Livv
Décisions

CJCE, 27 octobre 1993, n° C-69/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Decoster

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. Joliet, Schockweiler, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Zuleeg, Murray

Avocats :

Mes Bailleul, Misson.

CJCE n° C-69/91

27 octobre 1993

LA COUR,

1 Par arrêt du 6 février 1991, parvenu à la Cour le 18 février suivant, la Cour d'appel de Douai (France) a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles sur l'interprétation de la directive 83-189-CEE du Conseil, du 28 mars 1983, prévoyant une procédure d'information dans le domaine des normes et réglementations techniques (JO L 109, p. 8), modifiée par la directive 88-182-CEE du Conseil du 22 mars 1988 (JO L 81, p. 75, ci-après "directive normes techniques"), et de la directive 88-301-CEE de la Commission, du 16 mai 1988, relative à la concurrence dans les marchés de terminaux de télécommunication (JO L 131, p. 73, ci-après "directive terminaux"), en vue d'apprécier la compatibilité avec celles-ci du régime mis en place par le décret français n° 85-712, du 11 juillet 1985, portant application de la loi du 1er août 1905 et relatif aux matériels susceptibles d'être raccordés au réseau des télécommunications de l'État.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure pénale dirigée contre Mme Decoster, prévenue d'avoir vendu, entre mai et octobre 1989, des terminaux de télécommunications (télécopieurs) sans avoir sollicité ni obtenu au préalable le certificat d'homologation exigé par l'article L. 48 du Code des postes et télécommunications et les articles 1er à 7 du décret n° 85-712, susmentionné. Estimant que la commercialisation de terminaux non homologués constituait un délit de fraude commerciale, au sens de l'article 1er de la loi du 1er août 1905, le Tribunal correctionnel de Lille a condamné Mme Decoster en première instance à une amende de 50 000 FF.

3 Il ressort du dossier qu'en vertu du décret susmentionné, les matériels susceptibles d'être raccordés au réseau public ne peuvent être fabriqués pour le marché intérieur, importés pour la mise à la consommation, détenus en vue de la vente, mis en vente ou distribués à titre gratuit ou onéreux que s'ils sont conformes à ses dispositions et s'ils satisfont à un certain nombre de prescriptions qui visent à préserver le bon fonctionnement du réseau et la sécurité des utilisateurs (articles 3 et 4). Pour justifier de la conformité des appareils à ces exigences, les opérateurs concernés doivent présenter soit un rapport établi par un organisme agréé par le ministère chargé de l'Industrie, soit un agrément délivré en application du Code des postes et télécommunications, soit un certificat de qualification délivré en application de la loi sur la protection et l'information des consommateurs ou un autre document justificatif reconnu comme équivalent par arrêté du ministre chargé de l'Industrie (article 6). L'article 7 du décret précise la pénalité encourue par ceux qui contreviennent à l'obligation de justifier de la conformité des appareils en question.

4 Pour l'application du décret n° 85-712, le ministre du Redéploiement industriel et du Commerce extérieur a émis, le 1er novembre 1985, un avis relatif aux terminaux susceptibles d'être raccordés au réseau des télécommunications de l'État. L'avis précise, entre autres, de quelle façon les intéressés peuvent justifier de la conformité des terminaux. A cet égard, il dispose que le Centre national d'études des télécommunications (CNET) a été agréé par le ministre chargé de l'Industrie pour la délivrance du rapport visé à l'article 6 du décret précité, que l'agrément est délivré par la direction générale des télécommunications, en application du Code des postes et télécommunications, pour les matériels conformes aux spécifications figurant sur la liste annexée à l'avis, et que la mise en place des autres modes de justification prévus à l'article 6 se fera ultérieurement. Les débats devant la Cour n'ont pas fait apparaître si, postérieurement à l'avis de novembre 1985, le système de délivrance des documents autres que l'agrément et du rapport du CNET avait été mis en place.

5 Devant la Cour d'appel de Douai, Mme Decoster a fait valoir qu'à l'époque des faits du litige au principal, et ce en violation de l'obligation pour les États membres, prévue à l'article 6 de la directive 88-301, précitée, l'autorité chargée en France de formaliser les spécifications techniques et de vérifier la conformité des appareils aux conditions requises ne présentait aucune indépendance par rapport à l'organisme qui gère le réseau public des télécommunications et qui, par ailleurs, commercialise lui-même des appareils terminaux. Elle a affirmé en second lieu que les spécifications techniques permettant de justifier de la conformité des appareils au décret susmentionné n'avaient pas fait l'objet de la notification prévue par les directives 83-189 et 88-301, précitées, et que celles-ci lui étaient dès lors inopposables.

