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Décisions

CJCE, 30 avril 1986, n° 209-84

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ministère public

Défendeur :

Asjes, Gray, Maillot, Ludwig

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mackenzie Stuart

Présidents de chambre :

MM. Koopmans, Everling, Bahlmann

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Bosco, Due, Galmot, Kakouris, O'Higgins

Avocats :

Mes Montier, Selnet, Marissens.

CJCE n° 209-84

30 avril 1986

LA COUR,

1. Par cinq jugements du 2 mars 1984, parvenus à la Cour le 17 août 1984, le Tribunal de police de Paris a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question portant sur l'interprétation de certaines dispositions dudit traité en vue de lui permettre de vérifier la compatibilité avec ces dispositions de la procédure obligatoire d'homologation prévue, par le droit français, pour les tarifs aériens.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre de plusieurs poursuites pénales engagées contre des responsables de compagnies de navigation aérienne et d'agences de voyages, auxquels il est reproché d'avoir pratiqué, en violation des articles L. 330-3, R. 330-9 et R. 330-15 du Code de l'aviation civile français, des tarifs pour la vente de billets de transport aérien non soumis à homologation de la part du ministre chargé de l'aviation civile ou différents des tarifs homologués.

3. L'article L. 330-3, précité, dispose que le transport aérien ne peut être effectué que par des entreprises agréées par le ministre chargé de l'aviation civile. Ces entreprises doivent, en outre, soumettre leurs tarifs à l'homologation du même ministre. L'article R. 330-9 précise les éléments à fournir à cet effet. Selon l'alinéa 2 de cet article, les dispositions en cause s'appliquent également aux entreprises étrangères. L'article R. 330-15 prévoit, comme peine pour la violation de ces prescriptions, un emprisonnement de dix jours à un mois et/ou une amende de 600 à 1 000 FF. Une décision homologuant le tarif proposé par une compagnie aérienne a ainsi pour effet de rendre ce tarif obligatoire pour tous les opérateurs économiques qui vendent des billets de cette compagnie portant sur le trajet qui a fait l'objet de la demande d'homologation.

4. Saisi de ces poursuites, le Tribunal de police de Paris s'est interrogé sur la compatibilité du système, tel qu'il ressort des dispositions précitées, avec le traité CEE et, notamment, avec l'article 85, paragraphe 1, du traité, dans la mesure où ces dispositions organiseraient, selon le tribunal, une concertation entre les compagnies de transports aériens contraire audit article. Le tribunal de police a aussi écarté l'objection selon laquelle l'article 85 ne serait pas applicable au secteur des transports aériens, en vertu de l'article 84, paragraphe 2, en considérant que cette disposition ne vise qu'à laisser l'organisation d'une politique commune dans le secteur en cause à une décision du Conseil, sans pour autant soustraire ce secteur à l'application d'autres règles du traité, tel l'article 85.

5. Dans ces conditions, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour " pour qu'il soit statué sur la conformité des articles L. 330-3, R. 330-9 et R. 330-15 du Code de l'aviation civile français à la règle communautaire ".

6. Conformément à l'article 20 du protocole sur le statut de la Cour, des observations écrites ont été déposées par la société Nouvelles Frontières SA dans les affaires 212 et 213-84, et par les sociétés Compagnie Nationale Air France (Air France) et Koninklijke Luchtvaart Maatschappij NV (KLM), respectivement dans les affaires 212 et 209-84, ces trois sociétés étant civilement responsables au principal, ainsi que par les gouvernements de la République française, de la République italienne, du Royaume des Pays-Bas et du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes.

7. Par ordonnance du 26 septembre 1984, la Cour a décidé, en vertu de l'article 43 du règlement de procédure, de joindre les affaires aux fins de la procédure et de l'arrêt.

A - Sur la compétence de la Cour à répondre à la question préjudicielle

8. Air France, KLM et les gouvernements français et italien ont soulevé certaines objections quant à la compétence de la Cour pour répondre à la question préjudicielle posée par la juridiction nationale.

