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Décisions

CJCE, 5e ch., 29 novembre 2001, n° C-221/99

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Conte

Défendeur :

Rossi

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. von Bahr

Avocat général :

M. Léger

Juges :

MM. Edward, La Pergola, Wathelet (rapporteur), Timmermans

Avocats :

Mes Della Barile, Cavanna, Daniele.

CJCE n° C-221/99

29 novembre 2001

1. Par ordonnance du 6 mai 1999, parvenue à la Cour le 9 juin suivant, le Giudice di pace di Genova a posé, en application de l'article 234 CE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 5 et 85 du traité CE (devenus articles 10 CE et 81 CE).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Conte à Mme Rossi, architecte, au sujet de la liquidation des honoraires de cette dernière.

Le cadre juridique

3. La réglementation italienne prévoit des tarifs minimaux pour les prestations effectuées par les ingénieurs et les architectes.

4. Dans un premier temps, ces tarifs ont été fixés directement par le législateur. En effet, l'article 2 du tarif annexé à la loi n° 143, du 2 mars 1949, portant approbation du tarif professionnel des ingénieurs et des architectes (GURI n° 90, du 19 avril 1949, p. 3, ci-après la "loi n° 143-49"), avait établi quatre types d'honoraires qui étaient déterminés : a) au pourcentage, c'est-à-dire en fonction du montant de l'ouvrage ; b) à la quantité, c'est-à-dire en fonction du montant de l'unité de mesure ; c) à la vacation, c'est-à-dire en fonction du temps consacré, et d) à la discrétion, c'est-à-dire en laissant toute liberté au professionnel.

5. L'article 5 du tarif annexé à la loi n° 143-49, qui revêt une importance particulière pour l'affaire au principal, énumère les prestations pour lesquelles les honoraires peuvent être fixés à la discrétion du professionnel.

6. Par la suite, la loi n° 143, du 4 mars 1958 (GURI n° 65, du 15 mars 1958, p. 1101), a prévu que les tarifs des honoraires et des indemnités des ingénieurs et des architectes, ainsi que les critères de remboursement des frais, seraient établis par décret du ministre de la Justice, en concertation avec le ministre des Travaux publics, sur proposition des Conseils nationaux de l'ordre des ingénieurs et de l'ordre des architectes. Toutefois, les tarifs établis selon cette nouvelle procédure ne s'appliquent pas aux prestations visées à l'article 5 du tarif annexé à la loi n° 143-49. Les architectes peuvent donc continuer à fixer de manière discrétionnaire leurs honoraires pour ces prestations.

7. Aux termes de l'article unique de la loi n° 340, du 5 mai 1976, portant interdiction de déroger aux minimums du tarif professionnel des ingénieurs et des architectes (GURI n° 144, du 3 juin 1976, p. 4253), les tarifs minimaux ont un caractère obligatoire, étant entendu que ledit tarif ne s'applique pas aux honoraires à la discrétion des professionnels.

8. Le tarif annexé à la loi n° 143-49 a été adapté à plusieurs reprises par décret du ministre de la Justice pris en concertation avec le ministre des Travaux publics.

9. En ce qui concerne la réglementation du Conseil national de l'ordre des architectes, l'article 5 de la loi n° 1395, du 24 juin 1923 (GURI n° 157, du 5 juillet 1923, p. 5193), prévoit que les architectes inscrits au tableau élisent leur propre conseil de l'Ordre. Celui-ci a pour mission, notamment, de donner, sur demande, un avis sur les litiges professionnels et sur le règlement des honoraires et des frais.

10. Aux fins de l'affaire au principal, il convient également de prendre en considération les dispositions du code de procédure civile italien (ci-après le "CPC"), en particulier les articles 633 et suivants de celui-ci relatifs au "procedimento d'ingiunzione" (procédure d'injonction). Cette procédure sommaire permet au créancier, sur requête non communiquée initialement à la partie adverse, d'obtenir un titre exécutoire à l'encontre de celle-ci.

11. En vertu de l'article 641 du CPC, le créancier, pièces justificatives à l'appui, demande au juge compétent de délivrer à l'encontre du débiteur une injonction de payer la somme réclamée ou de livrer les marchandises dans un délai qui est, en principe, de 40 jours.

12. Si la créance porte sur des honoraires, des droits ou des remboursements réclamés par des personnes exerçant une profession libérale, la demande d'injonction de payer doit être accompagnée de la note d'honoraires du demandeur. En vertu de l'article 636 du CPC, cette note doit être revêtue de la signature de ce dernier ainsi que de l'avis de l'association professionnelle compétente. Cet avis n'est pas nécessaire si le montant des frais et des prestations est déterminé sur la base de tarifs obligatoires.

13. Les articles 636 du CPC et 5 de la loi n° 1395 ne précisent ni les critères ni les données dont il doit être tenu compte pour la rédaction de l'avis émis par l'association professionnelle concernée.

