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Décisions

TPICE, 2e ch., 29 juin 1993, n° T-7/92

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Asia Motor France (SA), Europe Auto Service (SA), Somaco (SA), Monin Automobiles (SA), Cesbron

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cruz Vilaça

Juges :

MM. Barrington, Biancarelli, Saggio, Kalogeropoulos

Avocat :

Me Fourgoux.

Comm. CE, du 5 déc. 1991

5 décembre 1991

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (deuxième chambre),

Faits à l'origine du litige

1 Les entreprises requérantes se livrent à l'importation et au commerce en France de véhicules de marques japonaises qui ont été admis en libre pratique dans d'autres Etats membres de la Communauté, tels que la Belgique et le Luxembourg.

2 S'estimant victime d'une entente illicite, conclue entre cinq importateurs de voitures japonaises en France, à savoir Sidat Toyota France, Mazda France Motors, Honda France, Mitsubishi Sonauto et Richard Nissan SA, l'une des entreprises requérantes, en l'occurrence M. J.-M. Cesbron, a déposé, le 18 novembre 1985, une plainte auprès de la Commission, pour violation des articles 30 et 85 du traité CEE (ci-après "le traité"). Cette plainte a été suivie, le 29 novembre 1988, d'une nouvelle plainte contre ces mêmes cinq importateurs, déposée, cette fois, par quatre des cinq parties requérantes (M. J.-M. Cesbron, SA Asia Motor France, SA Monin Automobiles et SA EAS), sur le fondement de l'article 85 du traité.

3 Dans cette dernière plainte, les entreprises plaignantes faisaient valoir, en substance, que les cinq importateurs précités de voitures de marques japonaises avaient souscrit, vis-à-vis de l'administration française, l'engagement de ne pas vendre, sur le marché intérieur français, un nombre de voitures supérieur à 3 % du nombre des immatriculations de véhicules automobiles enregistrées sur l'ensemble du territoire français au cours de l'année civile antérieure. Ces mêmes importateurs se seraient entendus afin de se partager ce quota suivant des règles préétablies, excluant toute autre entreprise souhaitant distribuer en France des véhicules d'origine japonaise de marques autres que les marques distribuées par les parties à l'entente alléguée.

4 Les requérantes faisaient encore valoir dans cette plainte que, en contrepartie de cette autolimitation, l'administration française avait multiplié les entraves à la libre circulation de véhicules d'origine japonaise, de marques autres que les cinq marques distribuées par les importateurs parties à l'entente alléguée. En premier lieu, une procédure d'immatriculation dérogatoire au régime normal aurait été instaurée pour les véhicules qui font l'objet d'importations parallèles. Ces véhicules seraient considérés comme des véhicules d'occasion et seraient donc soumis à un double contrôle technique. En deuxième lieu, des instructions auraient été données à la gendarmerie nationale, afin qu'elle poursuive les acquéreurs de véhicules d'origine japonaise qui circulent sous immatriculation étrangère. Enfin, alors même qu'il s'agirait de véhicules utilitaires, pour lesquels s'applique un taux de taxe sur la valeur ajoutée plus faible que celui applicable aux véhicules de tourisme, ces véhicules se verraient imposer, au moment de leur importation en France, un taux de TVA majoré, qui ne serait ramené qu'ensuite au taux normalement applicable, avec les désavantages que cela implique pour le distributeur vis-à-vis de l'acheteur.

5 Sur le fondement de l'article 11, paragraphe 1, du règlement n° 17 du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204, ci-après "règlement n° 17"), la Commission a, par lettre du 9 juin 1989, demandé des renseignements aux importateurs mis en cause. Par lettre du 20 juillet 1989, la direction générale de l'Industrie du ministère français de l'Industrie et de l'Aménagement du territoire a donné instruction auxdits importateurs de ne pas répondre à l'une des questions posées par la Commission, dans les termes suivants :

"Vous avez bien voulu me transmettre pour information une lettre de la Commission en date du 9 juin 1989.

Par ce courrier, la Commission vous demande de lui communiquer des informations relatives à la politique menée par les pouvoirs publics français à l'égard des importations de véhicules japonais.

Il ne vous appartient pas de lui répondre en leur lieu et place."

6 C'est dans ces conditions que, par lettre du 16 octobre 1989, les services de la Commission ont sollicité des renseignements, de la part des autorités françaises. Le 28 novembre 1989, les autorités françaises, par l'intermédiaire de leur représentation permanente auprès des Communautés européennes, ont répondu à cette demande de renseignements en faisant valoir, pour l'essentiel que "...les interrogations portant sur le comportement des entreprises citées dans le courrier de la Commission, dans la mesure où ce comportement est lié aux modalités de la régulation voulues par les pouvoirs publics, sont-elles, dans ce contexte, dépourvues de pertinence : ces entreprises ne disposent en effet d'aucune autonomie dans la gestion de cette régulation".

7 La Commission ayant gardé le silence à leur égard, les quatre parties requérantes concernées lui ont, le 21 novembre 1989, adressé une lettre sollicitant qu'elle prenne position sur les plaintes déposées. Devant le silence persistant de la Commission, les quatre entreprises concernées ont introduit, le 20 mars 1990, un recours en carence et en indemnité devant la Cour de justice. Par ordonnance du 23 mai 1990 (Asia Motor e.a./Commission, C-72-90, Rec. p. I-2181), la Cour a déclaré irrecevable le recours en carence et en indemnité, en ce qu'il concernait l'abstention de la Commission au regard de la prétendue violation de l'article 30 du traité, et a renvoyé devant le Tribunal le recours en ce qu'il concernait l'abstention de la Commission au regard de la prétendue violation de l'article 85 du traité et la responsabilité en découlant.

8 Entre-temps, par lettre du 8 mai 1990, le directeur général de la direction générale de la concurrence de la Commission a informé les quatre parties concernées, conformément à l'article 6 du règlement n° 99-63-CEE de la Commission du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2 du règlement n° 17 du Conseil (JO 1963, 127, p. 2268, ci-après "règlement n° 99-63"), que celle-ci n'envisageait pas de donner suite à leurs plaintes et les a invitées à présenter leurs observations éventuelles à cet égard. Le 29 juin 1990, ces parties ont fait parvenir à la Commission leurs observations, dans lesquelles elles ont réaffirmé le bien-fondé de leurs plaintes.

9 C'est dans ces conditions que, par arrêt du 18 septembre 1992, le Tribunal a jugé qu'il n'y avait pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête pour autant que celle-ci était fondée sur l'article 175 du traité. Pour le surplus, le Tribunal a rejeté comme irrecevables les conclusions indemnitaires des requérantes (Asia Motor e.a./Commission, T-28-90, Rec. p. II-2288).

