CJCE, 14 juillet 1981, n° 172-80
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Züchner
Défendeur :
Bayerische Vereinsbank (AG)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mertens de Wilmars
Présidents de chambre :
MM. Pescatore, Mackenzie Stuart, Koopmans
Avocat général :
Sir Gordon Slynn.
Juges :
MM. O'Keeffe, Bosco, Touffait, Due, Everling
LA COUR,
1. Par ordonnance du 14 juillet 1980, parvenue à la Cour le 29 juillet 1980, l'Amtsgericht de Rosenheim a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 85 et 86 du traité, en vue de déterminer la portée de ces dispositions à l'égard de la perception par un institut bancaire, établi en république fédérale d'Allemagne, d'une commission prélevée à l'occasion du transfert d'une somme d'argent, par voie de chèque, d'un Etat membre à l'autre.
2. Il ressort du dossier transmis par la juridiction nationale que le titulaire d'un compte bancaire auprès de la Bayerische Vereinsbank à Rosenheim, en république fédérale d'Allemagne, a tiré sur cet institut bancaire, le 17 juillet 1979, un chèque d'un montant de 10 000 DM à l'ordre d'un destinataire résidant en Italie. Pour cette opération de transfert, son compte a été débité, par l'institut précité, d'un prélèvement, à titre de commission bancaire (Bearbeitungsgebühr), de 15 DM, correspondant à 0,15 % du montant transféré.
3. Le titulaire du compte bancaire, estimant que la perception de cette commission contrevenait aux dispositions du traité CEE, a saisi l'Amtsgericht de Rosenheim d'une demande de remboursement à l'encontre de l'institut bancaire.
4. Il a soutenu, entre autres, que la perception de la commission litigieuse était contraire aux articles 85 et 86 du traité, en ce qu'elle correspondrait à une pratique concertée, suivie par tous les instituts bancaires ou par la plupart d'entre eux, tant en république fédérale d'Allemagne que dans les autres Etats de la Communauté, contraire aux règles de concurrence et susceptible d'affecter le commerce entre les Etats membres.
5. C'est pour éclaircir notamment ce dernier point que la juridiction nationale a décidé, en application de l'article 177 du traité, de poser à la Cour la question suivante:
" Dans les opérations de paiement et de mouvements de capitaux intracommunautaires entre banques, la perception d'une commission bancaire uniforme de 0,15 % du montant à virer viole-t-elle les articles 85 et 86 du traité CEE, en tant que pratique concertée susceptible d'affecter les échanges commerciaux ? "
6. La défenderesse au principal a objecté à titre préliminaire, au cours de la procédure orale, que la question d'interprétation soulevée par la juridiction nationale serait sans objet, les dispositions du traité relatives aux règles de concurrence n'étant pas applicables, du moins dans une très large mesure, aux instituts bancaires. Elle a soutenu qu'en raison de la nature particulière des services fournis par ces instituts et du rôle important que ceux-ci jouent dans les opérations de transfert de capitaux, ils devraient être considérés comme des entreprises " chargées de la gestion des services d'intérêt économique général ", au sens de l'article 90, paragraphe 2, du traité, et échapperaient ainsi, en vertu de cette disposition, aux règles de concurrence des articles 85 et 86 du traité. Elle a en outre invoqué, à l'appui de sa thèse, les dispositions des articles 104 et suivants du traité, concernant la "politique économique".
7. Les transferts normalement effectués par les instituts bancaires des fonds de leur clientèle d'un Etat membre à l'autre, s'ils constituent des opérations qui relèvent de la mission propre des banques en ce qui concerne notamment les mouvements internationaux de capitaux, ne suffisent pas pour autant pour faire reconnaître à ces instituts le caractère d'entreprises au sens de l'article 90, paragraphe 2, du traité, à moins qu'il puisse être établi qu'en effectuant ces transferts lesdits instituts gèrent un service d'intérêt économique général dont ils seraient chargés en vertu d'un acte de la puissance publique.
8. Quant aux articles 104 et suivants du traité, ces dispositions ne tendent en aucune manière à soustraire les banques aux règles de concurrence du traité. Insérées dans le titre II, chapitre 2, du traité, relatif à la "Balance des paiements", elles se bornent à exprimer l'exigence d'une coordination entre les Etats membres en matière de politique économique et prévoient, à ces fins, une collaboration entre les services compétents des administrations nationales et entre les banques centrales des Etats membres, permettant d'atteindre les objectifs du traité.