14. Il résulte de l'article 636, troisième alinéa, du CPC que, à moins qu'il ne rejette la requête pour insuffisance de preuve, en application de l'article 640 du CPC, le juge doit se conformer à l'avis de l'association professionnelle en ce qui concerne les sommes réclamées, sauf correction des erreurs matérielles.

15. En vertu de l'article 643, deuxième alinéa, du CPC, une copie de l'injonction et une copie de la requête sont signifiées au défendeur. Aux termes du troisième alinéa de ladite disposition, cette double signification constitue le point de départ de l'instance. À partir de cette signification, le défendeur peut former opposition jusqu'à l'expiration du délai qui lui a été imparti, conformément à l'article 641 du CPC, pour s'exécuter volontairement. Il ressort de l'article 645 du CPC que, si le débiteur fait opposition à l'injonction dans ce délai, la procédure civile contradictoire de droit commun est applicable. Dans le cas contraire, le juge déclare l'injonction exécutoire à la requête du créancier.

Le litige au principal et les questions préjudicielles

16. Le 30 octobre 1998, une ordonnance portant injonction de payer la somme de 2 550 000 ITL à Mme Rossi, architecte, a été rendue par le Giudice di pace di Genova à l'encontre de M. Conte. Mme Rossi avait saisi ladite juridiction au motif que, ayant exécuté des prestations professionnelles au bénéfice de M. Conte et ayant fixé ses honoraires conformément à l'article 5 du tarif annexé à la loi n° 143-49, ceux-ci n'avaient pas été réglés par le débiteur. Elle avait joint à sa requête la note d'honoraires ainsi qu'un avis de liquidation conforme émis par le conseil de l'ordre des architectes de Gênes.

17. Par procès-verbal de citation, notifié le 18 décembre 1998, M. Conte a formé opposition à l'injonction de payer en contestant sur le fond la demande de Mme Rossi et en excipant, à titre liminaire, de la nullité de cette injonction. Selon M. Conte, l'avis de liquidation émis par le conseil de l'ordre et joint à la demande d'injonction de payer en application de l'article 636 du CPC constitue une décision d'"association d'entreprises" contraire à l'article 85 du traité.

18. Considérant que l'interprétation des dispositions des articles 5 et 85 du traité était nécessaire pour lui permettre de trancher le litige, le Giudice di pace di Genova a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

" 1) La notion d''entreprise élaborée par les décisions de la Commission et par la jurisprudence de la Cour de justice s'applique-t-elle aux personnes exerçant l'activité professionnelle d'architecte et, en cas de réponse affirmative, les ordres professionnels auxquels les architectes adhèrent doivent-ils être considérés comme des associations d'entreprises au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité ?

2) Les dispositions combinées des articles 5 et 85 du traité CE peuvent-elles être considérées comme compatibles avec une disposition nationale qui se limite à donner une valeur réglementaire à un tarif élaboré et arrêté par les Conseils nationaux des ordres des ingénieurs et des architectes dans le cas où :

a) les mesures finales des autorités publiques ont revêtu la forme d'un acte confirmatif de la volonté exprimée de façon autonome par les Conseils nationaux des ordres intéressés ; ou

b) les mesures finales des autorités publiques ont pris la forme d'une attribution aux membres des Ordres concernés du pouvoir de fixer unilatéralement le tarif et ce, même après l'exécution des prestations professionnelles qui leur sont confiées ; ou

c) les mesures finales des autorités publiques ne mentionnent aucune condition tenant à l'intérêt général, ni des limites minimales et maximales auxquelles le tarif laissé à la discrétion du professionnel devrait se conformer ; ou

d) les mesures finales des autorités publiques ne prévoient pas l'obligation pour les professionnels de communiquer préalablement et/ou de rendre en tout état de cause publics les tarifs qu'ils entendent appliquer pour les prestations qui leur sont demandées ?

3) Les dispositions combinées des articles 5 et 85 du traité peuvent-elles être considérées comme compatibles avec une réglementation nationale qui, sans prévoir le respect de critères d'intérêt général, confère à une commission tarifaire, instituée auprès du conseil de l'Ordre et composée uniquement de personnes inscrites à l'Ordre, le pouvoir de prendre une décision discrétionnaire de liquidation des honoraires, également confirmative des honoraires fixés discrétionnairement par le professionnel, de nature à obliger le juge à prononcer une injonction de payer conforme à la taxation arrêtée par le conseil de l'Ordre ? "

Observation liminaire

19. À titre liminaire, il convient de relever que, conformément à une jurisprudence constante de la Corte suprema di cassazione (Italie), l'avis émis par l'association professionnelle compétente ne s'impose à la juridiction saisie du litige que dans la première phase de la procédure d'injonction, qui se déroule de manière non contradictoire. En revanche, un tel avis perd son caractère contraignant lorsque le débiteur introduit une procédure d'opposition afin de contester l'existence et le montant de la créance d'honoraires réclamée par le professionnel (voir, notamment, arrêts du 8 avril 1975, n° 1276 ; du 12 juillet 1975, n° 2775 ; du 24 août 1994, n° 7504 ; du 30 octobre 1996, n° 9514, et du 7 mai 1997, n° 3972).