10 Le 5 juin 1990, la société Somaco a également déposé une plainte auprès de la Commission, dirigée contre les pratiques des sociétés CCIE, SIGAM, SAVA, SIDA et Auto GM, toutes établies à Lamentin (Martinique), respectivement concessionnaires des marques Toyota, Nissan, Mazda, Honda et Mitsubishi, et importateurs de ces marques dans cette île. Cette plainte, fondée sur les articles 30 et 85 du traité, mettait également en cause les pratiques de l'administration française, au motif que celles-ci avaient pour objectif d'empêcher les importations parallèles, par la plaignante, de véhicules de certaines marques japonaises, ainsi que de véhicules de la marque coréenne Hyundai.

11 Par lettre du 9 août 1990, se référant à sa lettre du 8 mai 1990 adressée aux quatre autres requérantes, la Commission a informé la société Somaco qu'elle n'envisageait pas de donner suite à sa plainte et l'a invitée, conformément aux dispositions de l'article 6 du règlement n° 99-63, à présenter ses observations. Par lettre du 28 septembre 1990, Somaco a réaffirmé le bien-fondé de sa plainte.

12 Par lettre de 5 décembre 1991, signée par le membre en charge des questions de concurrence, la Commission a communiqué aux cinq parties requérantes une décision rejetant les plaintes déposées le 18 novembre 1985, le 29 novembre 1988 et le 5 juin 1990.

Cette lettre se lit comme suit :

Je me réfère aux plaintes suivantes :

1. Plaintes qui ont été déposées respectivement pour le compte de M. J.M. Cesbron (JMC Automobiles, à Luxembourg), Asia Motor France (à Luxembourg), Monin Automobiles (à Bourg-de-Péage) et EAS (à Luxembourg) :

- le 18 novembre 1985, visant l'article 30 du Traité, contre des pratiques imputables à l'Administration française ;

- le 29 novembre 1988, visant l'article 85 du Traité, contre des pratiques des importateurs français des cinq marques japonaises Toyota, Honda, Nissan, Mazda, Mitsubishi, mettant également en cause l'Etat français au titre de l'article 30 ;

- au motif que ces pratiques étaient destinées à empêcher les importations parallèles en France, par les entreprises plaignantes, de véhicules - principalement des marques Isuzu, Daihatsu, Suzuki, et Subaru - admis en libre pratique dans d'autres Etats membres et notamment en Belgique et au Grand-Duché du Luxembourg.

[page 2]

2. Plainte qui a été déposée le 5 juin 1990 pour le compte de la société Somaco, au Lamentin, visant à la fois les articles 30 et 36 et l'article 85 du Traité, contre des pratiques des sociétés CCIE, SIGAM, SAVA, SIDA et Auto GM, toutes au Lamentin, respectivement concessionnaires des marques japonaises Toyota, Nissan, Mazda, Honda, et Mitsubishi et importateurs de ces marques dans l'île de la Martinique, et mettant en cause également des pratiques de l'Etat français, au motif que ces pratiques étaient destinées à empêcher les importations parallèles par la plaignante de véhicules des mêmes marques ainsi que de la marque coréenne Hyundai.

La Commission a examiné les éléments de fait et de droit qui ont été exposés dans ces plaintes et a procédé à une instruction de cette affaire auprès des entreprises mises en cause. Après cet examen, la Commission a donné aux entreprises plaignantes, respectivement par communications préalables du 8 mai 1990 et du 9 août 1990, faites au titre de l'article 6 du règlement (CEE) n° 99-63, l'occasion de présenter leurs observations sur son intention et ses motifs d'adopter une décision visant à rejeter leurs plaintes.

Dans les réponses adressées à la Commission, pour le compte des plaignantes, respectivement le 29 juin 1990 et le 28 septembre 1990, il n'a pas été évoqué de faits nouveaux ni fourni de nouvel argument ou référence juridique à l'appui de leur demande. Il en découle que la Commission ne voit pas de raisons de modifier son intention de rejeter lesdites plaintes aux motifs suivants déjà énoncés dans ses communications des 8 mai 1990 et 9 août 1990 :

- en ce qui concerne l'éventuelle application de l'article 85, les investigations conduites par les services de la Commission ont établi que les comportements des cinq importateurs mis en cause sont une partie intégrante de la politique des pouvoirs publics français en matière d'importations d'automobiles japonaises en France. A cet égard, il convient de rappeler que ces importations font l'objet d'une régulation qui est assurée au niveau national. Dans le cadre de cette régulation, les pouvoirs publics français fixent non seulement les quantités totales de véhicules admises chaque année en France, mais ils déterminent également les modalités de répartition de ces quantités, notamment en les réservant aux seuls importateurs mis en cause. C'est dans ce sens que les autorités françaises ont informé la Commission par note du 28 novembre 1989 où il a été écrit que le comportement des cinq importateurs "est lié aux modalités de la régulation voulues par les pouvoirs publics" et que les importateurs "ne disposent...d'aucune autonomie dans la gestion de cette régulation". Ces importateurs ne disposent dès lors d'aucune marge de manœuvre dans cette affaire.

[page 3]

A la lumière des constatations reprises ci-dessus, la Commission estime qu'il n'y a pas de lien entre votre intérêt et l'infraction alléguée à l'article 85 en raison du fait que l'éventuelle application de l'article 85 n'est pas susceptible de porter un remède à la situation dont vous vous estimez la victime. En effet, la fixation des quantités totales par les pouvoirs publics ne relève pas de l'article 85, alors que l'application de cette disposition à la répartition ne serait pas de nature à réaliser l'accréditation de votre société en tant qu'importateur. D'une part, on voit mal comment vous pourriez être admis à participer à une répartition que vous avez qualifiée vous-même d'entente illicite. D'autre part, ainsi qu'il a été rappelé ci-dessus, la régulation nationale ne permet pas aux importateurs autres que les cinq mis en cause d'être inclus dans la clé de répartition. Dans ces circonstances, la constatation d'une infraction à l'article 85 ne modifierait en rien votre position par rapport aux importateurs mis en cause.

L'entrave aux échanges entre Etats membres résultant éventuellement de l'impossibilité d'importer en France des automobiles coréennes de la marque Hyundai doit être considérée comme dépourvue de caractère sensible en raison de la faible position de cette marque dans la Communauté.

- en ce qui concerne l'éventuelle application de l'article 30, elle doit être écartée pour défaut d'intérêt public communautaire, compte tenu de la politique commerciale commune.