9. En premier lieu, Air France et KLM, soutenus par le gouvernement français, font remarquer qu'une réponse de la Cour à cette question serait superflue, du moment que la juridiction nationale aurait déjà pris position, dans les jugements de renvoi, tant sur l'applicabilité de l'article 85 au secteur des transports aériens que sur la nullité, aux termes du paragraphe 2 de cet article, des concertations tarifaires sous-jacentes aux tarifs dont il est question dans les litiges principaux.

10. A cet égard, il y a lieu d'observer que, selon une jurisprudence constante, dans le cadre de la répartition des fonctions juridictionnelles entre la juridiction nationale et la Cour, opérée par l'article 177 du traité, il incombe au juge national d'apprécier, en pleine connaissance de cause, la pertinence des questions de droit soulevées par le litige dont il se trouve saisi et la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement (voir, notamment, arrêt du 14 février 1980, ONPS/Damiani, 53-79, Rec. p. 273).

11. En deuxième lieu, Air France et KLM font valoir que la description de la législation française contenue dans les jugements de renvoi serait entachée d'erreurs, la juridiction nationale n'ayant pas tenu compte des dispositions des accords internationaux existant en la matière.

12. A cet égard, il convient de rappeler, tout d'abord, que la procédure préjudicielle mise en place par l'article 177 n'ayant pas pour objet l'interprétation de dispositions législatives ou réglementaires nationales (voir, récemment, arrêt du 13 mars 1984, Prantl, 16-83, Rec. p. 1299), d'éventuelles imprécisions contenues dans la description des dispositions nationales en cause faite, dans sa décision de renvoi, par la juridiction nationale, ne sauraient avoir pour effet de priver la Cour de la compétence pour répondre à la question préjudicielle posée par cette juridiction.

13. Quant à l'influence que les accords internationaux en matière d'aviation civile pourraient exercer sur l'appréciation, au regard du droit communautaire, des dispositions nationales du type de celles visées par la juridiction nationale dans les présentes affaires, il convient d'observer que l'existence de tels accords n'est pas une circonstance de nature à priver la Cour de la compétence qui lui appartient, aux termes de l'article 177 du traité CEE, pour interpréter les dispositions pertinentes du droit communautaire.

14. En troisième lieu, Air France, KLM et le gouvernement italien font remarquer que la juridiction nationale omet de préciser par rapport à quelle disposition du droit communautaire la Cour devrait apprécier la conformité de la législation française litigieuse.

15. Il suffit de constater, à cet égard, qu'il ressort de la lecture des jugements de renvoi que la question est posée en relation avec les règles du traité en matière de concurrence.

16. Dès lors, il y a lieu d'écarter les objections soulevées quant à la compétence de la Cour pour répondre à la question préjudicielle posée par la juridiction nationale dans les présentes affaires.

17. Cette question doit, cependant, être comprise comme visant à savoir si et dans quelle mesure il est contraire aux obligations imposées aux États membres en matière de maintien du libre jeu de la concurrence dans le marché commun par les articles 5, 3, sous f), et 85, notamment paragraphe 1, du traité CEE, d'appliquer des dispositions d'un État membre qui instituent, pour les tarifs du transport aérien, une procédure obligatoire d'homologation et qui sanctionnent, y compris sur le plan pénal, le non-respect des tarifs ainsi homologués, lorsqu'il est constaté que ces tarifs sont le résultat d'un accord, d'une décision ou d'une pratique concertée contraire à l'article 85 précité.

B - Sur la réglementation internationale des transports aériens

18. Pour mieux situer dans son contexte juridique la législation française à laquelle la juridiction nationale se réfère, le gouvernement français, dans ses observations écrites, a exposé le cadre général des accords internationaux existant en matière d'aviation civile. A cet égard, il a évoqué la convention de base relative à l'aviation civile internationale signée à Chicago le 7 décembre 1944 (recueil des traités des Nations Unies, vol. 15, p. 295), ainsi que l'ensemble des autres accords internationaux qui en sont dérivés.

