procédures résulte, au moins pour une partie, de la délimitation du marché pertinent ;

Délimitation du marché pertinent :

Considérant que devant la Cour le ministre prétend, après avoir contesté la pertinence de l'analyse qui, selon lui, aurait été faite par le Conseil du marché pertinent, comme étant celui de la fourniture de prothèses orthopédiques aux cliniques et sans que ses prétentions constituent, comme le soutient à tort le docteur Hechard, de nouvelles demandes au sens de l'article 564 du NCPC dès lors qu'elles tendent aux mêmes fins que celles soumises au Conseil, que le marché concerné par les pratiques contestées est celui de la fourniture et de la vente des prothèses orthopédiques aux patients ;

Mais considérant que le marché pertinent est le lieu où se confrontent l'offre et la demande de produits considérés par les acheteurs comme substituables entre eux, mais non substituables aux autres biens offerts;

Que si l'offre de prothèses orthopédiques, contrairement aux prétentions du docteur Brechet et comme l'établissent les rapports versés aux débats, se caractérise par une grande substituabilité des principaux produits offerts, le choix du produit à implanter relève, comme le souligne à juste titre le Conseil, de la liberté de prescription du chirurgien orthopédiste ;

Qu'en effet, l'article 9 du décret n° 79-506 du 28 juin 1979 portant Code de déontologie médicale, dispose que : " Le médecin est libre de ses prescriptions qui seront celles qu'il estime les plus appropriées en la circonstance " ;

Qu'il serait donc contraire tant à la réglementation applicable qu'aux pratiques qui en découlent de considérer qu'il existe un marché de la fourniture des prothèses orthopédiques aux patients, même s'ils en sont les utilisateurs finaux comme demandeurs de soins médicaux, puisqu'ils n'exercent aucun pouvoir de choix à l'égard des fournisseurs et doivent nécessairement se conformer à la prescription du chirurgien qui les traite ;

Que les pratiques relevées doivent donc être appréciées au regard de leurs effets sur le marché national des prothèses orthopédiques articulaires;

La prescription :

Considérant que les docteurs Brechet et Hechard soutiennent que la procédure engagée à leur encontre est prescrite ;

Mais considérant que l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 énonce que : "le conseil ne peut être saisi de faits remontant à plus de trois ans s'il n'a été fait aucun acte tendant à leur recherche, leur constatation ou leur sanction" ;

Qu'il est établi, comme n'étant pas contesté par les parties, que la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes du département de la Seine- Maritime a été conduite à effectuer des contrôles auprès des différents fournisseurs, au rang desquels la société Promat, des établissements de soins privés spécialisés dans la pose de prothèses orthopédiques articulaires ;

Que dans le cadre de ces contrôles, un procès-verbal d'exercice du droit de communication et de copie a été établi le 10 janvier 1991, au siège de la société Promat ;

Qu'il est expressément mentionné dans ce procès-verbal par les commissaires habilités par arrêté du 31 décembre 1986 à procéder aux enquêtes dans les conditions prévues à l'article 47 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 : "en vue de l'accomplissement de notre mission et conformément à l'article 47 susvisé", nous avons pris copie des documents ci-après désignés :

1 à 9 ... ;

10. étude du 11 août 1988 Hechard ;

11. étude du 1er novembre 1986 Hechard ;

12. étude du 16 août 1986 Brechet ;

14 à 19 ... ;

20. CA réalisée avec la clinique Tournau ;

21. CA réalisée avec la clinique du Petit-Colmoulins ;

Que ce procès-verbal établit la réalité de l'existence des relations professionnelles liant tant le docteur Hechard que le docteur Brechet à la société Promat dans le cadre de l'enquête diligentée sur les pratiques poursuivies et qui s'inscrivent dans le périmètre du marché pertinent tel qu'il a été défini ;

Que le procès-verbal du 10 janvier 1991 doit donc être regardé comme un acte, dès lors qu'il tend à la constatation de faits susceptibles de constituer des pratiques prohibées, interruptif, au sens de l'article 27 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, de prescription à l'égard des docteurs Brechet et Hechard ;

