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Décisions

CJCE, 18 octobre 1979, n° 125-78

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

GEMA, Gesellschaft für musikalische Aufführungs- und mechanische Vervielfältigungsrechte

Défendeur :

Commission des Communautés européennes, Compagnie Luxembourgeoise de Télédiffusion (SA), Radio Music International (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Kutscher

Présidents de chambre :

MM. O'Keeffe, Touffait

Avocats généraux :

M. Capotorti, Avocat : Me Arendt.

Juges :

MM. Mertens de Wilmars, Pescatore, Mackenzie Stuart, Bosco

Comm. CE, du 22 mars 1978

22 mars 1978

LA COUR,

1 Le litige dans la présente affaire trouve son origine dans une lettre, en date du 23 juillet 1971, par laquelle la requérante, GEMA, société allemande de droits d'auteur, a saisi la Commission d'une plainte conformément à l'article 3, paragraphe 2 b), du règlement n° 17-62 du 6 février 1962 (JO n° 13 du 21 février 1962, p. 204), en vue de faire constater des infractions aux règles de concurrence énoncées aux articles 85 et 86 du traité CEE de la part de la compagnie Luxembourgeoise de télédiffusion (ci-après Radio Luxembourg), de sa filiale la société Radio Music International (ci-après RMI), ayant toutes deux leur siège à Luxembourg, et de la société Radio Télé Music (ci-après RTM), ayant son siège à Berlin-Wilmersdorf.

2 Selon cette plainte, Radio Luxembourg aurait conclu, par l'intermédiaire de RMI, avec des éditeurs de musique légère, établis en République fédérale d'Allemagne et y exerçant leur activité, des contrats en vertu desquels RMI recevrait la moitié des redevances des droits d'auteur sur les œuvres musicales éditées en commun, par elle et lesdits éditeurs, en contrepartie de la diffusion de façon répétée de ces compositions sur la station émettrice en langue allemande de Radio Luxembourg à des heures d'écoute favorables. Cette pratique aurait pour effet de procurer à Radio Luxembourg, en tant que membre de la GEMA, des redevances pour droits d'auteurs excessives. En effet, comme la requérante - seule société de droits d'auteur en République fédérale - devrait distribuer la totalité des redevances qu'elle perçoit sur la base d'une clé de répartition fixe, la pratique susvisée aurait pour conséquence de désavantager les autres éditeurs de musique légère, qui sont également membres de la requérante.

3 La Commission a donné suite à la plainte de la requérante en adressant aux trois sociétés précitées, conformément a l'article 19, paragraphe 1, du règlement n° 17-62, par lettre du 23 janvier 1974, une communication de griefs. Le 23 avril 1974, la Commission a procédé à l'audition des parties, mais n'a pas informe la requérante du déroulement ultérieur de la procédure.

4 Par lettre du 31 janvier 1978, la requérante a mis la Commission en demeure de prendre " une décision formelle dans l'instruction de l'affaire " dans un délai de deux mois, faute de quoi elle introduirait contre la Commission un recours en carence, conformément à l'article 175 du traité.

5 La Commission a répondu par lettre du 22 mars 1978 dans laquelle elle a estimé que " les éléments les plus récents " en sa possession ne justifiaient pas de faire droit à la plainte de la requérante visant à obtenir une décision constatant un abus de position dominante par Radio Luxembourg et par les autres entreprises susmentionnées. De l'avis de la Commission, il était douteux, étant donné l'évolution récente de la situation, qu'il fut possible d'établir de façon convaincante que Radio Luxembourg occupe une position dominante sur une partie substantielle du Marché commun et abuse d'une telle position. Après avoir détaillé les motifs justifiant cet avis, la Commission a conclu qu'une décision au titre de l'article 86 du traité ne serait pas justifiée. Conformément à l'article 6 du règlement n° 99-63 de la Commission du 25 juillet 1963 relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 17 du Conseil (JO du 20 août 1963, p. 2268), elle a donne à la requérante la possibilité de présenter ses observations éventuelles dans un délai de deux mois à compter de la réception de la " présente prise de position ".

