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Décisions

CA Paris, 1re ch. C, 14 octobre 1993, n° 92-17.177

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Aplix (SA)

Défendeur :

Velcro (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Durieux

Conseillers :

Mmes Garban, Pascal

Avoués :

Me Huyghe, SCP Duboscq-Pellerin

Avocats :

Mes Leonis, Voillemot.

T. arb., du 19 mai 1992

19 mai 1992

La société de droit helvétique Velcro SA (société Velcro), détentrice de brevets et de savoir-faire concernant notamment des procédés d'attache entre différents matériaux et particulièrement des tissus, et la société Oversas Textile Machinery (Oversas) aux droits et obligations de laquelle se trouve à ce jour la société de droit français Aplix SA (société Aplix) ont conclu le 14 octobre 1958 un contrat par lequel la société Aplix obtenait une licence d'exploitation, de fabrication et de vente des produits couverts par des brevets appelés " brevets de base " étant précisé que les brevets appartenant à la société Velcro donnaient automatiquement droit à une concession d'usage au profit de Oversas ; en revanche, Oversas avait la faculté non seulement de vendre en France, mais encore d'exporter librement dans les pays non couverts pas une licence " Velcro " ; la société Velcro s'engageait à donner à Oversas tous les renseignements concernant les connaissances techniques pour la mise en œuvre de " l'invention " et les parties devaient se communiquer, pendant la durée du contrat, tous les perfectionnements et toutes les améliorations pouvant être apportées à la fabrication et à l'utilisation de l'invention ; Oversas s'engageait à vendre, sous le nom de Velcro, tous les produits découlant de l'application des brevets ; le contrat initial, complété par divers avenants, contenait une clause prévoyant le recours à l'arbitrage en cas de litige ;

Des difficultés relatives à l'exécution du contrat, et en particulier à l'obligation de communication, ayant surgi, la société Velcro a constaté, par lettre recommandée adressée à la société Aplix le 11 novembre 1977, que le contrat prendrait fin le 16 décembre suivant du seul fait de " l'expiration de la validité desdits brevets qui y font l'objet " et a engagé une procédure d'arbitrage le 9 novembre 1977 ; cette procédure d'arbitrage a été suspendue en raison de la saisine de la Commission des Communautés européennes (la Commission) d'une part par la notification du contrat en application du Règlement du Conseil n° 17 en date du 6 février 1962 et d'autre part par une plainte de la société Velcro tendant à faire constater que les dispositions du contrat notifié constituaient des infractions à l'article 85 du Traité CEE ;

Le 12 juillet 1985, la Commission a rendu la décision ci-après, devenue définitive en l'absence de saisine de la Cour de Justice des Communautés Européennes :

Article premier :

Il est constaté qu'en ce qui concerne le territoire du Marché Commun et de la France en particulier, les clauses énumérées ci-après du contrat de licence conclu entre les parties désignées à l'article 4 le 14 octobre 1958, complété par les avenants des 17 novembre 1958, 29 mai 1972 et 10 décembre 1973, constituent, depuis le 15 décembre 1977, des infractions à l'article 85 paragraphe 1 du Traité CEE :

1) article 1er (exclusivité)

2) articles 2 et 8 (interdiction d'exporter)

3) article 19 (prolongation de la durée des clauses restrictives du contrat au-delà des brevets dits de base, soit les brevets n° 1.182.436 et n° 1.188.714)

4) article 6 troisième phrase (obligation d'approvisionnement exclusif)

5) article 6 quatrième phrase (interdiction de fabrication hors du territoire concédé)

6) article 12 (interdiction de concurrence)

7) article 9 (obligation de cession des brevets d'amélioration en République Fédérale d'Allemagne, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas.)

Article deux

L'application de l'article 85 paragraphe 3 du traité CEE est refusée.

Article trois

Les entreprises visées à l'article 4 sont tenues de mettre fin immédiatement aux infractions constatées à l'article 1er.

