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Décisions

CJCE, 17 novembre 1993, n° C-245/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Ohra Schadeverzekeringen (NV)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Diez de Velasco, Edward

Avocat général :

M. Tesauro

Juges :

MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Rodriguez Iglesias, Grévisse, Zuleeg, Kapteyn, Murray

Avocats :

Mes Martijn Van Empel, Sutorius.

CJCE n° C-245/91

17 novembre 1993

LA COUR,

1 Par ordonnance du 5 septembre 1991, parvenue à la Cour le 27 septembre suivant, l'Arrondissementsrechtbank Arnhem (Pays-Bas) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85, paragraphe 1, du traité, en vue d'apprécier la conformité avec ces dispositions d'une réglementation étatique qui a pour effet de restreindre la concurrence entre opérateurs économiques.

2 Ces questions ont été posées dans le cadre de poursuites intentées par l'Officier van justitie in het arrondissement Arnhem contre Ohra Schadeverzekeringen NV (ci-après "Ohra") pour contravention à la réglementation néerlandaise qui interdit aux entreprises d'assurances de consentir des ristournes à leurs assurés.

3 Il ressort du dossier transmis par la juridiction nationale que Ohra est une compagnie d'assurances qui a développé ses activités dans les domaines de l'assurance de la responsabilité civile, de l'assurance-maladie, de l'assurance pension et de l'assurance-vie. Ohra est ce qu'il est convenu d'appeler un "direct writer", c'est-à-dire qu'elle propose directement ses services au public sans l'intermédiaire de courtiers. Pour atteindre ses clients, Ohra a annoncé, par voie de publicité, qu'elle octroierait certains avantages aux personnes qui souscriraient chez elle un ou plusieurs contrats d'assurances ou aux bénéficiaires de ces contrats. En l'occurrence, elle s'est engagée à ne pas leur facturer les frais de souscription de ces contrats. Elle a également promis d'offrir aux preneurs d'assurances ou aux bénéficiaires une carte de crédit gratuite ou de leur accorder un rabais sur le prix de ladite carte. Il est constant que ces avantages ont été effectivement accordés à plusieurs reprises.

4 L'octroi de ristournes ou d'autres avantages évaluables en argent est interdit aux compagnies d'assurances opérant aux Pays-Bas par l'article 16, paragraphe 1, de la Wet assurantiebemiddelingsbedrijf, (loi sur les agences d'assurances) du 7 février 1991 (Staatsblad 1991, 78), qui prévoit que :

"Il est interdit de consentir, d'octroyer, de promettre, directement ou indirectement, dans le cas d'un contrat d'assurances, une commission, la rétrocession d'une commission ou quelque autre avantage évaluable en espèces, à des personnes autres que l'intermédiaire à qui appartient le portefeuille d'assurances."

5 Par ailleurs, la Wet op de economische delicten (loi sur les délits économiques) punit d'un emprisonnement de six mois maximum et d'une amende de 10 000 HFL quiconque enfreint l'article 16 précité ; d'autres peines, tel l'arrêt complet ou partiel de l'entreprise, peuvent également être prononcées à l'encontre du contrevenant.

6 Devant la juridiction nationale, Ohra a fait valoir que ces dispositions étaient contraires aux articles 3, sous f), 5 et 85 du traité.

7 Estimant que l'issue du litige dépendait de l'interprétation de ces dispositions du traité, l'Arrondissementsrechtbank a déféré à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

"1) Les articles 85 et 86 du traité, combinés avec les articles 3, sous f), et 5, ou d'autres dispositions de ce même traité, doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils font obstacle à l'application d'une réglementation légale nationale dont le texte prévoit l'interdiction

"de consentir, d'octroyer ou de promettre directement ou indirectement, dans le cadre d'un contrat d'assurance, une commission, la rétrocession d'une commission ou quelque autre avantage évaluable en espèces à des personnes autres que l'intermédiaire à qui appartient le portefeuille d'assurance",

si cette disposition légale nationale doit être interprétée comme interdisant la concurrence exercée par le biais d'avantages financiers qui, le cas échéant, sont consentis au preneur d'assurances ou aux autres personnes au bénéfice desquelles le contrat d'assurance est conclu ?