6 La Commission a également exprimé l'opinion dans la lettre susvisée que les sociétés de protection des droits d'auteur disposaient d'autres moyens pour se prémunir contre les distorsions de la concurrence résultant de la pratique de certaines sociétés de radiodiffusion consistant à émettre de manière préférentielle des pièces de musique légère sur lesquelles elles détiennent certains droits de propriété. A ce sujet, la Commission a proposé à la requérante d'avoir un entretien avec ses fonctionnaires. Au cours de cet entretien, qui a eu lieu le 14 avril 1978, et qui, selon la requérante, portait sur l'ensemble des points soulevés par la Commission dans sa lettre du 22 mars 1978, la Commission a soumis des propositions, comportant notamment la modification des statuts de la requérante, pour déjouer la pratique de co-édition de Radio Luxembourg. Toutefois, par télex du 28 avril 1978, la requérante a fait savoir a la Commission qu'elle considérait les propositions de celle-ci comme irréalisables.

7 Le 31 mai 1978, la requérante a introduit un recours en vertu de l'article 175 du traité visant à faire constater l'illégalité de l'inaction de la Commission et à faire enjoindre à celle-ci de prendre une décision formelle dans le cadre de la procédure ouverte en 1971 suite à la plainte de la requérante ou, le cas échéant, d'informer celle-ci du classement de l'affaire, en application de l'article 6 du règlement n° 99-63. Selon la requérante, la Commission, en lui adressant la lettre du 22 mars 1978, n'aurait pas rempli les obligations qui lui incombent en vertu de l'article 3, paragraphe 2, du règlement n° 17-62, la requérante ayant " un droit... que... la Commission poursuive la procédure engagée contre Radio Luxembourg, qu'elle constate l'infraction commise et qu'elle ordonne les mesures appropriées pour qu'il y soit mis fin ".

8 Par ordonnance du 17 janvier 1979, la Cour a admis l'intervention de Radio Luxembourg et de RMI à l'appui des conclusions de la Commission.

9 Le 19 mars 1979, la requérante a présenté, à titre subsidiaire, des conclusions supplémentaires, par lesquelles elle a demandé, en application de l'article 173, deuxième alinéa, du traité , dans le cas où la Cour considérerait le recours en carence comme irrecevable, l'annulation de la décision, qui serait contenue dans la lettre de la Commission du 22 mars 1978, de ne pas poursuivre la procédure engagée contre Radio Luxembourg.

Sur la recevabilité

10 La Commission conteste la recevabilité du recours en carence au motif que les conditions d'application de l'article 175 ne seraient pas réunies.

11 Faisant observer que l'article 175, deuxième alinéa, exige que la Commission, après l'expiration d'un délai de deux mois à compter du jour où elle a été invitée à agir, n'ait " pas pris position ", la Commission soutient qu'il n'y a pas de carence en l'espèce , sa lettre du 22 mars 1978 constituant une prise de position au sens de l'article 175. Cette affirmation, à son tour, est contestée par la requérante qui fait valoir, d'une part, que la lettre du 22 mars est purement interlocutoire et, d'autre part, qu'elle a droit, en tant que particulier qui a présenté une demande au titre de l'article 3, paragraphe 2, du règlement n° 17-62, à une " décision " au sens de l'article 189 du traité. En deuxième lieu, la requérante n'entrerait pas, selon la Commission, dans la catégorie des personnes physiques ou morales qui, aux termes du troisième alinéa de l'article 175, peuvent saisir la Cour, compte tenu du fait que la décision exigée par la requérante n'aurait pas pu être adressée à celle-ci mais seulement aux entreprises dont le comportement était mis en cause par la plainte.

12 La Commission conteste également la recevabilité de la demande subsidiaire présentée par la requérante. La requérante fonde cette demande subsidiaire sur l'article 42, paragraphe 2, du règlement de procédure, aux termes duquel " la production de moyens nouveaux en cours d'instance " est interdite à moins que de tels moyens " ne se fondent sur des éléments de droit et de fait qui se sont révélés pendant la procédure écrite ". Toutefois, selon la Commission, cette demande ne soulève pas des moyens nouveaux mais plutôt des conclusions nouvelles. En tout etat de cause, la demande serait irrecevable, ayant été présentée après l'expiration du delai fixé par l'article 173, dernier alinéa.

13 Il faut donc examiner la recevabilité tant du recours en carence que de la demande subsidiaire.

A - Le recours en carence

14 Il convient de trancher, en premier lieu, la question de savoir si la lettre du 22 mars 1978 constitue une " prise de position " au sens de l'article 175, deuxième alinéa. A cette fin, il faut d'abord examiner les obligations de la Commission dans le cadre de la procédure instaurée par le règlement n° 17-62 et complétée par le règlement n° 99-63 en vue de la constatation des infractions éventuelles aux articles 85 et 86 du traité.