6 Compte tenu des allégations de la prévenue, la Cour d'appel de Douai a décidé de poser à la Cour les trois questions préjudicielles suivantes:

"1) La directive 83-189-CEE du 28 mars 1983 qui n'a pas été suivie d'un texte national d'application dans le délai de 12 mois est-elle d'effet direct en droit français ?

2) La directive 88-301-CEE du 16 mai 1988 qui n'a pas été suivie d'un texte national d'application dans le délai expirant le 1er juillet 1989 est-elle d'effet direct en droit français ?

3) Dès lors les effets combinés de ces deux directives commandent-ils d'écarter l'application du décret de 1985 ?"

7 Pour un plus ample exposé des faits et du cadre réglementaire du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la directive 88-301-CEE

8 Par la deuxième question, qu'il convient d'examiner en premier lieu, en liaison avec la troisième question, la juridiction nationale cherche en substance à savoir si l'article 6 de la directive 88-301 s'oppose à une réglementation nationale, telle que celle visée en l'espèce au principal, qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre ou distribuer des appareils terminaux sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport à tout opérateur offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications, de l'organisme qui délivre l'agrément ou tout autre document équivalent et formalise les spécifications techniques auxquelles ces appareils doivent répondre.

9 L'article 6 de la directive 88-301 dispose: "les États membres assurent qu'à partir du 1er juillet 1989 la formalisation des spécifications ... et le contrôle de leur application ainsi que l'agrément sont effectués par une entité indépendante des entreprises publiques ou privées offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications."

10 Il ressort des pièces du dossier qu'en vertu des dispositions du décret n° 86-129 du 28 janvier 1986 (articles 13 à 15) la direction générale des télécommunications du ministère des postes et télécommunications était chargée de l'exploitation du réseau public, de la mise en œuvre de la politique commerciale des télécommunications, de la formalisation des spécifications techniques, du contrôle de leur application et de l'agrément des appareils terminaux. Devant la Cour, le gouvernement français a précisé que le Centre national d'études des télécommunications (CNET), dont le rapport était considéré comme équivalent à l'agrément, faisait partie de la direction générale des télécommunications en tant que centre de recherche.

11 Par décret n° 89-327, du 19 mai 1989, modifiant le décret n° 86-129, la formalisation des spécifications techniques, le contrôle de leur application et l'agrément des appareils terminaux ont été transférés à la nouvelle direction de la réglementation générale du même ministère.

12 Il résulte donc de la réglementation en cause que, durant la période visée en l'espèce au principal, différentes directions du ministère français des postes et télécommunications étaient chargées tout à la fois de l'exploitation du réseau public, de la mise en œuvre de la politique commerciale des télécommunications, de la formalisation des spécifications techniques, du contrôle de leur application et de l'agrément des appareils terminaux.

13 Dans ces circonstances, il y a lieu de vérifier, à la lumière des dispositions de l'article 6 de la directive, d'une part, si l'administration française des P et T peut être considérée comme une entreprise publique au sens du droit communautaire et, d'autre part, si le critère de l'indépendance de l'entité chargée de la formalisation des spécifications, des contrôles et de l'agrément est respecté.

14 S'agissant de la notion d'entreprise, l'article 1er, deuxième tiret, de la directive précise que celle-ci vise "les organismes publics ou privés auxquels l'État octroie des droits spéciaux ou exclusifs d'importation, de commercialisation, de raccordement, de mise en service d'appareils terminaux de télécommunications et/ou d'entretien de tels appareils".

15 Il y a lieu d'observer, à cet égard, que le fait que, comme en l'espèce au principal, l'exploitation du réseau public et la commercialisation des appareils terminaux est confiée à des entités intégrées dans l'administration publique ne saurait soustraire ces dernières à la qualification d'entreprise publique.En effet, comme la Cour l'a constaté dans le contexte de la directive 80-723-CEE de la Commission, du 25 juin 1980, relative à la transparence des relations financières entre les États membres et les entreprises publiques (JO L 195, p. 35), un organe exerçant des activités économiques de caractère industriel ou commercial ne doit pas nécessairement posséder une personnalité juridique distincte de l'État pour être considérée comme une entreprise publique. S'il n'en était pas ainsi, il serait porté atteinte à l'efficacité des dispositions de la directive en cause ainsi qu'à l'uniformité de son application dans tous les États membres(voir arrêt du 16 juin 1987, Commission/Italie, 118-85, Rec. p. 2599, point 13).