Sur la troisième question

20. La troisième question, à laquelle il convient de répondre en premier lieu, doit dès lors être comprise comme portant sur le point de savoir si les articles 5 et 85 du traité s'opposent à une réglementation nationale qui, dans le cadre d'une procédure sommaire d'injonction de payer ayant pour objet le recouvrement des honoraires d'un architecte, membre d'une association professionnelle, impose à la juridiction saisie du litige de se conformer à l'avis émis par cette dernière en ce qui concerne la liquidation du montant desdits honoraires dans la mesure où cet avis perd sa force contraignante lorsque le débiteur introduit une procédure contradictoire.

21. Le débiteur à l'encontre duquel est dirigée la demande d'injonction de payer peut contester cet avis au cours de la procédure juridictionnelle ultérieure, qui est contradictoire et qu'il n'appartient qu'à lui d'engager(voir, à propos de l'article 645 du CPC, l'arrêt de la Cour du 13 juillet 1995, Hengst Import, C-474-93, Rec. p. I-2113, point 15, rendu à propos de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale). Ledit avis ne saurait donc constituer une décision d'une association d'entreprises susceptible par elle-même de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence au sens de l'article 85 du traité.

22. L'absence d'effet sur la concurrence résulte également du fait que l'avis rendu par l'association professionnelle se rapporte à des prestations individuelles qui ont fait l'objet d'une évaluation discrétionnaire par un praticien déterminé.

23. Au vu des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la troisième question que les articles 5 et 85 du traité ne s'opposent pas à une réglementation nationale qui, dans le cadre d'une procédure sommaire d'injonction de payer ayant pour objet le recouvrement des honoraires d'un architecte, membre d'une association professionnelle, impose à la juridiction saisie du litige de se conformer à l'avis émis par cette dernière en ce qui concerne la liquidation du montant desdits honoraires dans la mesure où cet avis perd sa force contraignante lorsque le débiteur introduit une procédure contradictoire.

Sur les première et deuxième questions

24. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande en substance si les architectes constituent des entreprises et, dans l'affirmative, si les ordres professionnels auxquels ils adhèrent constituent des "associations d'entreprises" au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité.

25. Par sa deuxième question, sous a), la juridiction de renvoi demande si, pour la fixation du tarif obligatoire des honoraires des architectes, les autorités italiennes ont délégué leurs pouvoirs à l'association professionnelle compétente en violation des articles 5 et 85 du traité.

26. Par sa deuxième question, sous b) à d), la juridiction de renvoi demande en substance si les dispositions des articles 5 et 85 du traité s'opposent à une législation nationale qui prévoit que les membres d'une profession libérale peuvent fixer librement le montant des honoraires relatifs à certaines prestations qu'ils effectuent.

27. À cet égard, il suffit de constater que les prestations pour lesquelles la procédure d'injonction de payer a été mise en œuvre ne font pas l'objet d'un tarif obligatoireet que, compte tenu de la liberté ainsi laissée à tout praticien d'en fixer le montant, une réglementation nationale telle que celle en cause au principal n'est pas de nature à favoriser la création d'accords restrictifs de la concurrence.

28. Au vu de ces considérations, il n'y a pas lieu de traiter plus avant la première question ni la deuxième question, sous a), et il convient de répondre à la deuxième question, sous b) à d), que les articles 5 et 85 du traité ne s'opposent pas à une législation nationale qui prévoit que les membres d'une profession libérale peuvent fixer librement le montant des honoraires relatifs à certaines prestations qu'ils effectuent.

Sur les dépens

29. Les frais exposés par le gouvernement italien et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédurerevêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (cinquième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le Giudice di pace di Genova, par ordonnance du 6 mai 1999, dit pour droit :

1) Les articles 5 et 85 du traité CE (devenus articles 10 CE et 81 CE) ne s'opposent pas à une réglementation nationale qui, dans le cadre d'une procédure sommaire d'injonction de payer ayant pour objet le recouvrement des honoraires d'un architecte, membre d'une association professionnelle, impose à la juridiction saisie du litige de se conformer à l'avis émis par cette dernière en ce qui concerne la liquidation du montant desdits honoraires dans la mesure où cet avis perd sa force contraignante lorsque le débiteur introduit une procédure contradictoire.

2) Les articles 5 et 85 du traité ne s'opposent pas à une législation nationale qui prévoit que les membres d'une profession libérale peuvent fixer librement le montant des honoraires relatifs à certaines prestations qu'ils effectuent.