15 L'article 3 du règlement n° 17-62 prévoit notamment ce qui suit :

" 1. Si la Commission constate, sur demande ou d'office, une infraction aux dispositions de l'article 85 ou de l'article 86 du traité , elle peut obliger par voie de décision les entreprises et associations d'entreprises intéressées à mettre fin à l'infraction constatée.

2. Sont habilités à présenter une demande à cet effet :

a) les États membres,

b) les personnes physiques ou morales qui font valoir un intérêt légitime ".

16 L'article 6 du règlement n° 99-63 prévoit :

" lorsque la Commission, saisie d'une demande en application de l'article 3, paragraphe 2, du règlement n° 17 considère que les éléments qu'elle a recueillis ne justifient pas d'y donner une suite favorable, elle en indique les motifs aux demandeurs et leur impartit un délai pour présenter par écrit leurs observations éventuelles. "

17 Il s'ensuit que la communication visée à l'article 6 du règlement n° 99-63, ainsi qu'il ressort de l'expression " ... en indique les motifs aux demandeurs, " n'a pour but que d'assurer qu'un demandeur au sens de l'article 3, paragraphe 2 b), du règlement n° 17-62 soit informé des raisons qui ont amené la Commission à conclure que les éléments qu'elle a recueillis au cours de l'instruction ne justifient pas de donner une suite favorable à la demande. Cette communication implique le classement de l'affaire sans pourtant empêcher la Commission de rouvrir le dossier, si elle l'estime utile, notamment dans le cas où le demandeur fournit, dans le délai qu'elle lui octroie à cette fin, conformément aux dispositions de l'article 6, de nouveaux éléments de fait ou de droit. La thèse de la requérante, selon laquelle l'auteur d'une demande présentée en vertu de l'article 3, paragraphe 2, du règlement n° 17-62 aurait le droit d'obtenir de la Commission une décision au sens de l'article 189 du traité, quant à l'existence de l'infraction alléguée, ne saurait donc être retenue.

18 De plus, même à supposer qu'une telle communication ait la nature d'une décision au sens de l'article 189 du traité, et qu'elle soit ainsi susceptible d'être attaquée en vertu de l'article 173 du traité, il n'en résulterait pas pour autant que le demandeur au sens de l'article 3, paragraphe 2, du règlement n° 17-62 aurait le droit d'exiger de la Commission une décision définitive quant à l'existence ou l'inexistence de l'infraction alléguée. En effet, la Commission ne peut être obligée de poursuivre en tout état de cause la procédure jusqu'au stade d'une décision finale. L'interprétation défendue par la requérante viderait de son sens l'article 3 du règlement n° 17-62 qui donne à la Commission, sous certaines conditions, la faculté de ne pas obliger, par voie de décision, les entreprises intéressées à mettre fin à l'infraction constatée. Il résulte donc de la nature de la procédure en constatation d'infraction instaurée par l'article 3 du règlement que l'on ne saurait admettre qu'une personne physique ou morale qui, en application de l'article 3, paragraphe 2 b), du règlement, a demandé à la Commission de constater ladite infraction ait le droit d'exiger une décision définitive sur la procédure engagée, à la suite de sa plainte, par la Commission.

19 En ce qui concerne la lettre du 22 mars 1978, il y a lieu de constater que la Commission a informé la requérante de son opinion qu'une décision au titre de l'article 86 du traité ne serait pas justifiée et a exposé les éléments de fait et les motifs justifiant cet avis. Elle a en outre fixé, dans le respect aux dispositions de l'article 6 du règlement n° 99-63 précité, un délai de deux mois pour la présentation par écrit des observations éventuelles de la requérante.

20 Il s'ensuit que la Commission a agi en conformité avec les dispositions de l'article 6 du règlement n° 99-63, exposées ci-dessus, en informant la requérante du résultat de la procédure et des motifs du classement de sa plainte. Il y a lieu d'ajouter qu'il ressort des termes de la lettre, qui se compose de deux parties distinctes, que la proposition faite par la Commission d'avoir un entretien avec la requérante en vue d'examiner d'autres moyens propres à remédier aux conséquences des pratiques contestées par celle-ci se situe hors du cadre de la procédure pour infraction aux règles de la concurrence engagée par la Commission suite à la plainte originaire. Contrairement à la thèse de la requérante, cette proposition ne saurait donc conférer à la lettre une qualité interlocutoire.