16 En ce qui concerne l'exigence de l'indépendance de l'entité chargée de la formalisation des spécifications, du contrôle de leur application ainsi que de l'agrément, il suffit de constater que des directions différentes d'une même administration ne sauraient être considérées comme indépendantes l'une de l'autre, au sens de l'article 6 de la directive.

17 Il y a lieu de relever enfin que les faits de la présente affaire se sont déroulés entre mai et octobre 1989, c'est-à-dire pendant la période au cours de laquelle le délai prévu à l'article 6 de la directive 88-301 est venu à échéance. Pour la période antérieure au 1er juillet 1989, la question posée doit être considérée comme visant également les articles 3 (f), 86 et 90 du traité (voir arrêt du 13 décembre 1991, GB-Inno-BM, C-18-88, Rec. p. I-5941, point 14).

18 Mme Decoster estime que la combinaison de la fonction de commercialisation des appareils terminaux avec celle d'homologation des appareils commercialisés par ses concurrents est susceptible de créer, au sein du ministère des postes et télécommunications, un conflit d'intérêts, puisque le ministère sera en mesure de mettre en œuvre une politique anti-concurrentielle au détriment de ses concurrents.

19 Dans l'arrêt du 19 mars 1991, dit "Terminaux", France/Commission (C-202-88, Rec. p. I-1223, point 51), la Cour a reconnu qu'un système de concurrence non faussée tel que celui prévu par le traité ne peut être garanti que si l'égalité des chances entre les différents opérateurs économiques est assurée. La Cour en a conclu que le maintien d'une concurrence effective et la garantie de transparence exigent que la formalisation des spécifications techniques, le contrôle de leur application et l'agrément soient effectués par une entité indépendante des entreprises publiques ou privées offrant des biens ou des services concurrents dans le domaine des télécommunications.

20 Dans l'arrêt GB-Inno-BM (précité, point 28), la Cour a jugé que les articles 3 (f), 90 et 86 du traité s'opposent à ce qu'un État membre confère à la société exploitant le réseau public de télécommunications le pouvoir d'édicter des normes relatives aux appareils téléphoniques et de vérifier leur respect par les opérateurs économiques, alors qu'elle est la concurrente de ces opérateurs sur le marché de ces appareils.

21 A la différence de la situation qui a donné lieu à l'arrêt GB-Inno-BM, précité, et dans laquelle les fonctions susmentionnées étaient exercées par la RTT, organisme belge d'intérêt public, ces mêmes fonctions ont été exercées, dans la présente affaire, par le ministère français des postes et télécommunications. Toutefois, ainsi qu'il résulte des points 14 et 15 de cet arrêt, il est indifférent de savoir si le cumul de ces fonctions existe au niveau d'un organisme juridiquement distinct de l'État ou d'un ministère.

22 Dans ces conditions, il convient de répondre à la juridiction nationale que les articles 3 (f), 86 et 90 du traité et l'article 6 de la directive 88-301 s'opposent à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre ou distribuer des appareils terminaux sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport à tout opérateur offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications, de l'organisme qui délivre l'agrément ou tout autre document équivalent et formalise les spécifications techniques auxquelles ces appareils doivent répondre.

Sur la directive 83-189-CEE

23 Compte tenu de la réponse donnée ci-dessus, il n'y a pas lieu de statuer sur les questions relatives à la directive 83-189.

Sur les dépens

24 Les frais exposés par les gouvernements de la République française, de la république fédérale d'Allemagne et du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par la Cour d'appel de Douai, par arrêt du 6 février 1992, dit pour droit:

Les articles 3 (f), 86 et 90 du traité et l'article 6 de la directive 88-301-CEE de la Commission, du 16 mai 1988, relative à la concurrence dans les marchés de terminaux de télécommunication, s'opposent à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d'importer, de détenir en vue de la vente, de vendre ou distribuer des appareils terminaux sans justifier, par la présentation d'un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n'est pas assurée l'indépendance, par rapport à tout opérateur offrant des biens et/ou des services dans le domaine des télécommunications, de l'organisme qui délivre l'agrément ou tout autre document équivalent et formalise les spécifications techniques auxquelles ces appareils doivent répondre.