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Décisions

CJCE, 6e ch., 29 juin 1999, n° C-256/97

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Déménagements-Manutention Transport (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Kapteyn

Avocat général :

M. Jabobs

Juges :

MM. Hirsch (rapporteur), Murray

Avocat :

Me Kaisin.

CJCE n° C-256/97

29 juin 1999

1. Par décision du 7 juillet 1997, parvenue à la Cour le 15 juillet suivant, le Tribunal de commerce de Bruxelles a posé, en application de l'article 234 CE (ex-article 177), deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 92 du même traité (devenu, après modification, article 87 CE).

2. Ces questions ont été posées dans le cadre d'une procédure dans laquelle le Tribunal de commerce examine s'il convient de déclarer d'office la faillite de la société anonyme Déménagements-Manutention Transport (ci-après "DMT"), établie à Bruxelles.

3. Selon l'article 442, paragraphe 1, du Code de commerce belge, dans sa version en vigueur à l'époque des faits, la faillite est déclarée par jugement du Tribunal de commerce rendu soit sur l'aveu du failli, soit à la requête d'un ou de plusieurs créanciers, soit d'office.

4. Une enquête concernant l'insolvabilité éventuelle d'une entreprise est d'abord conduite par le juge des enquêtes commerciales qui, lorsqu'il est en possession d'éléments de nature à laisser penser qu'une entreprise peut être insolvable, saisit la formation de jugement du Tribunal de commerce. Tel a été le cas dans l'affaire au principal.

5. Selon la décision de la juridiction de renvoi, il découle du bilan de DMT arrêté au 31 décembre 1996 que celle-ci ne dispose, au mieux, que de 12,8 millions de BFR d'actifs circulants pour faire face à un passif exigible de 21,5 millions de BFR environ. Les dettes fiscales, salariales et sociales de DMT s'élèvent, au total, à 18,48 millions de BFR, dont 18,1 millions de BFR dus au seul Office national de sécurité sociale (ci-après l'"ONSS"), établissement public placé sous la garantie de l'Etat belge et chargé par celui-ci de collecter les cotisations sociales obligatoires des employeurs et des travailleurs et d'assurer la gestion financière et l'efficacité du fonctionnement de la sécurité sociale (article 5 de la loi du 27 juin 1969, telle que modifiée par la loi du 30 mars 1994, ci-après la "loi").

6. Les cotisations dues par un travailleur sont retenues à chaque paie par l'employeur qui doit, dans les délais fixés par le Roi, transmettre ces cotisations à l'ONSS (article 23 de la loi). L'employeur qui ne respecte pas ses obligations est passible de sanctions pénales. En outre, l'employeur qui ne verse pas les cotisations dans les délais est redevable envers l'ONSS d'une majoration de cotisation et d'un intérêt de retard fixé par la loi (article 28 de la loi). Toutefois, il est admis que l'ONSS peut accorder et moduler, sous sa responsabilité, des délais de grâce aux employeurs.

7. Le Tribunal de commerce relève que l'ONSS semble avoir fait preuve, dans l'exercice de ce pouvoir, d'"une patience extraordinaire" envers DMT, en l'autorisant notamment, par lettre du 17 décembre 1996, à s'acquitter de ses dettes par paiement de "600 000 [BFR] par mois à partir du 25 décembre 1996" et "paiement des nouvelles cotisations à partir du 4e trimestre 1996 dans les délais légaux", délais de grâce confirmés par l'ONSS dans sa lettre du 24 février 1997 à DMT.

8. Considérant que, par lesdites facilités de paiement, l'ONSS a contribué, de manière artificielle, au soutien de l'activité d'une entreprise insolvable, laquelle n'était pas en mesure d'obtenir un financement aux conditions normales du marché, le Tribunal de commerce de Bruxelles a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1) L'article 92 du traité doit-il être interprété en ce sens que des mesures, sous la forme de facilités de paiement octroyées par un organisme public comme l'ONSS, ayant pour résultat de permettre à une société commerciale de retenir, depuis au moins huit ans, une partie des sommes collectées auprès du personnel et d'utiliser ces sommes au soutien d'activités commerciales, l'entreprise n'étant pas en mesure d'obtenir un financement aux conditions normales du marché ou de pouvoir augmenter son capital, sont à considérer comme étant des aides d'Etat, au sens de cet article?

2) En cas de réponse affirmative à la première question, l'article 92 du traité doit-il être interprété en ce sens qu'une telle aide est compatible avec le Marché commun?"

Sur la recevabilité

9. A titre liminaire, il y a lieu de rappeler qu'il résulte d'une jurisprudence constante que les juridictions nationales ne sont habilitées à saisir la Cour que si un litige est pendant devant elles et si elles sont appelées à statuer dans le cadre d'une procédure destinée à aboutir à une décision de caractère juridictionnel (voir, notamment, arrêt du 12 novembre 1998, Victoria Film, C-134-97, Rec. p. I-7023, point 14). Ainsi que M. l'avocat général l'a relevé aux points 15 à 17 de ses conclusions, ces conditions sont réunies dans l'affaire au principal dans la mesure où la formation de jugement du Tribunal de commerce, une fois saisie par le juge des enquêtes commerciales, est appelée à rendre un jugement sur la solvabilité de l'entreprise concernée.