2) La réponse à la première question est-elle différente si l'interdiction concernée vise :

a) exclusivement les agents d'assurances (il faut noter à cet égard, que la disposition nationale en question fait partie de la réglementation nationale applicable aux agences d'assurances) ;

b) également les assureurs qui collaborent ou ont coutume de collaborer avec des agents d'assurances ;

c) en outre les assureurs qui ne collaborent pas avec des agents d'assurances (ceux que l'on qualifie "direct writers") ?"

8 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

9 Les deux questions posées par l'Arrondissementsrechtbank Arnhem visent en substance à savoir si les articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité font obstacle à ce qu'une réglementation étatique interdise aux compagnies d'assurance, qu'elles travaillent ou non par l'intermédiaire de courtiers, ainsi qu'à ces courtiers, d'accorder des avantages financiers aux preneurs d'assurances ou aux bénéficiaires des polices.

10 A titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, par lui-même, l'article 85 du traité concerne uniquement le comportement des entreprises et ne vise pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des Etats membres. Il résulte également d'une jurisprudence constante que l'article 85, lu en combinaison avec l'article 5 du traité, impose aux Etats membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises. Tel est le cas, en vertu de cette même jurisprudence, lorsqu'un Etat membre soit impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d'intervention en matière économique(voir arrêt du 21 septembre 1988, Van Eycke, 267-86, Rec. p. 4769, point 16).

11 A cet égard, il y a lieu de constater tout d'abord que la réglementation néerlandaise sur les agences d'assurances n'impose ni ne favorise la conclusion d'une entente illicite par les intermédiaires en assurances, puisque l'interdiction qu'elle édicte se suffit à elle-même.

12 Il y a lieu de relever ensuite que la réglementation n'a pas eu pour effet de renforcer un accord anti-concurrentiel. Il est constant à cet égard que la réglementation n'a été précédée d'aucun accord dans les secteurs qu'elle couvre.

13 Enfin, il convient de relever que la réglementation formule elle-même l'interdiction d'accorder des avantages financiers aux preneurs d'assurance ou aux bénéficiaires et ne délégue pas à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d'intervention en matière économique.

14 Des considérations qui précèdent, il résulte qu'une réglementation comme celle en cause dans le litige au principal n'entre pas dans les catégories de réglementations étatiques qui, selon la jurisprudence de la Cour, portent atteinte à l'effet utile des articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité.

15 Dès lors, il y a lieu de répondre aux questions posées par la juridiction nationale que les articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité CEE ne font pas obstacle à ce que, en l'absence de tout lien avec un comportement d'entreprises visé par l'article 85, paragraphe 1, du traité, une réglementation étatique interdise aux compagnies d'assurances, qu'elles travaillent ou non par l'intermédiaire de courtiers, ainsi qu'à ces courtiers, d'accorder des avantages financiers aux preneurs d'assurances ou aux bénéficiaires des polices.

Sur les dépens

16 Les frais exposés par les gouvernements belge, danois, allemand, hellénique, espagnol, français, irlandais, italien, néerlandais, portugais et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur la question à elle soumise par l'Arrondissement srechtbank Arnhem, par ordonnance du 5 septembre 1991, dit pour droit :

Les articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité CEE ne font pas obstacle à ce que, en l'absence de tout lien avec un comportement d'entreprises visé par l'article 85, paragraphe 1, du traité, une réglementation étatique interdise aux compagnies d'assurances, qu'elles travaillent ou non par l'intermédiaire de courtiers, ainsi qu'à ces courtiers, d'accorder des avantages financiers aux preneurs d'assurances ou aux bénéficiaires des polices.