19. La convention de Chicago dispose, en son article 6, qu' " aucun service international ne peut être exploité au-dessus ou à l'intérieur du territoire d'un État contractant, sauf permission spéciale ou toute autre autorisation dudit État et conformément aux conditions de cette permission ou autorisation ". Elle ne contient aucune disposition en matière de tarifs, un accord en cette matière n'ayant pu être conclu entre les États signataires.

20. L'article 6 précité, qui consacre le principe de la souveraineté de chaque État sur l'espace aérien au-dessus de son territoire, a conduit à la conclusion d'un réseau d'accords bilatéraux par lesquels les États autorisent l'établissement d'une ou de plusieurs lignes aériennes entre leurs territoires respectifs.

21. Certains accords bilatéraux, établis selon des modèles d'application généralisée, tel l'accord dit des Bermudes II entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, conclu le 13 juillet 1977, définissent les itinéraires autorisés ainsi que les escales dans les pays concernés et prévoient que chaque État signataire désigne les compagnies aériennes habilitées à exercer les droits conférés par l'accord en question. Ces accords assurent que toutes les compagnies aériennes autorisées pourront exploiter ces itinéraires dans les mêmes conditions. Ces accords disposent aussi que les tarifs des services aériens sont fixés par les compagnies autorisées à effectuer la desserte des itinéraires visés par chaque accord. Ces tarifs sont ensuite soumis à l'approbation des autorités des États signataires. Dans ce type d'accord bilatéral, les États signataires marquent toutefois leur préférence pour que les tarifs soient établis en commun par les compagnies autorisées et, si possible, soient négociés dans le cadre de l'association du transport aérien international (IATA).

22. L'IATA est une association de droit privé créée par les compagnies de transports aériens lors d'une conférence qu'elles ont tenue à la Havane en avril 1945. L'une de ses activités consiste à offrir aux compagnies assurant le service sur des routes situées dans une même région un cadre où elles peuvent établir des tarifs coordonnés. Ces tarifs sont, ensuite, soumis à l'approbation des États concernés, conformément aux prescriptions des différents accords bilatéraux.

23. Un système analogue à celui des accords bilatéraux susmentionnés pour l'établissement des tarifs est prévu par l'accord multilatéral sur la procédure applicable à l'établissement des tarifs aériens réguliers, conclu le 10 juillet 1967 dans le cadre du Conseil de l'Europe et ratifié par certains des États membres.

24. Le gouvernement français, après avoir rappelé le cadre international ci-dessus décrit, a précisé que c'est dans ce cadre que se situent la législation et la réglementation françaises en cause dans les litiges principaux. Toutefois, il n'a pas prétendu que les accords internationaux évoqués ci-dessus obligent les États membres qui les ont signés à ne pas respecter les règles de concurrence du traité CEE.

25. La position du gouvernement français à cet égard est partagée, en substance, par les autres parties ayant déposé des observations dans les présentes affaires, lesquelles ont également évoqué le cadre international décrit par le gouvernement français.

26. Dans ces circonstances, les accords internationaux évoqués par le gouvernement français et par les autres parties ne font pas obstacle à ce que la Cour examine la question posée par la juridiction nationale également par rapport aux dispositions de droit communautaire auxquelles cette juridiction se réfère.

C - Sur l'applicabilité aux transports aériens des règles de concurrence du traité

27. Comprise comme il a été indique ci-dessus, la question posée par la juridiction nationale exige que l'on précise si le droit communautaire comporte des obligations incombant aux États membres, en vertu de l'article 5 du traité, en matière de concurrence dans le secteur des transports aériens. A cette fin, il est nécessaire de vérifier, à titre liminaire, si les règles de concurrence prévues par le traité sont, en l'état actuel du droit communautaire, applicables aux entreprises relevant du secteur en cause.

28. A cet égard, il faut, en premier lieu, prendre en considération l'article 84 par lequel le titre IV de la deuxième partie du traité, consacre aux transports, se termine.

29. Cet article est ainsi libellé :

" 1) Les dispositions du présent titre s'appliquent aux transports par chemin de fer, par route et par voie navigable.