Je vous informe par conséquent que, pour les raisons qui sont exposées cidessus, la Commission a décidé de rejeter les demandes précitées respectivement présentées les 18 novembre 1985 et 29 novembre 1988 pour le compte des entreprises JMC Automobiles, Asia Motor, Monin et EAS et le 5 juin 1990 pour la société Somaco.

Procédure et conclusions des parties

14 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 4 février 1992, les requérantes ont formé un recours dirigé contre la décision de la Commission du 5 décembre 1991, précitée.

15 La procédure écrite a suivi un cours normal et s'est terminée le 17 novembre 1992.

16 Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (deuxième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale. Préalablement, il a, dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure, invité les parties à produire certains documents et à répondre à certaines questions écrites, successivement les 13 février et 2 avril 1993. Les parties requérantes et la défenderesse ont produit les documents demandés et ont répondu aux questions posées par le Tribunal, par actes enregistrés, respectivement, d'une part, le 22 mars 1993 et, d'autre part, les 23 mars et 15 avril 1993. Elles ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales du Tribunal à l'audience publique du 22 avril 1993.

17 Dans leur requête, les parties requérantes concluent à ce qu'il plaise au Tribunal :

- constater que les ententes dénoncées tant en métropole que sur le territoire de la Martinique constituent une infraction au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité ;

- en conséquence, annuler la décision de la Commission en date du 5 décembre 1991 en ce qu'elle est fondée sur l'article 85.

18 La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal :

- rejeter la première partie du recours comme irrecevable, en ce qu'il demande au Tribunal de constater que les ententes dénoncées tant en métropole qu'en Martinique constituent une infraction au sens de l'article 85 du traité ;

- rejeter l'ensemble du recours en annulation comme mal fondé ;

- condamner les parties requérantes aux dépens.

19 Dans leur mémoire en réplique, les parties requérantes concluent à ce qu'il plaise au Tribunal :

- recevoir les requérantes en leur recours en annulation ;

- prendre acte que les requérantes modifient, suite aux remarques formelles de la Commission, l'énoncé de leur demande en ne sollicitant plus la constatation de l'entente illicite énoncée, mais uniquement l'annulation de la lettre du 5 décembre 1991 afin que la Commission en tire les conséquences qu'il se doit.

Sur l'étendue du recours

20 Il convient de constater, à titre liminaire, que, les requérantes ont abandonné, dans leur mémoire en réplique, les conclusions qu'elles avaient initialement formées, visant à faire constater que les ententes dénoncées constituent une infraction, au sens de l'article 85 du traité. Dans ces conditions, il y a lieu, pour le Tribunal, de statuer sur le seul chef de conclusions dont il reste saisi, à savoir l'annulation de la décision de la Commission du 5 décembre 1991, en tant que celle-ci repose sur l'article 85 du traité, dont la recevabilité n'est pas contestée.

Sur les conclusions en annulation

21 Les requérantes invoquent formellement cinq moyens à l'appui de leur recours. Le premier est tiré d'une violation des formes substantielles ; le deuxième d'une violation du traité ; le troisième d'une violation du principe de proportionnalité ; le quatrième d'une violation du principe de non-discrimination et le cinquième est pris d'un détournement de pouvoir.

En ce qui concerne le premier moyen, tiré d'une violation des formes substantielles

Arguments des parties

22 Les requérantes font valoir que la décision du 5 décembre 1991 est insuffisamment motivée, en ce qu'elle ne précise pas sur quel fondement juridique, textes communautaires ou interprétation de la jurisprudence de la Cour de justice, la Commission se fonde pour refuser de condamner l'entente dénoncée. Elles affirment qu'en vertu de la jurisprudence de la Cour, la motivation d'une décision doit faire apparaître d'une façon claire et non équivoque le raisonnement de l'autorité communautaire, auteur de l'acte incriminé, de façon à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la Cour d'exercer son contrôle.

23 Dans leur mémoire en réplique, les requérantes développent deux aspects particuliers de leur moyen relatif à l'insuffisance de motivation.

24 En premier lieu, elles reprochent à la Commission de n'avoir pas répondu aux griefs énoncés et, en particulier, de n'avoir pas justifié, au regard des éléments de fait versés aux débats, la constatation que les cinq importateurs mis en cause ne disposent d'aucune marge de manœuvre. Elles font valoir, en particulier, que le fait, pour la Commission, d'affirmer que la situation sur les marchés en cause résulte entièrement d'une politique des pouvoirs publics sans démontrer, par un raisonnement structuré, comment elle est arrivée à ce postulat, conduit à priver sa décision de motivation.

25 En deuxième lieu, les requérantes reprochent à la Commission d'avoir accepté les affirmations du gouvernement français, sans avoir procédé aux mesures d'enquête nécessaires pour en vérifier le bien-fondé. En réalité, rien ne démontrerait que la répartition du quota d'importation, de 3 % en métropole et de 15 % en Martinique, ne procéderait que d'un acte unilatéral du gouvernement français, alors qu'il ressortirait, à l'inverse, des pièces produites à la Commission que les cinq importateurs mis en cause participent activement à la répartition du marché, par la voie d'une concertation continue, au sein de leur syndicat professionnel. Les requérantes rappellent que le gouvernement français a donné instruction à ces importateurs de ne pas répondre à l'une des questions qui leur étaient posées par la Commission, demandant la production de tous documents relatifs à la mise en place et à la répartition du quota d'importation. Elles rappellent également que la régulation, mise en place par les pouvoirs publics français, ne repose sur aucun texte législatif ou réglementaire contraignant, mais apparaît comme une simple pratique administrative. Citant plusieurs extraits de la presse spécialisée, qui tendraient à démontrer que les cinq importateurs jouissent d'une liberté d'action en la matière, elles concluent que la Commission était tenue, en vertu de la jurisprudence de la Cour, d'examiner les faits qu'elles avaient avancés, de manière à vérifier l'exactitude des affirmations des autorités françaises. La motivation de la décision serait, par conséquent, contestable, en ce qu'elle ne rapporterait pas la preuve de la réalité des affirmations des autorités françaises, mais se contenterait simplement d'en faire état.