Article quatre

Les entreprises suivantes :

1) Velcro SA

rue César Soulié, 3

CH-1260 NYON.

2) Aplix SA

avenue Marceau, 75 bis

F- 75116 PARIS.

sont destinataires de la présente décision.

À la suite de cette décision, la procédure d'arbitrage a été reprise à l'initiative de la société Velcro et un compromis d'arbitrage a été signé le 20 septembre 1991 comportant essentiellement les demandes suivantes des parties :

Demandes de la société Velcro :

- constater que le contrat du 14 octobre 1958 est bien arrivé à expiration le 16 décembre 1977 et ordonner à la société Aplix de cesser immédiatement toute utilisation de la marque Velcro,

- constater que la société Aplix n'a pas payé certaines redevances et la condamner à payer la somme de 3 432 413 F français sauf à parfaire,

- constater que l'utilisation de la marque Velcro après l'expiration du contrat de licence constitue un dommage qui doit être réparé et condamner la société Aplix à payer une somme de 5 000 000 F de dommages-intérêts sauf à parfaire ;

Demandes de la société Aplix :

- condamner la société Velcro à payer, au titre du refus de communiquer les perfectionnements et améliorations, la somme de 3 800 000 F sauf à parfaire en ce qui concerne les pertes directes et une provision de 1 000 000 F pour les pertes indirectes, le solde devant être déterminé par expert,

- condamner la société Velcro à payer, au titre de la résiliation anticipée abusive et des manœuvres tendant à faire croire que la société Velcro était titulaire, dès 1977, d'un droit exclusif à l'usage de la marque, une somme de 1 700 000 F et une provision de 1 000 000 F, le solde devant être déterminé par expert,

- condamner la société Velcro à payer une somme de 1 000 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ;

Le tribunal arbitral, composé de MM. Jean Robert et Sauveur Vaisse, a rendu, le 19 mai 1992, la sentence suivante :

- Statuant par amiable composition,

- condamne la société Aplix à payer à la société Velcro la somme globale de 3 765 000 F toutes causes confondues,

- condamne la société Velcro à payer à la société Aplix, la somme de 1 950 000 F toutes causes confondues,

- dit que les condamnations qui précèdent se compenseront à dite concurrence,

- dit que le solde ainsi constitué portera intérêt au taux de l'intérêt légal en France, depuis le mois qui suivra la signification de la sentence si celle-ci s'avère nécessaire,

- déclare chacune des parties mal fondée dans le surplus de ses demandes, fins et conclusions et les en déboute,

- fixe à 240 000 F le montant des dépens constitués par les frais des arbitres, dont chacune des parties a fait l'avance par moitié,

- dit que les parties...se partageront par moitié les frais d'arbitrage.

La société Aplix a formé un recours contre cette sentence dont elle demande l'annulation sur le fondement des paragraphes 1 (nullité de la convention d'arbitrage), 5 (violation d'une règle d'ordre public international) et 3 (non-respect par les arbitres de leur mission) de l'article 1502 du nouveau Code de procédure civile ; elle sollicite en outre une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Contestant le bien fondé de chacun des moyens d'annulations, la société Velcro conclut au rejet du recours en annulation et à la condamnation de la société Aplix au paiement d'une somme de 100 000 F de dommages-intérêts pour procédure abusive et d'une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Sur ce, LA COUR

Premier moyen :

La société Aplix reproche aux arbitres d'avoir statué sur une convention nulle (article 1502-1 du nouveau Code de procédure civile) en s'étant déclarés compétents pour statuer sur un litige dont l'objet portait sur la violation de l'article 85 du traité CEE et sur la liste des droits exclusifs conférés par un contrat de licence de brevets, alors que ces matières - qui sont d'ordre public interne et d'ordre public communautaire - ne sont pas arbitrales ;