2) Le Conseil, statuant à l'unanimité, pourra décider si, dans quelle mesure, et par quelle procédure, des dispositions appropriées pourront être prises pour la navigation maritime et aérienne. "

30. Dans leurs observations, la société Nouvelles Frontières, le gouvernement du Royaume-Uni et la Commission font valoir que cet article ne saurait exclure l'applicabilité au secteur des transports aériens des règles du traité en matière de concurrence, notamment de l'article 85.

31. A cet égard, ils se réfèrent à l'arrêt du 4 avril 1974 (Commission/République française, 167-73, Rec. p. 359), dans lequel la Cour a reconnu que l'article 84, paragraphe 2, loin d'écarter l'application du traité aux types de transports qui sont visés dans cette disposition, prévoit seulement que les règles spécifiques du titre relatif aux transports ne s'y appliqueront pas de plein droit et que, dès lors, ces transports restent, au même titre que les autres modes de transports, soumis aux règles générales du traité.

32. Ils soutiennent que, parmi les règles générales du traité, figurent également les règles en matière de concurrence. Ces règles devraient donc pouvoir s'appliquer aux transports aériens indépendamment de toute décision du Conseil au titre de l'article 84, paragraphe 2.

33. La solution opposée est défendue par le gouvernement français.

34. Ce gouvernement fait valoir que la solution retenue par la Cour dans son arrêt précité visait uniquement les règles contenues dans la seconde partie du traité concernant les fondements de la Communauté et ne peut donc être transposée aux règles de concurrence, qui sont comprises dans la troisième partie du même traité, relative à la politique de la Communauté.

35. Il y a lieu de rappeler qu'aux termes de l'article 74, qui ouvre le titre relatif aux transports, " les objectifs du traité sont poursuivis par les États membres, en ce qui concerne la matière régie par le présent titre, dans le cadre d'une politique commune des transports ".

36. Du libellé même de cet article, il résulte que les objectifs du traité, y compris celui énoncé à l'article 3, sous f), et consistant à établir un régime assurant que la concurrence ne soit pas faussée dans le marché commun, sont également valables pour le secteur des transports.

37. Aux termes de l'article 61 du traité, la libre circulation des services en matière de transports n'est pas régie par les dispositions du chapitre relatif à la prestation de services, mais par celles du titre relatif à la politique commune des transports. Dans le secteur des transports, l'objectif fixé par l'article 59 du traité et consistant à éliminer, au cours de la période de transition, les restrictions à la libre prestation des services aurait donc dû être atteint dans le cadre de la politique commune définie aux articles 74 et 75.

38. Par contre, aucune autre disposition du traité ne subordonne son application au secteur des transports à la réalisation d'une politique commune dans ce domaine.

39. Pour ce qui est notamment des règles de concurrence, il y a lieu de rappeler que, selon l'article 77, sont compatibles avec le traité les aides " qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public ". Une telle disposition suppose manifestement que les règles de concurrence du traité, dont relèvent les dispositions relatives aux aides d'État, s'appliquent au secteur des transports indépendamment de l'instauration d'une politique commune dans ce secteur.

40. Il convient, en outre, d'observer que, lorsque le traité a entendu soustraire certaines activités à l'application des règles de concurrence, il a prévu une dérogation expresse à cet effet. Cela est le cas de la production et du commerce des produits agricoles, auxquels les règles de concurrence ne s'appliquent, en vertu de l'article 42, que " dans la mesure déterminée par le Conseil dans le cadre des dispositions et conformément à la procédure prévue à l'article 43, paragraphes 2 et 3, compte tenu des objectifs énoncés à l'article 39 ".

41. Une disposition du traité qui, à l'instar de l'article 42, exclurait l'application des règles de concurrence ou la subordonnerait à une décision du Conseil n'existe pas pour les transports.

42. Dès lors, il y a lieu de conclure que les règles de concurrence du traité, et en particulier celles des articles 85 à 90, s'appliquent au secteur des transports.