26 La Commission répond que la décision litigieuse est dûment motivée et que le Tribunal est en mesure d'en contrôler la légalité. Elle note que la décision se réfère aux articles du traité au regard desquels elle a apprécié la plainte, qu'elle comporte une récapitulation des plaintes, un rappel des mesures d'investigation engagées et des correspondances échangées ainsi qu'un exposé des motifs et une conclusion. La Commission affirme que la lecture de l'exposé des motifs permet de comprendre le raisonnement qui l'a amenée à rejeter les plaintes et affirme qu'il est clairement démontré qu'il repose sur la constatation qu'il n'y a pas lieu de donner suite à la plainte, dans la mesure où les faits allégués sont le résultat d'une politique de pouvoirs publics et non d'une entente entre les cinq importateurs. La Commission fait valoir également qu'elle n'est pas obligée, dans une décision rejetant une plainte, de se référer à la jurisprudence pertinente de la Cour.

27 La Commission ajoute que, selon elle, les requérantes confondent la question de savoir si l'acte attaqué répond aux exigences énoncées à l'article 190 du traité avec celle de savoir si les constatations de fait opérées dans la décision sont suffisamment étayées. Elle ajoute qu'il ressort du mémoire en réplique que les requérantes ont parfaitement compris le raisonnement suivi par elle, même si elles en contestent le bien-fondé.

28 La Commission expose, enfin, qu'elle a formellement interrogé le gouvernement français et fait valoir que, si le règlement n° 17 lui permet d'adresser à un Etat membre une demande de renseignements, il ne lui fournit pas les moyens nécessaires pour vérifier si la réponse donnée est correcte. La Commission considère qu'il ne lui est pas loisible d'ignorer la réponse fournie par un Etat membre ou de la traiter comme inexacte.

Appréciation du Tribunal

29 Le Tribunal relève, à titre liminaire, que, par leur premier moyen, les requérantes non seulement font valoir que la décision litigieuse est insuffisamment motivée, mais entendent, également, remettre en cause la légalité du premier motif de rejet retenu par la Commission, à savoir que les importateurs mis en cause ne disposent d'aucune autonomie dans la répartition du marché.

Sur l'insuffisance de motivation

30 A cet égard, il convient de souligner, en premier lieu, qu'ainsi qu'il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour et du Tribunal, la motivation d'une décision faisant grief doit permettre à son destinataire de connaître les justifications de la mesure prise, afin de faire valoir, le cas échéant, ses droits et de vérifier si la décision est ou non bien fondée (arrêt du 24 janvier 1992, La Cinq/Commission, T-44-90, Rec. p. II-1) et de permettre au juge communautaire d'exercer son contrôle.

31 Il convient de relever, en deuxième lieu, que, selon une jurisprudence établie de la Cour et du Tribunal, la Commission n'est pas obligée, dans la motivation des décisions qu'elle est amenée à prendre pour assurer l'application des règles de concurrence, de prendre position sur tous les arguments que les intéressés invoquent à l'appui de leur demande. Il suffit, en effet, à la Commission d'exposer les faits et les considérations juridiques revêtant une importance essentielle dans l'économie de la décision (voir, en dernier lieu, l'arrêt du Tribunal du 24 janvier 1992, La Cinq/Commission, précité).

32 Or, le Tribunal constate à la lecture de la décision litigieuse, que celle-ci indique les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels elle est basée, permettant ainsi aux requérantes de contester son bien-fondé et au Tribunal d'exercer son contrôle de légalité. Il s'ensuit que la décision litigieuse n'est entachée d'aucun défaut de motivation.

Sur le bien-fondé de la motivation de la première partie de la décision

33 A cet égard, il convient de rappeler que le contrôle juridictionnel des actes de la Commission impliquant des appréciations économiques complexes doit se limiter à la vérification du respect des règles de procédure et de motivation, ainsi qu'à celui de l'exactitude matérielle des faits, de l'absence d'erreur manifeste d'appréciation et de détournement de pouvoir (voir l'arrêt de la Cour du 17 novembre 1987, BAT et Reynolds/Commission, 142-84 et 156-84, Rec. p. 4487 ; voir, en dernier lieu, l'arrêt de la Cour du 15 juin 1993, Matra/Commission, C-225-91, non encore publié au Recueil, points 23 et 25).

34 Il y a lieu de souligner, par ailleurs, que, dans les cas où la Commission dispose d'un pouvoir d'appréciation, afin d'être en mesure de remplir ses fonctions, le respect des garanties conférées par l'ordre juridique communautaire dans les procédures administratives revêt une importance d'autant plus fondamentale. Parmi ces garanties figure, notamment, l'obligation, pour l'institution compétente, d'examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents du cas d'espèce (arrêt de la Cour du 21 novembre 1991, Technische Universitat M|nchen, C-269-90, Rec. p. I-5469 ; arrêt du Tribunal du 24 janvier 1992, La Cinq/Commission, précité).

35 C'est ainsi que, dans le cadre de l'instruction des demandes soumises à la Commission, sur le fondement de l'article 3 du règlement n° 17, le Tribunal a jugé que "si la Commission ne saurait être tenue de mener une instruction, les garanties procédurales prévues à l'article 6 du règlement n° 99-63 l'obligent néanmoins à examiner attentivement les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance par la partie plaignante, en vue d'apprécier si lesdits éléments font apparaître un comportement de nature à fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun et à affecter le commerce entre Etats membres" (arrêt du Tribunal du 18 septembre 1992, Automec/Commission, T-24-90, Rec. p. II-2223, et la jurisprudence de la Cour y mentionnée).

36 Enfin, si en vertu de la jurisprudence précitée du Tribunal, la Commission n'a pas l'obligation de procéder à l'instruction de chacune des plaintes dont elle est saisie, en revanche, dès lors qu'elle décide de procéder à une telle instruction, elle doit, sauf motivation dûment circonstanciée, le faire avec le soin, le sérieux et la diligence requis, aux fins d'être en mesure d'apprécier en pleine connaissance de cause les éléments de fait et de droit soumis à son appréciation par les plaignants.

37 C'est à la lumière de ces considérations qu'il convient, pour apprécier la légalité du premier motif de rejet de la plainte, de vérifier, en premier lieu, les éléments de preuve avancés par les plaignants et, en deuxième lieu, si la décision attaquée comporte un examen approprié des éléments de fait et de droit soumis à l'appréciation de la Commission.