Considérant que l'arbitrabilité d'un litige n'est pas exclue du seul fait qu'une réglementation d'ordre public est applicable au rapport de droit litigieux ; qu'en matière internationale, l'arbitre apprécie sa propre compétence quant à l'arbitrabilité du litige au regard de l'ordre public international et dispose du pouvoir d'appliquer les principes et les règles qui en relèvent ainsi que d'en sanctionner la méconnaissance éventuelle, sous le contrôle du juge de l'annulation ;

Considérant que l'arbitre ne peut appliquer que les règles de communautaires bénéficiant d'un effet direct plein ; que cependant la compétence exclusive parfois reconnue aux autorités communautaires telles que la commission est une limite à l'applicabilité par l'arbitre de la règle communautaire ;

Considérant en particulier que le caractère de loi de police communautaire du droit de la concurrence ne permet pas aux arbitres notamment d'interdire des comportements contraires à l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE, d'assortir ces injonctions de sanctions pécuniaires ainsi que d'accorder une exemption individuelle au titre de l'article 85 paragraphe 3 du traité CEE,considérant en revancheque les arbitres, comme le juge étatique de droit commun, peuvent tirer les conséquences civiles d'un comportement jugé illicite au regard de règles d'ordre public pouvant être directement appliquées aux relations des parties en cause ;

Considérant, en l'espèce, que - comme le relève à juste titre la société Velcro - la Commission a été saisie de la conformité du contrat du 14 octobre 1958 à l'article 85 du traité CEE ; que, dans sa décision définitive du 12 juillet 1985, elle a énuméré les clauses du contrat constituant, depuis le 15 décembre 1977, des infractions au droit communautaire de la concurrence, refusé toute exemption au titre de l'article 85 paragraphe 3 du traité CEE et donné injonction aux sociétés en cause de mettre fin aux infractions ; que la règle communautaire a donc été appliqué par l'autorité compétente pour le faire ;

Considérant que, par le compromis du 20 septembre 1991, les parties ont saisi les arbitres de la date d'expiration du contrat, de demandes en paiement de sommes en exécution du contrat ainsi que de demandes de dommages-intérêts fondées sur l'usage abusif de la marque Velcro par la société Aplix après l'expiration du contrat en ce qui concerne la société Velcro et sur l'interdiction abusive d'utiliser la marque, notifiée par la société Velcro, en ce qui concerne la société Aplix ; considérant que les arbitres, après avoir analysé la portée et l'autorité de la décision de la Commission en date du 12 juillet 1985, n'ont fait que tirer les conséquences civiles de cette décision relatives à la durée du contrat, à l'expiration des brevets en constituant le support et aux demandes d'indemnisation des parties ; que le moyen tiré de la nullité de la convention d'arbitrage en raison de l'inarbitrabilité du litige doit en conséquence être écarté ;

Deuxième moyen :

La société Aplix reproche aux arbitres d'avoir violé une règle d'ordre public (article 1502-5 du nouveau Code de procédure civile) en rejetant - au mépris de l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE et en méconnaissant l'autorité de la décision de la Commission du 12 juillet 1985 - sa demande de dommages-intérêts fondée sur l'interdiction faite par la société Velcro d'utiliser la marque Velcro après le 15 décembre 1977 alors qu'en l'absence d'exclusivité (résultant de la décision de la Commission) au profit de l'une ou l'autre des sociétés, elle pouvait utiliser cette marque ;

Considérant qu'il résulte du texte précité que la sentence doit être annulée lorsque la reconnaissance ou l'exécution de celle-ci sont contraires à l'ordre public international ; considérant que le contrôle de la Cour, exclusif de tout pouvoir de révision au fond de la décision arbitrale, doit porter, non sur l'appréciation que les arbitres ont faite des droits des parties au regard des dispositions d'ordre public invoquées, mais sur la solution donnée au litige, l'annulation n'étant encourue que dans la mesure où cette solution heurte l'ordre public ;