43. En ce qui concerne plus particulièrement la navigation aérienne, il convient de constater que l'article 84 du traité ne vise, comme il ressort de ses termes mêmes et de la place qu'il occupe dans le traité, qu'à définir le champ d'application des articles 74 et suivants par rapport aux différents modes de transport, en distinguant entre, d'une part, les transports par chemin de fer, par route et par voie navigable, qui sont visés au paragraphe 1, et, d'autre part, les transports maritimes et aériens, qui font l'objet du paragraphe 2.

44. Quant audit paragraphe 2, la Cour a précisé, dans son arrêt du 4 avril 1974, précité, que cette disposition n'a d'autre objet que d'écarter, sauf décision contraire du Conseil, l'application aux transports maritimes et aériens du titre IV de la deuxième partie du traité, relative à la politique commune des transports.

45. Il s'ensuit que les transports aériens restent, au même titre que les autres modes de transport, soumis aux règles générales du traité, y compris celles en matière de concurrence.

D - Sur les conséquences de l'absence, dans le secteur des transports aériens, d'une réglementation d'application des articles 85 et 86 du traité

46. Dans leurs observations écrites, Air France et KLM ainsi que les gouvernements français, italien, néerlandais et la Commission ont souligné que, dans le secteur des transports aériens, une réglementation telle que prévue par l'article 87 fait, à l'heure actuelle, défaut.

47. Dans ces circonstances, l'application à ce secteur des articles 85 et 86 relève, de l'avis des gouvernements français et italien, de la compétence des autorités nationales visées par l'article 88 du traité. Ces autorités pourraient également accorder, aux conditions prévues au paragraphe 3 de l'article 85, des exemptions à l'interdiction du paragraphe 1.

48. Le gouvernement des Pays-Bas également considère que, en l'absence de toute mesure d'application des articles 85 et 86, il incombe aux autorités nationales au sens de l'article 88, mais aussi à la Commission en vertu de l'article 89, d'assurer le respect de ces dispositions. Ledit gouvernement fait valoir qu'il ne serait pas possible de constater, dans le cadre d'une procédure préjudicielle comme la présente, l'existence d'une infraction.

49. Selon la Commission, par contre, l'absence des mesures d'application visées à l'article 87 ne fait pas obstacle à ce que les juges nationaux soient, le cas échéant, appelés à se prononcer sur la compatibilité d'un accord ou d'une pratique déterminée avec les règles de concurrence, ces règles étant d'effet direct.

50. Il y a lieu de rappeler que, selon l'article 87, paragraphe 1, le Conseil, statuant à l'unanimité dans un délai de trois ans à compter de l'entrée en vigueur du traité, ou à la majorité qualifiée après ce délai, " arrête tous règlements ou directives utiles en vue de l'application des principes figurant aux articles 85 et 86 ". Comme il ressort du premier considérant du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962 (JO 1962, p. 204), l'adoption de tels règlements ou directives est nécessaire " pour établir un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun " et pour " pourvoir à l'application équilibrée des articles 85 et 86 d'une manière uniforme dans les États membres ".

51. Toutefois, malgré une proposition formulée en ce sens par la Commission (JO 1982, C 78, p. 2), le Conseil, jusqu'a présent, n'a pas adopté une réglementation de ce genre applicable aux transports aériens. En effet, le règlement n° 17 a été rendu, en vertu du règlement n° 141 du 26 novembre 1962 (JO 1962, p. 2751), inapplicable à ce secteur et, par la suite, une telle réglementation n'a été adoptée que pour les transports par chemin de fer, par route et par voies navigables (voir règlement n° 1017-68 du 19 juillet 1968, JO L. 175, p. 1).

52. En l'absence d'une réglementation telle que prévue à l'article 87 du traité, les articles 88 et 89 demeurent d'application.

53. Selon le premier de ces articles, " jusqu'au moment de l'entrée en vigueur des dispositions prises en application de l'article 87, les autorités des États membres statuent sur l'admissibilité d'ententes et sur l'exploitation abusive d'une position dominante sur le marché commun, en conformité du droit de leur pays et des dispositions des articles 85, notamment paragraphe 3, et 86 ".