38 En l'espèce, les infractions alléguées par les plaignants, telles qu'elles ressortent des trois plaintes susvisées sont les suivantes :

- l'existence, d'une part, d'une entente entre les importateurs en France de voitures des marques japonaises Toyota, Honda, Nissan, Mazda et Mitsubishi et l'administration française, en vertu de laquelle les importateurs pour la France des marques précitées auraient accepté de limiter à 3 % leur part cumulée du marché intérieur français d'automobiles, en contrepartie d'un engagement des autorités françaises, selon lequel le parc des voitures d'origine japonaise leur serait exclusivement réservé, et l'existence d'une entente entre les entreprises mises en cause, ayant pour objet la répartition entre elles de leur part cumulée du marché (plainte Cesbron du 18 novembre 1985 et plainte Cesbron, Asia Motor, Monin Automobiles, EAS du 28 novembre 1988) ;

- l'existence, d'autre part, d'une entente entre les concessionnaires des marques susvisées dans l'île de la Martinique et l'administration, en vertu de laquelle ces concessionnaires auraient accepté de limiter à 15 % leur part du marché martiniquais d'automobiles, en contrepartie d'une promesse que le parc des voitures d'origine japonaise leur serait exclusivement réservé, et l'existence d'une entente entre ces entreprises ayant pour objet la répartition de leur part globale du marché (plainte Somaco du 5 juin 1990).

39 Le Tribunal relève que, à l'occasion de la présentation de leurs plaintes ou dans le cadre de l'instruction de celles-ci, les requérantes ont notamment fourni à la Commission, au soutien de leurs allégations, deux documents dont la force probante ne saurait, de prime abord, être écartée sans un examen approfondi. Il s'agit, en premier lieu, de la copie d'un compte-rendu d'une réunion interministérielle, qui s'est tenue le lundi 19 octobre 1987, à laquelle ont assisté les représentants des entreprises mises en cause dans la plainte du 5 juin 1990, ainsi que certains représentants des autorités publiques françaises (voir l'annexe 23 à la requête introductive d'instance). Aux termes de ce compte rendu, les concessionnaires présents ont notamment décidé, à l'issue d'une discussion entre tous les participants, "d'accepter une autolimitation, toutes marques confondues, à 15 % du marché global, et de respecter impérativement cette autolimitation, au besoin en s'autocontrôlant". Le document sous examen prévoit également les modalités d'un apurement progressif d'un excédent, résultant d'un dépassement, pour le passé, du quota antérieurement alloué, par les signataires du document, à l'un des concessionnaires. Il prévoit, enfin, qu'"un protocole d'accord entre les concessionnaires d'automobiles japonaises en Martinique sera établi en conséquence."

40 Il ressort du dossier, et notamment des mesures d'organisation de la procédure ordonnées par le Tribunal, que ce document a été annexé à une lettre adressée à la Commission, le 25 août 1989, par les plaignants Cesbron, Asia Motor, Monin Automobiles et EAS, dans le cadre de l'instruction de la plainte du 28 novembre 1988. Il a également été annexé à la plainte déposée par Somaco, le 5 juin 1990. Il a donc été porté à la connaissance de la Commission avant l'intervention de la décision attaquée.

41 En deuxième lieu, au compte rendu de cette réunion interministérielle, est annexé un document, intitulé "Protocole d'accord" (voir l'annexe 24 à la requête), revêtu de la signature de chacun des représentants légaux des concessionnaires, et aux termes duquel :

"Il a été convenu ce qui suit :

Les signataires, engageant leur concession, en accord avec les pouvoirs publics, conviennent de respecter la quote-part d'importation de véhicules neufs de marque japonaise allouée par l'administration et fixée à 15 % du marché global des véhicules neufs à la Martinique, toutes marques confondues.

Ils conviennent que la clé de répartition de ces 15 % sera celle de 1982, soit :

- Toyota : 46,93 %

- Nissan : 26,01 %

- Mazda : 15 %

- Honda : 7,99 %

- Mitsubishi : 4,07 %

...

D'autre part, les signataires ont pris connaissance du procès-verbal de la réunion interministérielle du lundi 19 octobre 1987, dont un exemplaire est annexé au présent Protocole d'accord et en approuvent les termes.

En conséquence, une réunion se tiendra à la Préfecture de la Martinique au début de chaque année pour fixer le nombre de certificats de conformité (document nécessaire à l'importation d'une voiture) auquel aura droit chaque concessionnaire de voitures japonaises à la Martinique pour l'année en cours, suivant les modalités définies dans ledit procès-verbal et dans le présent Protocole d'accord.

En cas de non respect de l'une des clauses susvisées par l'une ou l'autre des parties, le présent protocole deviendra caduc."

42 Ce document a également été annexé à la lettre précitée, adressée à la Commission le 25 août 1989. De même a-t-il, lui aussi, été annexé à la plainte de Somaco du 5 juin 1990.

43 Au vu de ces éléments de preuve, le Tribunal considère, tout d'abord, que ce "protocole d'accord" revêt, en première analyse, une forte valeur probante quant à l'existence vraisemblable d'un concours de volontés, entre les concessionnaires des importateurs mis en cause, opérant sur le territoire du département de la Martinique, ayant pour objet le partage, entre eux, du quota de 15 % du marché, imposé aux opérateurs économiques par les autorités nationales françaises. Le Tribunal note que le compte rendu de la réunion interministérielle, en vertu de laquelle le protocole d'accord a été établi, ne contient aucune référence à un quelconque partage, par l'autorité publique, de ce quota d'importation, qui, de prime abord, semble résulter de la seule initiative des entreprises parties au protocole d'accord. Or, la Commission a déclaré, en réponse à l'une des questions écrites posées par le Tribunal que, à sa connaissance, les modalités de répartition du volume d'importations en Martinique n'avaient pas été modifiées entre 1987 et la fin de 1991.

44 Il ressort donc des pièces et informations communiquées au Tribunal que ce système de répartition entre les cinq concessionnaires, tel que constaté dans le protocole susanalysé du 19 novembre 1987, était, après sa reconduction, toujours en vigueur à la date du 5 décembre 1991, à laquelle la Commission s'est prononcée, par la décision attaquée. Ces éléments du dossier constituent, à première vue, un indice sérieux de l'existence d'une réelle autonomie de comportement dont disposent les cinq importateurs mis en cause, dans la répartition du marché. Comme tel, il est susceptible de relever de l'article 85 du traité.

45 A ce stade du raisonnement, il y a lieu, dans un deuxième temps, de confronter ces constatations de fait, relatives aux éléments de preuve fournis par les requérantes, avec les motifs de la décision attaquée, aux fins, pour le Tribunal, d'examiner si, en rejetant les plaintes dont elle était saisie, la Commission a réfuté de façon appropriée les données de fait susanalysées et soumises à son appréciation par les plaignantes.