10. Concernant la pertinence des questions posées, il convient de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et qui doivent assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l'interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer (voir, notamment, arrêt du 5 juin 1997, Celestini, C-105-94, Rec. p. I-2971, point 21).

11. Il ressort de la décision de renvoi que la juridiction nationale considère vraisemblablement que, si les facilités de paiement octroyées par l'ONSS constituent une aide d'Etat, DMT devrait s'acquitter immédiatement de ses obligations envers l'ONSS, de sorte qu'elle serait insolvable et que sa faillite devrait être déclarée. Il n'appartient pas à la Cour, dans le cadre de la présente procédure, de porter une appréciation sur cette analyse.

12. Toutefois, compte tenu de la répartition des compétences en matière d'aide d'Etat entre les juridictions nationales, la Commission et la Cour, cette dernière est uniquement compétente pour répondre à la première question posée par le Tribunal de commerce.

13. A cet égard, il convient de rappeler que l'article 92, paragraphe 1, du traité CE déclare "incompatibles avec le Marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre Etats membres, les aides accordées par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions".

14. L'article 88 CE (ex-article 93) prévoit une procédure spéciale organisant l'examen permanent et le contrôle des aides d'Etat par la Commission. En ce qui concerne les aides nouvelles que les Etats membres auraient l'intention d'instituer, il est établi une procédure préliminaire sans laquelle aucune aide ne saurait être considérée comme régulièrement instaurée. En vertu de l'article 88, paragraphe 3, première phrase, CE, tel qu'interprété par la jurisprudence de la Cour, les projets tendant à instituer ou à modifier des aides doivent être notifiés à la Commission préalablement à leur mise en œuvre.

15. Selon la jurisprudence de la Cour, cette compétence de la Commission ne fait pas obstacle à ce qu'une juridiction nationale interroge la Cour à titre préjudiciel sur l'interprétation de la notion d'aide (voir arrêt du 30 novembre 1993, Kirsammer-Hack, C-189-91, Rec. p. I-6185, point 14). Il y a donc lieu de répondre à la première question posée par le Tribunal de commerce.

16. En revanche, le traité, en organisant par l'article 88 CE l'examen permanent et le contrôle des aides par la Commission, entend que la reconnaissance de l'incompatibilité éventuelle d'une aide avec le Marché commun résulte, sous le contrôle de la Cour, d'une procédure appropriée dont la mise en œuvre relève de la responsabilité de la Commission (voir arrêt du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires et Syndicat national des négociants et transformateurs de saumon, C-354-90, Rec. p. I-5505, point 9). Il en résulte que la Cour n'est pas compétente pour répondre à la seconde question posée par le Tribunal de commerce.

Sur la première question

17. Pour répondre à cette question, il y a lieu d'examiner si les différents éléments de la définition de l'aide étatique qui figure à l'article 92, paragraphe 1, du traité sont réunis.

18. Il convient de relever qu'il est constant que, dans l'affaire au principal, les facilités de paiement accordées à DMT par l'ONSS le sont au moyen de ressources d'Etat au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, dans la mesure où l'ONSS est un organisme public créé par l'Etat belge et chargé par celui-ci, sous son contrôle, de collecter les cotisations sociales obligatoires des employeurs et des travailleurs et d'assurer la gestion de la sécurité sociale (voir, en ce sens, arrêt du 17 mars 1993, Sloman Neptun, C-72-91 et C-73-91, Rec. p. I-887, point 19).

19. S'agissant de la notion d'aide, il convient, en premier lieu, de rappeler que, selon une jurisprudence constante, cette notion est plus générale que celle de subvention parce qu'elle comprend non seulement des prestations positives telles que les subventions elles-mêmes, mais également des interventions qui, sous des formes diverses, allègent les charges qui normalement grèvent le budget d'une entreprise (voir arrêt du 15 mars 1994, Banco Exterior de Espana, C-387-92, Rec. p. I-877, point 13). Aussi, il est certain que le comportement d'un organisme public compétent pour collecter les cotisations de sécurité sociale qui tolère que lesdites cotisations soient payées avec retard donne à l'entreprise qui en bénéficie un avantage commercial appréciable en allégeant, à son égard, la charge découlant de l'application normale du régime de la sécurité sociale.

20. DMT ainsi que les gouvernements belge, français et espagnol soutiennent cependant, en substance, que, lorsque des facilités de paiement sont accordées pour une durée limitée, l'avantage afférent est compensé, sur le plan économique, par une augmentation du montant des échéances sous la forme d'intérêts et de majorations de retard, de sorte qu'il ne saurait être conclu à l'existence d'une aide d'Etat.

21. Toutefois, il convient de constater que les intérêts et majorations de retard qu'une entreprise connaissant des difficultés de trésorerie très graves peut être amenée à payer en contrepartie de larges facilités de paiement, telles que celles que l'ONSS a, selon la décision de renvoi, accordées à DMT depuis huit ans, ne sont pas susceptibles de faire disparaître entièrement l'avantage dont bénéficie ladite entreprise.