54. Cet article impose donc aux " autorités des États membres " l'obligation d'appliquer les articles 85, notamment paragraphe 3, et 86, tant qu'une réglementation au sens de l'article 87 n'est pas adoptée.

55. Ainsi que la Cour l'a précisé dans son arrêt du 30 janvier 1974 (BRT, 127-73, Rec. p. 51), la notion d' " autorités des États membres " visée à l'article 88 désigne soit les autorités administratives chargées, dans la plupart des États membres, d'appliquer la législation nationale sur la concurrence sous le contrôle de légalité exercé par les juridictions compétentes, soit les juridictions auxquelles, dans d'autres États membres, la même mission a été spécialement confiée.

56. Ainsi comprise, la notion d' " autorité des États membres " au sens de l'article 88 n'inclut pas les juridictions pénales ayant pour mission d'assurer la répression des infractions à la loi.

57. Il ressort du dossier des présentes affaires que les concertations tarifaires sous-jacentes aux poursuites pénales dont il est question dans les litiges au principal n'ont fait l'objet d'aucune décision prise, en vertu de l'article 88, par les autorités compétentes françaises et visant à contrôler l'admissibilité de ces accords au regard des dispositions françaises en matière de concurrence ainsi que de l'article 85, notamment paragraphe 3. Le gouvernement français lui-même a exclu qu'une telle décision puisse être considérée comme comprise dans la décision d'homologation dont les tarifs en cause ont bénéficié.

58. Quant à l'article 89, cette disposition règle les pouvoirs de la Commission pendant la période précédant l'entrée en vigueur des dispositions visées à l'article 87. Ces pouvoirs consistent en la faculté d'instruire, sur demande d'un État membre ou d'office, " les cas d'infraction présumée aux principes " fixés par les articles 85 et 86 et de proposer, si elle constate qu'il y a une infraction, " les moyens propres à y mettre fin ". Pour le cas où il ne serait pas mis fin aux infractions, le paragraphe 2 de l'article 89 donne à la Commission le pouvoir de constater l'infraction " par une décision motivée " qui peut faire l'objet d'une publication, et d'autoriser les États membres " à prendre les mesures nécessaires, dont elle définit les conditions et les modalités pour remédier à la situation ".

59. Toutefois, la Commission n'a pas soutenu avoir exercé, à l'égard des concertations tarifaires en cause, les pouvoirs qui lui sont conférés par l'article 89, notamment celui, visé au paragraphe 2 de cet article, de constater, par voie de décision motivée, l'existence d'une infraction à l'article 85.

60. Dans ces circonstances, il importe de se demander si, en l'absence d'une réglementation ou directive, adoptée par le Conseil sur la base de l'article 87, applicable au secteur des transports aériens, une juridiction nationale, qui n'est pas une des autorités des États membres visées par l'article 88, jouit néanmoins du pouvoir de constater, dans le cadre de litiges du type des litiges principaux, la contrariété à l'article 85 d'une concertation tarifaire entre compagnies aériennes, alors qu'une telle concertation n'a fait l'objet ni d'une décision prise en vertu de l'article 88 par les autorités nationales compétentes, ni d'une décision émanant de la Commission en application de l'article 89, notamment paragraphe 2.

61. A cet égard, il convient de rappeler que, comme la Cour l'a dit dans son arrêt du 6 avril 1962 (Bosch, 13-61, Rec. p. 91), " les articles 88 et 89 ne sont pas de nature à assurer une application complète et intégrale de l'article 85 telle que leur seule existence permettrait de conclure que l'article 85 aurait, des l'entrée en vigueur du traité, produit tous ses effets ".

62. En réalité, l'article 88 ne prévoit une décision des autorités nationales sur l'admissibilité d'ententes que lorsque ces dernières sont soumises à leur approbation dans le cadre du droit en vigueur dans leur pays en matière de concurrence. D'autre part, selon l'article 89, la Commission, tout en étant habilitée à constater d'éventuelles violations des articles 85 et 86, n'est pas compétente pour octroyer des déclarations d'exemption au sens de l'article 85, paragraphe 3.