46 A cet égard, il y a lieu de rappeler d'emblée que dix entreprises différentes ont été mises en cause dans les plaintes des 29 novembre 1988 et 5 juin 1990 : celle du 29 novembre 1988 concernait les importateurs français des cinq marques japonaises Toyota, Honda, Nissan, Mazda et Mitsubishi et celle du 5 juin 1990 concernait les sociétés CCIE, SIDA, SIGAM, SAVA et Auto GM, concessionnaires, dans l'île de la Martinique, des marques mises en cause dans la plainte du 29 novembre 1988. La décision litigieuse rejette les deux plaintes susvisées, ainsi que la plainte initiale du 18 novembre 1985, interprétée par la Commission comme visant uniquement l'article 30 du traité. Or, la Commission a exposé, en réponse à l'une des questions écrites posées par le Tribunal, qu'elle a joint, de sa propre initiative, les plaintes des 29 novembre 1988 et 5 juin 1990 "compte tenu de l'identité des éléments : mêmes produits, mêmes comportements mis en cause, mêmes arguments, mêmes demandes, etc". C'est ainsi que la Commission a apporté une réponse commune, fondée sur les mêmes motifs, aux plaintes dont elle était saisie et qui concernaient aussi bien la France métropolitaine que le département de la Martinique.

47 A la page 2 de la décision attaquée, la Commission expose que les investigations conduites par ses services ont établi que les comportements des "cinq importateurs mis en cause" sont une partie intégrante de la politique des pouvoirs publics français en matière d'importations d'automobiles japonaises en France. Dans le cadre de cette politique, les autorités nationales fixeraient non seulement les quantités totales des importations de véhicules admises chaque année en France, mais détermineraient également les modalités de répartition de ces quantités, notamment en les réservant aux seuls importateurs mis en cause.

48 Le Tribunal relève, en premier lieu, que le seul élément invoqué par la Commission, à l'appui de cette dernière déclaration, ressort de la note, susanalysée, adressée à la Commission par les autorités françaises, le 28 novembre 1989. Or, l'affirmation des autorités françaises (voir point 6 ci-dessus), reprise purement et simplement par la décision attaquée, selon laquelle les opérateurs économiques seraient dépourvus de toute autonomie dans la gestion de la régulation mise en place par les pouvoirs publics français n'est soutenue par aucune preuve documentaire.

49 Le Tribunal note, en deuxième lieu, que la Commission admet elle-même que cette affirmation vaut tant à l'égard des importateurs nationaux qu'à l'égard de leurs concessionnaires martiniquais. Or, s'agissant, à tout le moins, de ces derniers, cette affirmation est directement contredite par l'examen des pièces susanalysées et, notamment, par le protocole d'accord, précité.

50 Le Tribunal relève, enfin, que les requérantes ont versé aux débats d'autres preuves documentaires, constituant des éléments confortatifs de la présomption établie par les pièces précédemment analysées et que la Commission se devait d'examiner avec soin et impartialité. Le Tribunal se réfère à cet égard, d'une part, à une correspondance du le 1er juillet 1987, du ministère de l'Industrie, des Postes et Télécommunications et du Tourisme et, d'autre part, à un jugement du Tribunal de commerce de Paris du 16 mars 1990.

51 Dans la correspondance du 1er juillet 1987 (voir l'annexe 41 à la requête), que les requérantes, sans être contredites par la Commission, ont déclaré, au cours de la procédure orale, avoir soumis à la Commission, lors de l'instruction des plaintes, le ministère, se référant aux dangers que présentent les importations parallèles pour le système d'autolimitation des ventes de véhicules japonais, expose que les importations parallèles, venant en concurrence directe de l'activité des cinq importateurs accrédités, risquent de porter progressivement atteinte à l'exclusivité de fait qui leur avait été reconnue, en contrepartie de leurs engagements d'autolimitation. Il ajoute que "le développement de telles pratiques risque de conduire rapidement à une remise en cause, par les importateurs accrédités, de l'ensemble du système d'autolimitation". Ce document confirme, en première analyse, que, selon le point de vue des autorités publiques françaises elles-mêmes, les opérateurs économiques mis en cause ne sont pas, contrairement au motif de rejet des plaintes, dépourvus de toute autonomie de volonté.

52 De même, la réalité d'une entente anticoncurrentielle entre les cinq importateurs mis en cause a-t-elle enfin été constatée par le Tribunal de commerce de Paris, dans un jugement en date du 16 mars 1990, également porté à la connaissance de la Commission par les parties plaignantes(voir l'annexe 19 à la requête), bien que cette juridiction ait décidé de surseoir à statuer, jusqu'à ce que la Commission se soit prononcée sur les plaintes dont elle était saisie.

53 Sur ce point, le Tribunal estime, au vu de l'ensemble des pièces soumises à son appréciation, que les constatations précises, de fait et de droit, opérées par le juge national, même si elles ne liaient pas la Commission, étaient de nature à conduire celle-ci à poursuivre son instruction, aux fins de vérifier la compatibilité des informations transmises par les autorités publiques françaises avec l'ensemble des éléments de fait et de droit soumis à son appréciation par les plaignants. Il appartenait ainsi à l'institution défenderesse, par les voies qu'elle estimait les plus appropriées aux circonstances de l'espèce, de tenter d'établir, avec un degré de certitude suffisant, la matérialité des faits allégués, avant d'estimer, dans le premier motif de la décision attaquée, que les importateurs mis en cause "ne disposent... d'aucune marge de manœuvre dans cette affaire".

54 Or, il résulte suffisamment de l'examen de l'ensemble des pièces auquel il vient d'être procédé, et notamment de la réponse apportée par la Commission à l'une des questions écrites qui lui a été posée à cet effet par le Tribunal, que, malgré la discordance entre la réponse des autorités françaises, en date du 28 novembre 1989, et les pièces soumises à l'appréciation de la Commission par les plaignantes, celle-ci s'est abstenue de toute nouvelle mesure d'investigation, postérieurement au 28 novembre 1989, aux fins de rechercher les informations initialement demandées ou de vérifier l'exactitude de la réponse des autorités françaises. La Commission, notamment, n'a diligenté aucune mesure d'instruction postérieurement au 5 juin 1990, date du dépôt de la plainte de la société Somaco, dirigée précisément contre les pratiques constatées en Martinique.

55 Il résulte de ce qui précède que la décision litigieuse, en ce qu'elle rejette les plaintes au motif que les opérateurs économiques mis en cause ne disposeraient d'aucune autonomie ou "marge de manœuvre", alors que ce motif est combattu par des éléments de preuve précis et circonstanciés soumis à l'appréciation de la Commission par les plaignants, est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation des faits l'ayant conduite à commettre une erreur de droit quant à l'applicabilité de l'article 85 du traité aux comportements des opérateurs mis en cause.