21 Il résulte des considérations précédentes qu'en répondant par sa lettre du 22 mars 1978, qui était conforme aux conditions de l'article 6 du règlement n° 99-63, à la lettre de mise en demeure de la requérante du 31 janvier 1978, la Commission a adressé à celle-ci un acte qui constitue une prise de position au sens de l'article 175, deuxième alinéa, du traité.

22 Il s'ensuit qu'en l'espèce , la Commission ne s'est pas abstenue de statuer sur la demande de la requéranteet que les conditions envisagées par l'article 175 font défaut.

23 Le recours en carence doit donc être rejeté comme irrecevable.

B - Le recours en annulation

24 Ainsi qu'il a déjà été indiqué, la requérante a présenté, le 19 mars 1979, des conclusions supplémentaires par lesquelles elle demande l'annulation de " la décision de ne pas poursuivre la procédure engagée contre Radio Luxembourg contenue dans la lettre de la Commission à la requérante du 22 mars 1978 (article 173, alinéa 2, du traité CEE) ". A l'appui de sa demande, la requérante affirme que celle-ci est basée sur les mêmes faits que ceux qu'elle a déjà exposés aux fins du recours en carence. Elle soutient, en outre, que sa demande constituerait la production d'un moyen nouveau fondé sur des éléments de droit qui ne se sont révélés qu'à l'expiration de la procédure écrite et qu'elle devrait par conséquent être recevable en vertu de l'article 42, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure.

25 L'élément de droit invoqué par la requérante serait la communication à la requérante, le 20 février 1979, des motifs de l'arrêt du Bundesgerichtshof du 12 décembre 1978, rendu dans une affaire opposant la requérante à Radio Luxembourg, RMI et RTM, et portant sur les mêmes faits que ceux qui se trouvent à la base de la procédure engagée par la Commission à l'égard de ces sociétés. Il ressort dudit arrêt que le Bundesgerichtshof affirme notamment, que la Commission aurait renoncé à poursuivre cette procédure. Selon la requérante, le Bundesgerichtshof avait considéré la lettre de la Commission du 22 mars 1978 comme une décision mettant fin à la procédure. La requérante aurait introduit la demande subsidiaire en annulation dans le cas où la Cour partagerait cette opinion.

26 Aux termes de l'article 42, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure, " la production de moyens nouveaux en cours d'instance est interdite à moins que ces moyens ne se fondent sur des éléments de droit et de fait qui se sont révélés pendant la procédure écrite ". Cette disposition permet donc à un requérant, à titre exceptionnel, d'invoquer des moyens nouveaux à l'appui des conclusions formulées dans l'acte introductif d'instance. Elle n'envisage nullement la possibilité pour un requérant d'introduire des conclusions nouvelles, ni, à plus forte raison, de transformer un recours en carence en un recours en annulation. Dans le cas d'espèce , les conclusions de la requête originaire se basaient sur l'article 175 du traité , tandis que celles de la demande supplémentaire invoquent l'existence d'un acte attaquable en vertu de l'article 173. La requérante ne saurait donc invoquer les dispositions susvisées pour justifier la recevabilité de sa demande en annulation de la décision qui serait contenue dans la lettre de la Commission du 22 mars 1978.

27 Il y a lieu donc de rejeter la demande subsidiaire en annulation comme irrecevable.

Sur les dépens

28 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens.

29 La requérante, ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens, sauf ceux éventuellement causes par les interventions de Radio Luxembourg et de RMI, qui sont compensés, en vertu de l'article 69, paragraphe 3, du règlement de procédure en ce sens que la requérante et les parties intervenantes supporteront chacune leur propres dépens, ces dernières n'ayant pas présentéd'observations écrites ou orales ;

Par ces motifs,

LA COUR,

déclare et arrête :

1) Le recours est rejeté comme irrecevable.

2) La requérante est condamnée aux dépens, sauf ceux éventuellement causes par les interventions, qui sont compensés en ce sens que la requérante et les parties intervenantes supporteront chacune leurs propres dépens.