63. Dans ces conditions, le fait qu'une entente soit susceptible de relever du champ d'application de l'article 85 ne suffit pas pour qu'elle soit d'emblée considérée comme interdite par le paragraphe 1 dudit article et, dès lors, comme nulle de plein droit aux termes du paragraphe 2 du même article.

64. Une telle conclusion serait en effet contraire au principe général de la sécurité juridique - règle de droit qui, comme la Cour l'a reconnu dans son arrêt du 6 avril 1962, précité, est à respecter dans l'application du traité - du moment qu'elle conduirait à frapper d'interdiction et de nullité de plein droit certains accords, avant même qu'il ait été possible de constater si l'ensemble de l'article 85 s'applique à ces accords.

65. Il convient, en revanche, d'admettre, ainsi que la Cour l'a précisé dans son arrêt du 6 avril 1962, que, jusqu'à l'entrée en vigueur d'un règlement ou directive d'application des articles 85 et 86 au sens de l'article 87, l'interdiction visée au paragraphe 1 de l'article 85, ainsi que la nullité de plein droit visée au paragraphe 2 du même article, ne joue qu'a l'égard des accords et des décisions considérés par les autorités des États membres, sur la base de l'article 88, comme tombant sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, et non susceptibles d'un relèvement d'interdiction au sens du paragraphe 3 du même article, ou au regard desquels la Commission a procédé à la constatation prévue à l'article 89, paragraphe 2.

66. La Commission fait toutefois valoir que les principes découlant de l'arrêt du 6 avril 1962, précité, ne pourraient être étendus aux ententes en matière de transports aériens. En effet, selon la Commission, les circonstances de cet arrêt, tel le fait qu'il s'agissait d'accords conclus avant l'entrée en vigueur du traité et notifiables au titre de l'article 5 du règlement n° 17, ainsi que l'existence dudit règlement à l'époque où cette affaire a été entendue ne se retrouvent pas en ce qui concerne les ententes dans le secteur en cause.

67. Ces arguments ne sauraient être retenus. Les règles dégagées par l'arrêt du 6 avril 1962, précité, demeurent valables dès lors qu'aucun règlement, non plus qu'aucune directive prévus à l'article 87 ne sont intervenus et que, par conséquent, aucune procédure n'a été instituée pour faire application de l'article 85, paragraphe 3.

68. Il y a lieu, dès lors, de conclure qu'à défaut d'une décision prise, en vertu de l'article 88, par les autorités nationales compétentes et constatant qu'une concertation tarifaire déterminée entre compagnies aériennes est interdite par l'article 85, paragraphe 1, et ne peut être soustraite à cette interdiction en application du paragraphe 3 du même article, ou à défaut d'une décision émanant de la Commission en vertu de l'article 89, paragraphe 2, et ayant pour objet de constater, à l'égard d'une telle concertation, l'existence d'une infraction de l'article 85, paragraphe 1, une juridiction nationale telle celle qui a saisi la Cour dans les présentes affaires n'est pas habilitée à constater de son propre chef l'incompatibilité de la concertation tarifaire en question avec l'article 85, paragraphe 1.

69. Il convient, toutefois, de préciser que, dans l'attente d'une réglementation telle que prévue par l'article 87, applicable au secteur en cause, si une constatation de ce type a eu lieu, soit à l'initiative des autorités nationales en vertu de l'article 88, soit à celle de la Commission en application de l'article 89, paragraphe 2, les juridictions nationales doivent en tirer toutes les conséquences et en déduire, notamment, en vertu de l'article 85, paragraphe 2, la nullité de plein droit des concertations tarifaires faisant l'objet de ladite constatation.