56 Il y a donc lieu, pour le Tribunal, de faire droit au premier moyen soulevé par les requérantes. Toutefois, pour rejeter les demandes dont elle était saisie, la Commission s'est fondée également sur la circonstance que la constatation d'une infraction aux règles communautaires de concurrence, à la supposer établie, ne serait pas, dans les circonstances de l'espèce, de nature à modifier la situation des plaignants. Or, si le second motif de rejet des plaintes est exposé, dans la décision attaquée, "à la lumière des constatations" faites par la Commission dans le cadre de son premier motif de rejet, lequel, ainsi qu'il vient d'être dit, est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation des faits et d'une erreur de droit, le Tribunal estime qu'en réalité ce second motif présente une autonomie suffisante par rapport au premier motif susanalysé. Il convient donc, pour le Tribunal, de statuer sur le deuxième des cinq moyens d'annulation soulevés par les requérantes et par lequel celles-ci mettent en cause, en réalité, la légalité du second motif de rejet de leurs plaintes retenu par la Commission.

En ce qui concerne le deuxième moyen, tiré d'une violation du traité

Arguments des parties

57 A l'encontre du second motif de rejet retenu par la Commission, selon lequel "la fixation des quantités totales par les pouvoirs publics ne relève pas de l'article 85, alors que l'application de cette disposition à la répartition ne serait pas de nature à réaliser l'accréditation" des sociétés plaignantes, les requérantes affirment que ce n'est pas l'existence d'un quota d'importations qu'elles mettent en cause, mais leur exclusion du bénéfice de ce quota, obtenue par l'entente existant entre les entreprises bénéficiaires, et la disparition de toute concurrence, au moyen de sous-quotas intangibles. Elles ajoutent que le refus d'accréditation, en qualité d'importateurs, qui leur a été opposé par les autorités françaises, n'a jamais été mis en cause dans les plaintes déposées car, même sans cette accréditation, les marques exclues de l'entente n'auraient pas dû rencontrer d'obstacle à leur commercialisation, du fait des importations parallèles, susceptibles de permettre cette commercialisation.

58 En réponse à l'argument de la Commission, selon lequel les requérantes demandent à participer à une répartition de quotas qu'elles qualifient elles-mêmes d'illicite, ces dernières rétorquent qu'elles n'ont jamais demandé à participer à l'entente illicite et que leurs plaintes visent uniquement au rétablissement du libre jeu de la concurrence sur le marché concerné, de façon à leur permettre d'exercer librement leur commerce, dans le cadre d'une concurrence loyale, entre toutes les marques d'origine asiatique.

59 Les requérantes contestent, par ailleurs, l'argument de la Commission, selon lequel, dans la mesure où la régulation mise en place par les pouvoirs publics français ne permet pas aux importateurs, autres que les cinq importateurs mis en cause, d'être inclus dans la clé de répartition, la constatation d'une infraction à l'article 85 ne modifierait en rien la position des requérantes par rapport à ces cinq importateurs. Elles rappellent, tout d'abord, qu'elles ne cherchent pas à être incluses dans la clé de répartition du quota d'importation et affirment que la taille d'un marché ne justifie pas que le nombre des opérateurs qui interviennent sur ce marché soit limité par les autorités d'un Etat membre. Elles contestent, ensuite, le raisonnement de la Commission, dans la mesure où il supposerait que les importateurs n'avaient pas d'autre choix que celui d'adopter un comportement anticoncurrentiel. A cet égard, elles font valoir qu'il ressort des éléments de preuve versés aux débats que l'entente dénoncée résulte d'un concours de volontés des entreprises mises en cause qui, notamment, se concertent au début de chaque année sur les sous-quotas et prévoient des pénalités en cas de dépassement, par un membre de l'entente, du sous-quota qui lui a été alloué par les membres de l'entente.

60 Les requérantes font enfin valoir qu'une jurisprudence constante de la Cour condamne toutes ententes illicites, même celles qui sont liées à des dispositions législatives ou à des pratiques des Etats membres (voir notamment l'arrêt du 4 mai 1988, Bodson, 30-87, Rec. p. 2479). La Commission aurait elle-même précisé que le fait qu'une entreprise ait consenti à un comportement donné sous de fortes pressions et même contre son intérêt économique ne constituerait pas un obstacle à la constatation de l'existence d'un accord anticoncurrentiel (voir notamment la décision du 18 décembre 1987, Fisher Price, JO 1988 L 49, p. 19).

61 La Commission rappelle qu'elle considère qu'il n'y a pas de raison de mettre en doute le bien-fondé de l'affirmation des autorités françaises, selon laquelle les entreprises en cause ne disposent d'aucune autonomie dans la gestion de la régulation du marché, voulue par les pouvoirs publics. Elle ajoute que le fait que les requérantes se sont vu refuser une accréditation d'importation "par type" et que leurs importations doivent, en conséquence, être effectuées "à titre isolé" ne résulte pas du comportement des cinq importateurs mis en cause par les plaignants.

Appréciation du Tribunal

62 Dans le cadre de ce deuxième moyen d'annulation, les requérantes mettent en cause la légalité du deuxième motif de rejet des plaintes, par lequel la décision attaquée estime que, compte tenu du refus d'accréditation opposé aux requérantes, la constatation d'une infraction aux règles de concurrence, à l'égard des parties mises en cause dans les plaintes, ne serait pas de nature à modifier la position des parties plaignantes sur le marché (voir ci-dessus point 13, in fine)

63 Dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure, précitées, le Tribunal a demandé à la Commission de lui fournir certaines précisions concernant son interprétation de la notion d'"accréditation en tant qu'importateur", à laquelle se réfère la décision attaquée. Par une première série de questions écrites, il a été demandé à l'institution défenderesse de préciser le sens de cette notion et d'indiquer si elle considérait qu'elle se réfère aux échanges commerciaux et peut, de ce fait, être assimilée à une licence d'importation, ou si, au contraire, elle se situe dans la sphère du droit français de la police de la circulation automobile et, par suite, ne produit d'effets qu'en ce qui concerne le mode de réception et d'homologation des véhicules, indépendamment des conditions de commercialisation du véhicule.

64 La Commission a apporté à cette première question la réponse suivante :

"Selon les informations fournies par la France dont la Commission dispose la notion d'"accréditation en tant qu'importateur" ressort du droit français de la police de la circulation automobile. L'article 106 du Code de la route français dispose en effet : "Toutefois, en ce qui concerne les véhicules ou éléments de véhicules qui ne sont pas fabriqués ou montés sur le territoire d'un Etat membre de la CEE, la réception par type n'est admise que si le constructeur possède en France un représentant spécialement accrédité auprès du Ministère des transports. Dans ce cas, elle a lieu sur demande dudit représentant."