Considérant qu'ils prétendent que le procès-verbal du 10 janvier 1991 leur est inopposable, d'une part, en ce qu'il ne leur a pas été notifié conformément à l'article 46 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et, d'autre part, en ce que, n'ayant été ni visé ni versé aux dossiers de saisine du ministre, il leur a été communiqué dans un rapport complémentaire en réponse aux mémoires des parties intéressées qui, selon eux, serait nul sur le fondement de l'article 21 de l'ordonnance ;

Mais considérant, en premier lieu, que les procès-verbaux établis au cours d'une enquête n'ont pas à faire l'objet d'une notification, les commissaires auteurs du procès-verbal n'ayant pour seule obligation que d'en laisser un double à la personne signataire et, en second lieu, que l'article 21 de l'ordonnance, contrairement aux prétentions également formulées par le docteur Letot et la société Hades, ne prohibe pas la notification de griefs ou de rapports complémentaires à la seule condition qu'il ne soit porté atteinte ni au principe du contradictoire, ni aux garanties de la défense ;

Qu'il n'est pas contesté par les parties intéressées que la notification du rapport complémentaire mentionnait qu'elles disposaient d'un nouveau délai de deux mois pour établir et déposer les observations qu'elles jugeraient utiles de formuler ;

Que cette mention a été de nature à permettre d'assurer le respect du contradictoire et de préserver les garanties des droits de la défense ;

Considérant en conséquence que la saisine du Conseil s'opérant in rem, celui-ci s'est déclaré valablement saisi de l'ensemble des faits commis depuis le 10 janvier 1988 et a, à juste titre, rejeté l'exception de prescription soulevée par les docteurs Hechard et Brechet ;

Sur la demande de disjonction :

Considérant que les docteurs Brechet et Letot ainsi que la société Hades contestent la jonction des différentes procédures, le docteur Brechet estimant qu'il conviendrait, le marché pertinent étant celui du chirurgien, de disjoindre la présente procédure en autant de procédures distinctes qu'il y a de chirurgiens en cause, le docteur Letot quant à lui fonde sa contestation sur le respect du secret professionnel et la société Hades sur celui des affaires ;

Mais considérant qu'il résulte de la définition du marché pertinent retenue par la Cour, que la réunion dans une même procédure de pratiques de nature identique sur le même marché, ne constitue pas un amalgame contraire aux garanties des droits de la défense;

Qu'en effet les pratiques de chacune des parties à l'instance ont été déterminées en tenant compte des caractères propres à chacune d'entre elles et ont été informées de celles retenues à leur encontre et à l'égard desquelles elles ont pu faire valoir leurs moyens de défense;

Considérant en outre que le docteur Letot et la société Hades n'ont pas usé de la faculté qu'ils avaient à tout moment de demander le retrait de pièces touchant au secret professionnel ou à celui des affaires, alors que les dispositions de l'article 23 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 peuvent être mises en application à tous moments de la procédure ;

Qu'il n'y a pas lieu en conséquence de prononcer les disjonctions de procédure demandées ;

Sur la communication des pièces pénales :

Considérant que le docteur Letot conteste la régularité de la production par le rapporteur de pièces de la procédure pénale engagée à son encontre ;

Mais considérant que selon l'article 26 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 "les juridictions d'instruction et de jugement peuvent communiquer au Conseil de la concurrence, sur sa demande, les procès-verbaux ou rapports d'enquête ayant un lien direct avec des faits dont le Conseil est saisi" ;

Qu'il résulte du dossier que le président du Conseil a demandé le 1er mars 1994 au premier président de la Cour d'appel de Rouen, qui a transmis la demande au procureur général près la même Cour, une copie des procès-verbaux ou rapports d'enquête pouvant concerner le docteur Letot et la société Hades ou d'autoriser le rapporteur du Conseil à en prendre connaissance ;

Que le procureur général près la Cour d'appel de Rouen a donné son autorisation le 11 mars 1994 ;

Que, par ailleurs, c'est vainement que le docteur Letot et la société Hades invoquent les dispositions des articles R. 155-2 et R. 156 du Code de procédure pénale qui ne concernent que les modalités de délivrance des expéditions des pièces aux seuls accusés et prévenus devant les juridictions répressives ;

Que ce moyen sera donc écarté comme n'étant pas sérieux ;

Sur la recevabilité du recours :