Considérant que les arbitres, après avoir analysé la portée de la décision de la Commission en date du 12 juillet 1985, ont décidé que le contrat du 14 octobre 1958 établissait une liaison causale et nécessaire entre validité du brevet et usage de la marque, l'expiration de validité des brevets principaux - constatée par la Commission - constituant elle-même un fait matériel non contesté ; considérant qu'en procédant de la sorte, les arbitres ont fait une interprétation des clauses du contrat, échappant au contrôle de la Cour, qui n'est pas contraire à la conception française de l'ordre public international ; que le second moyen de nullité doit donc être rejeté ;

Troisième moyen :

La société Aplix reproche au tribunal arbitral d'avoir statué sans se conformer à la mission qui lui avait été conférée (article 1502-3 du nouveau Code de procédure civile) en ne statuant pas sur l'existence et la qualification de brevets de perfectionnement susceptibles de prolonger la durée du contrat de licence, en ne tenant pas compte de la dernière actualisation de sa demande en réparation du préjudice causé par le refus de communiquer, en ne statuant pas sur ses autres chefs de demande, en ne prenant pas en considération ses contestations relatives au montant des redevances et au principe même de ces redevances pour l'année 1977, enfin, en accordant, sans que la demande lui en ait été faite, des intérêts au taux légal sur le solde des condamnations après compensation ;

Considérant que les arbitres n'ont pas l'obligation d'entrer dans le détail de l'argumentation des parties, que le grief de défaut de réponse à des chefs de conclusions n'entre dans aucun des cas d'ouverture du recours en annulation de l'article 1502 du nouveau Code de procédure civile ; que seule l'omission de répondre à un chef de demande pourrait être sanctionné dans le cadre de l'article 1502-3 du même Code ;

Considérant, en ce qui concerne la qualification des brevets susceptibles de conditionner la durée du contrat, que les arbitres ont considéré - par application de l'article 19 du contrat - que les seuls brevets principaux, servant de base au contrat, étaient les brevets n° 1.075.360 et n° 1.118.714 expirés l'un le 9 août 1977 et l'autre le 15 décembre 1977 ; qu'il ont estimé que, hors de simples brevets de perfectionnement, l'existence d'autres brevets principaux couvrant l'invention telle qu'énoncée au contrat et non expirée à la date du 15 décembre 1977 n'était pas alléguée ;

Considérant, en ce qui concerne les autres demandes de la société Aplix, que les arbitres ont décidé ne pas être valablement saisie des demandes formées dans les mémoires " ultérieurs " au compromis - à l'exception des demandes qualifiées dans l'acte de saisine de " à parfaire " - dans la mesure où ces demandes n'avaient pas été présentées comme demandes nouvelles et n'avaient pas été contradictoirement débattues ;

Considérant dès lors que, les arbitres ayant répondu, par une motivation exempte de contradictions et échappant au contrôle de la Cour, à l'ensemble des demandes des parties, le moyen doit être rejeté ;

Considérant enfin que la condamnation au paiement d'intérêts de retard ne constitue pas un dépassement de la mission des arbitres qui peuvent trancher toutes questions accessoires faisant corps avec le litige, alors surtout que la demande formée par la société Velcro au titre des redevances et des intérêts légaux était expressément qualifiée de " à faire " dans le compromis ;

Considérant que tous les moyens de nullité soulevés par la société Aplix ayant été écartés, le recours en annulation doit être rejeté ;

Considérant que la société Velcro ne justifie d'aucun élément susceptible d'avoir fait dégénérer en abus le droit de la société Aplix à former un recours en annulation, qu'il n'y a donc pas lieu à dommages-intérêts ;

Considérant en revanche que l'équité impose de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au bénéfice de la société Velcro, qu'il lui sera alloué une somme de 10 000 F de ce chef ;

Par ces motifs, Rejette le recours formé par la société Aplix contre la sentence du 19 mai 1992, Condamne la société Aplix à payer à la société Velcro une somme de dix mille francs au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Rejette toute autre demande des parties, Condamne la société Aplix aux dépens et admet la SCP Dubosc Pellerin, avoués, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.