22. En second lieu, il convient de relever que, selon une jurisprudence constante, afin d'apprécier si une mesure étatique constitue une aide au sens de l'article 92 du traité, il y a lieu de déterminer si l'entreprise bénéficiaire reçoit un avantage économique qu'elle n'aurait pas obtenu dans des conditions normales de marché (arrêt du 29 avril 1999, Espagne/Commission, C-342-96, non encore publié au Recueil, point 41).

23. La Commission prétend que les facilités de paiement dont DMT bénéficie se traduisent par un crédit de cotisation et que, au vu des données économiques communiquées par la décision de renvoi, il semble tout à fait improbable que, compte tenu de sa situation, DMT eût pu se financer sur le marché en obtenant un prêt d'un investisseur privé.

24. A cet égard, il convient de relever que, en octroyant les facilités de paiement en cause, l'ONSS ne s'est pas comporté comme un investisseur public dont l'intervention devrait être comparée, selon une jurisprudence constante (voir, notamment, arrêt du 14 septembre 1994, Espagne/Commission, C-42-93, Rec. p. I-4175, point 14), au comportement d'un investisseur privé poursuivant une politique structurelle, globale ou sectorielle, et guidé par des perspectives de rentabilité à long terme des capitaux investis. En effet, ainsi que M. l'avocat général l'a exposé aux points 34 à 36 de ses conclusions, l'ONSS doit être réputé avoir agi, à l'égard de DMT, comme un créancier public, qui, à l'instar d'un créancier privé, cherche à obtenir le paiement des sommes qui lui sont dues par un débiteur connaissant des difficultés financières (voir, en ce sens, arrêt du 29 avril 1999, Espagne/Commission, précité, point 46).

25. Il incombe à la juridiction nationale de déterminer si les facilités de paiement octroyées par l'ONSS à DMT sont manifestement plus importantes que celles qu'un créancier privé aurait accordées à cette société. A cette fin, il lui faut comparer l'ONSS à un créancier privé hypothétique se trouvant, dans la mesure du possible, dans la même situation à l'égard de son débiteur que l'ONSS, et cherchant à récupérer des sommes qui lui sont dues.

26. Le Gouvernement français relève que des facilités de paiement de cotisations de sécurité sociale ne constituent pas une aide d'Etat lorsqu'elles sont accordées, dans des conditions identiques, à toute entreprise qui connaît des difficultés de trésorerie. Tel semblerait être le cas du régime instauré par la législation belge. La Commission prétend, au contraire, que l'ONSS dispose d'un pouvoir discrétionnaire quant à l'octroi de facilités de paiement.

27. Il résulte du libellé de l'article 92, paragraphe 1, du traité que des mesures à caractère général ne favorisant pas uniquement certaines entreprises ou certaines productions ne relèvent pas de cette disposition. En revanche, lorsque l'organisme qui octroie des avantages financiers dispose d'un pouvoir discrétionnaire qui lui permet de déterminer les bénéficiaires ou les conditions de la mesure accordée, celle-ci ne saurait être considérée comme présentant un caractère général (voir, en ce sens, arrêt du 26 septembre 1996, France/Commission, C-241-94, Rec. p. I-4551, points 23 et 24).

28. Il appartient à la juridiction nationale, dans l'affaire au principal, de déterminer si le pouvoir de l'ONSS d'accorder des facilités de paiement est ou non discrétionnaire et, s'il ne l'est pas, d'établir si les facilités de paiement accordées par l'ONSS ont un caractère général ou si elles favorisent certaines entreprises.

29. Par ailleurs, il convient d'indiquer que, si des facilités de paiement, telles que celles en cause au principal, constituent une aide, elles sont susceptibles de fausser ou menacer de fausser, au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, la concurrence en favorisant certaines entreprises et d'affecter les échanges entre Etats membres, et ce d'autant plus que l'entreprise bénéficiaire exercera, comme c'est le cas pour DMT, une activité transfrontalière.

30. En conséquence, il y a lieu de répondre à la première question que des facilités de paiement de cotisations de sécurité sociale accordées de façon discrétionnaire par l'organisme chargé de leur collecte à une entreprise constituent une aide d'Etat au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité si, compte tenu de l'importance de l'avantage économique ainsi octroyé, l'entreprise n'aurait manifestement pas obtenu des facilités comparables d'un créancier privé se trouvant, à son égard, dans la même situation que l'organisme collecteur.

Sur les dépens

31. Les frais exposés par les Gouvernement belge, espagnol et français, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal de commerce de Bruxelles, par décision du 7 juillet 1997, dit pour droit:

Des facilités de paiement de cotisations de sécurité sociale accordées de façon discrétionnaire par l'organisme chargé de leur collecte à une entreprise constituent une aide d'Etat au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité CE (devenu, après modification, article 87, paragraphe 1, CE) si, compte tenu de l'importance de l'avantage économique ainsi octroyé, l'entreprise n'aurait manifestement pas obtenu des facilités comparables d'un créancier privé se trouvant, à son égard, dans la même situation que l'organisme collecteur.