Considérant que le docteur Letot et la société Hades soutiennent que le recours du ministre n'est pas recevable au motif que M. Brunel, chef de service de la concurrence et de l'orientation, ne justifierait d'aucune délégation du ministre de l'économie pour former un tel recours ;

Mais considérant que M. Brunel établit par la production aux débats d'un décret de délégation du 27 décembre 1995, publié au Journal officiel de la République française du 29 décembre 1995, de sa qualité pour former, au nom du ministre de l'économie, le présent recours ;

Qu'il convient en conséquence de le déclarer recevable ;

Sur l'amnistie :

Considérant que le docteur Letot et la société Hades font valoir que le Conseil a fait une fausse interprétation de la loi n° 95-884 du 3 août 1995 portant amnistie, dès lors que, sur le fondement de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il convient d'assimiler aux infractions pénales du droit de la concurrence les infractions administratives prévues à l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 :

Mais considérant que les pratiques prohibées par l'article 7 de l'ordonnance ne sont susceptibles devant le Conseil et la Cour d'appel que de sanctions administratives qui, distinctes de par leur nature des sanctions pénales, ne peuvent leur être assimilées dans leurs conséquences juridiques ;

Qu'au surplus les délits prévus aux articles 17 et 31 de l'ordonnance ont été, aux termes de l'article 25 (22°) de la loi du 3 août 1995, expressément exclus du bénéfice de l'amnistie ;

Qu'en conséquence les pratiques imputées au docteur Letot et à la société Hades ne sont pas amnistiées ;

Sur le fond :

Considérant que l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 prohibe les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché ;

Mais considérant que les pratiques incriminées telles qu'elles ont été très exactement décrites par le Conseil ne peuvent être sanctionnées sur le fondement de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, que, indépendamment de leurs éventuelles qualifications pénales et manquements aux règles déontologiques, si elles ont porté une atteinte sensible, avérée ou potentielle, au libre jeu de la concurrence sur le marché de référence ;

Qu'ainsi, en l'absence de preuve d'une incidence significative sur le fonctionnement de ce marché, une pratique anticoncurrentielle n'est pas susceptible d'être sanctionnée;

Considérant qu'il résulte des éléments chiffrés versés aux débats, et non contestés par les parties, qu'en 1981 le marché français des prothèses orthopédiques articulaires représentait un chiffre d'affaires, hors taxes, de 1.478 MF ;

Que le chiffre d'affaires 1981, hors taxes, de la société Hades, ayant été de 9 MF et celui de la société Promat de 4 MF, ces sociétés détenaient respectivement 0,6 % et 0,27 % du marché de référence ;

Que, dès lors, même s'il était démontré par le ministre la réalité de l'accord de volonté caractérisant les ententes qu'il allègue entre, d'une part, la société Hades et le docteur Letot et, d'autre part, entre la société Promat et les docteurs Brechet et Hechard, il n'est pas établi par les éléments du dossier, comme l'a relevé avec pertinence le Conseil, que les pratiques contestées ont eu pour objet ou pour effet d'accroître le prix des prothèses orthopédiques articulaires et de porter atteinte de façon sensible au jeu de la concurrence sur le marché de référence ;

Qu'il convient en effet de relever par ailleurs que, contrairement aux prétentions du ministre, il ne résulte pas de l'instruction que les pratiques dénoncées aient eu pour objet ou pour effet d'empêcher les anciens fournisseurs de prothèses orthopédiques articulaires de continuer à vendre leurs produits par l'intermédiaire, suivant le cas, des sociétés Hades et Promat ;

Considérant en conséquence que le Conseil ayant exactement retenu qu'il n'est pas établi que les pratiques en cause puissent être qualifiées au regard des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le recours sera rejeté ;

Considérant qu'il convient de constater l'abandon par le ministre des poursuites à l'égard des sociétés Hades et Promat ;

Sur l'article 700 :

Considérant que l'équité commande qu'il ne soit pas fait application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs : Constate l'abandon des poursuites du ministre à l'égard des sociétés Hades et Promat ; Rejette le recours principal formé par le ministre de l'économie et les recours incidents formés par les docteurs Letot, Brechet et Hechard contre la décision n° 95-D-86 du Conseil de la concurrence en date du 19 décembre 1995 ; Dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Laisse les dépens à la charge du Trésor public.