65 Par une deuxième série de questions, il a été demandé à la Commission, notamment, d'exposer les raisons pour lesquelles, selon elle, seuls les cinq importateurs mis en cause ont, lors de la mise en place du système, participé à la répartition du volume d'importation.

66 L'institution défenderesse a fourni à cette nouvelle question la réponse suivante :

"En ce qui concerne la dernière partie de la question du Tribunal, la Commission ne peut que confirmer que, eu égard aux dispositions de l'article 106 du Code de la Route français, seuls les véhicules automobiles de marques accréditées peuvent être importés. De ce fait, les importateurs non accrédités lors de la mise en place du système de modération d'importations en provenance du Japon, ne pouvaient participer à la répartition en cause."

67 Le Tribunal relève qu'il ressort des pièces du dossier que, en droit français, tout véhicule dont l'immatriculation est obligatoire doit, pour pouvoir circuler sur la voie publique, être "réceptionné" par le ministère de l'Industrie. Les constructeurs japonais entrent dans les prévisions de l'article R 106 du code de la route, selon lequel les véhicules construits hors du territoire de la Communauté économique européenne ne peuvent faire l'objet d'une réception par type que si le constructeur dispose d'un mandataire accrédité auprès des pouvoirs publics. Les véhicules des constructeurs qui, comme c'est le cas des véhicules importés par les requérantes, ne disposent pas d'un tel mandataire, doivent être réceptionnés selon la procédure dite "à titre isolé", définie par un arrêté ministériel du 19 juillet 1954, tel que modifié. A la différence de la réception par type qui permet de faire réceptionner un véhicule type - des contrôles ultérieurs permettant de s'assurer de la conformité effective des véhicules produits avec le modèle réceptionné -, la réception à titre isolé implique que celle-ci ait lieu véhicule par véhicule (voir décision du Conseil français de la concurrence n° 91-D-52 du 20 novembre 1991, jointe en annexe 10 à la requête).

68 Il convient de relever, ensuite, que, s'agissant de la conformité à l'article 30 du traité du système français de réception "à titre isolé", qui n'est d'ailleurs pas en cause dans le cadre de la présente procédure, la Cour a considéré qu'un système de réception de véhicules importés d'un autre Etat membre où ils ont déjà été réceptionnés ou agréés doit permettre à l'importateur de remplacer les opérations de contrôle par la production de documents établis dans l'Etat membre d'exportation, dans la mesure où, d'une part, ces documents contiennent les renseignements nécessaires sur la base de contrôles déjà effectués et où, d'autre part, la procédure de contrôle n'implique pas des frais ou des délais déraisonnables (arrêt du 11 juin 1987, Gofette et Gilliard, 406-85, Rec. p. 2525).

69 C'est donc à tort que la Commission a fait valoir que seuls les véhicules de marques accréditées peuvent être importés (voir point 66 ci-dessus). Le système d'accréditation, prévu par la législation nationale applicable, ne concerne pas le droit d'importer, mais simplement la question de savoir si la réception des véhicules importés, préalable nécessaire à la mise en circulation du véhicule sur la voie publique, a lieu par type ou selon la procédure dite "à titre isolé". Il en résulte que les dispositions, précitées, du code de la route français ne sont pas de nature, par elles-mêmes, à faire obstacle à des importations directes de véhicules par des importateurs représentant des constructeurs japonais, autres que les constructeurs disposant de mandataires accrédités auprès du ministère français de l'industrie. Tel est précisément la situation des constructeurs dont les entreprises plaignantes sont les importateurs pour la France. Dans cette perspective, et ainsi que le soutiennent les requérantes, ni le contingentement des importations de véhicules d'origine japonaise, ni la procédure d'accréditation, décidés par les autorités publiques françaises, et qui ne sont nullement en cause dans le présent litige, n'étaient susceptibles de faire, par eux-mêmes, obstacle à ce que, dans le respect des règles de concurrence, les entreprises requérantes fussent admises, au même titre que leurs concurrents distribuant des marques accréditées, à participer à la commercialisation des véhicules admis, dans le cadre de la mesure de contingentement, à pénétrer sur le territoire français.

70 En outre, et contrairement à ce qu'affirme la deuxième partie de la motivation de la décision de la Commission, les requérantes n'ont jamais demandé à être admises à participer à l'entente anticoncurrentielle qu'elles ont dénoncée.

71 Enfin, conformément à une jurisprudence bien établie, la circonstance que le comportement anticoncurrentiel des importateurs accrédités, à le supposer établi, ait été favorisé ou encouragé par les autorités françaises est, par elle-même, sans influence au regard de l'applicabilité de l'article 85 du traité(arrêts de la Cour du 10 janvier 1985, Leclerc, 229-83, Rec. p. 1 et du 29 janvier 1985, Cullet, 231-83, Rec. p. 305).

72 Il s'ensuit que la cessation, ordonnée par la Commission, de la pratique anticoncurrentielle alléguée, à la supposer établie, aurait donc bien été de nature à modifier les conditions d'accès, par les entreprises plaignantes, au marché français de la distribution automobile, indépendamment de la question de leur accréditation par les autorités publiques françaises.

73 Par suite, c'est à tort que la décision attaquée estime qu'il n'y a pas de lien entre l'intérêt des plaignants et l'application de l'article 85, paragraphe 1, à une pratique ayant pour objet ou pour effet de limiter l'accès au marché de la distribution automobile, par les véhicules de marques japonaises, à cinq marques particulières. La décision attaquée est, dans cette mesure, entachée d'une erreur de droit.

74 Il résulte de l'ensemble de ce qui précède, d'une part, que le premier motif par lequel la Commission a, par la décision attaquée, rejeté les trois plaintes dont elle était saisie par les requérantes pour infraction à l'article 85 du traité, repose sur une appréciation inexacte en fait et en droit des éléments soumis à son appréciation par celles-ci, et, d'autre part, que le second motif de rejet retenu par la Commission est lui-même entaché d'une erreur de droit. Par suite, la décision attaquée doit être annulée, dans la mesure où elle concerne l'article 85 du traité, sans qu'il soit besoin pour le Tribunal d'examiner les autres moyens invoqués par les requérantes.

Sur les dépens

75 Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. Les parties requérantes n'ayant pas conclu en ce sens, elles supporteront leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (deuxième chambre)

déclare et arrête :

1) La décision de la Commission du 5 décembre 1991 est annulée en tant qu'elle concerne l'article 85 du traité.

2) Chacune des parties supportera ses propres dépens.