E - Sur la compatibilité avec le droit communautaire d'une procédure nationale d'homologation des tarifs aériens

70. Il y a lieu, ensuite, d'examiner la question de savoir si et dans quelle mesure il est contraire aux obligations imposées aux États membres en vertu de l'article 5 du traité CEE, lu en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85, d'appliquer les dispositions nationales du type de celles visées par la juridiction nationale, qui prescrivent, pour les tarifs du transport aérien, une procédure obligatoire d'homologation et qui sanctionnent, y compris sur le plan pénal, le non-respect des tarifs ainsi homologués, lorsque, en l'absence d'une réglementation ou directive au sens de l'article 87 dudit traité, il a été constaté, dans les formes et selon les procédures indiquées à l'article 88 ou à l'article 89, paragraphe 2, que ces tarifs sont le résultat d'un accord, d'une décision d'association d'entreprises ou d'une pratique concertée contraires à l'article 85 précité.

71. Il convient de rappeler que, comme il ressort d'une jurisprudence constante, s'il est vrai que les articles 85 et 86 du traité concernent le comportement des entreprises et non pas des mesures législatives ou réglementaires des États membres, il n'en est pas moins vrai que le traité impose à ceux-ci de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles d'éliminer l'effet utile de ces dispositions(arrêt du 16 novembre 1977, Inno, 13-77, Rec. p. 2115).

72. Tel est notamment le cas si un État membre impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 ou en renforce les effets.

73. Selon Air France, KLM et le gouvernement français, les concertations tarifaires entre compagnies aériennes ne sont pas dues à l'existence d'une procédure obligatoire d'homologation des tarifs, comme celle en vigueur en France, mais dépendent des décisions prises en toute indépendance par les compagnies des différents États, dans le cadre de l'IATA ou dans un cadre similaire.

74. Pour le gouvernement du Royaume-Uni et pour la Commission, par contre, si les dispositions nationales en matière d'homologation des tarifs aériens ne constituent pas, en soi, une mesure obligeant les entreprises à se soustraire aux obligations découlant de l'article 85, il en serait autrement si les autorités nationales prétendaient que les compagnies leur soumettent uniquement des tarifs convenus entre elles, par exemple dans le cadre de l'IATA, et refusaient l'homologation à des tarifs présentés indépendamment.

75. Il y a lieu, à cet égard, d'observer que l'appréciation au regard du droit communautaire de l'application de dispositions nationales du type de celles visées par la juridiction nationale doit se faire en tenant compte de la nature des tarifs faisant l'objet de l'homologation et de leur compatibilité avec le droit communautaire.

76. Lorsque les concertations à travers lesquelles les tarifs aériens sont établis ont fait l'objet d'une décision des autorités nationales compétentes au sens de l'article 88, ou de la Commission au sens de l'article 89, paragraphe 2, constatant l'incompatibilité desdites concertations avec l'article 85, il est contraire aux obligations incombant aux États membres en matière de concurrence d'homologuer de tels tarifs et d'en renforcer ainsi les effets.

77. Il y a lieu, dès lors, de répondre à la question posée par la juridiction nationale en ce sens qu'il est contraire aux obligations imposées aux États membres par l'article 5 du traité CEE, lu en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85, notamment paragraphe 1, du même traité, d'homologuer des tarifs aériens et d'en renforcer ainsi les effets, lorsque, en l'absence d'une réglementation adoptée par le Conseil sur la base de l'article 87, il est constaté, dans les formes et selon les procédures indiquées à l'article 88 ou à l'article 89, paragraphe 2, que ces tarifs sont le résultat d'un accord, d'une décision d'association d'entreprises, ou d'une pratique concertée contraire à l'article 85.

Sur les dépens

78. Les frais exposés par les gouvernements français, italien, néerlandais et du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de police de Paris, par jugements du 2 mars 1984, dit pour droit :

Il est contraire aux obligations imposées aux États membres par l'article 5 du traité CEE, lu en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85, notamment paragraphe 1, du même traité, d'homologuer des tarifs aériens et d'en renforcer ainsi les effets, lorsque, en l'absence d'une réglementation adoptée par le Conseil sur la base de l'article 87, il est constaté, dans les formes et selon les procédures indiquées à l'article 88 ou à l'article 89, paragraphe 2, que ces tarifs sont le résultat d'un accord, d'une décision d'association d'entreprises, ou d'une pratique concertée contraire à l'article 85.