9. Au vu de tous ces éléments, l'objection soulevée par la défenderesse au principal doit donc être écartée.
10. La juridiction nationale a posé la question d'interprétation en se référant à la perception d'une commission bancaire uniforme de 0,15 % sur les transactions auxquelles elle se réfère. Cette question a été posée à l'égard tant de l'article 85 que le l'article 86 du traité. Compte tenu de ce que l'ordonnance de renvoi envisage comme infraction possible des règles communautaires de la concurrence uniquement le cas de l'existence de pratiques concertées, et eu égard au fait que l'article 86 a trait à l'exploitation abusive d'une position dominante et ne couvre pas le cas des pratiques concertées auxquelles seules les dispositions de l'article 85 sont applicables, il convient en l'occurrence de limiter à ce dernier article l'examen de la question posée.
11. Aux termes de l'article 85, paragraphe 1, du traité "sont incompatibles avec le Marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun".
12. Ainsi que la Cour l'a relevé notamment dans son arrêt du 14 juillet 1972 (ICI/Commission, 48-69, Recueil p. 619), une pratique concertée au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité constitue une forme de coordination entre entreprises, qui, sans avoir été poussée jusqu'à la réalisation d'une convention proprement dite, substitue sciemment une coopération pratique entre elles aux risques de la concurrence.
13. La Cour a aussi affirmé, dans son arrêt du 16 décembre 1975 (Suiker Unie/Commission, 40 à 48, 50, 54 à 56, 111, 113 à 114/73, Recueil p. 1663), que les critères de coordination et de coopération constitutifs d'une pratique concertée, loin d'exiger l'élaboration d'un véritable " plan ", doivent être compris à la lumière de la conception inhérente aux dispositions du traité relatives à la concurrence, selon laquelle tout opérateur économique doit déterminer de manière autonome la politique qu'il entend suivre sur le Marché commun et les conditions qu'il entend réserver à sa clientèle.
14. S'il est exact que cette exigence d'autonomie n'exclut pas le droit des opérateurs économiques de s'adapter intelligemment au comportement constaté ou à escompter de leurs concurrents, elle s'oppose cependant rigoureusement à toute prise de contact direct ou indirect entre de tels opérateurs, ayant pour objet ou pour effet d'aboutir à des conditions de concurrence qui ne correspondraient pas aux conditions normales du marché en cause, compte tenu de la nature des produits ou des prestations fournies, de l'importance et du nombre des entreprises et du volume dudit marché.
15. Selon le requérant au principal, il y aurait en l'espèce une pratique concertée du fait de l'application, par l'ensemble ou la plupart des banques, à l'intérieur du Marché commun ou à tout le moins en république fédérale d'Allemagne, d'une commission uniforme pour des transferts de sommes de même importance effectués vers d'autres États membres.
16. La partie défenderesse au principal n'a pas exclu que, pour des opérations de transfert de ce genre, une commission de même montant soit perçue par d'autres États membres. Elle a cependant précisé qu'un tel parallélisme de comportement ne résulterait pas d'un accord ou d'une pratique concertée entre ces banques, ayant pour objet ou pour effet un résultat interdit par l'article 85 du traité. Elle a expliqué que la perception de cette commission trouverait sa justification dans les coûts inhérents à de tels transferts, en raison notamment de la complexité des opérations de change qu'ils impliquent, et a par ailleurs relevé que la commission uniformément perçue sur tout transfert d'une certaine importance ne représenterait qu'une contribution partielle au coût total des opérations de transfert normalement effectuées.
17. La circonstance que la commission en question ait sa raison d'être dans les frais inhérents à l'ensemble des opérations de transfert à l'étranger normalement effectuées par les banques en faveur de leur clientèle, et qu'elle représente ainsi un remboursement partiel de ces frais, perçus de manière uniforme sur tous les utilisateurs de la prestation, n'exclut pas la possibilité qu'un parallélisme de comportement dans ce domaine puisse, quelle que soit sa motivation, aboutir à une coordination entre banques constitutive d'une pratique concertée au sens de l'article 85 du traité.
18. Une telle pratique serait, en raison même de son contenu portant sur des transactions internationales, susceptible d'affecter "le commerce entre États membres", au sens de l'article susdit, la notion de "commerce" figurant dans cet article ayant une portée large qui recouvre également les échanges monétaires.
19. En outre, elle tomberait sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité, s'il était établi qu'elle a pour objet ou pour effet d'affecter de manière sensible le jeu de la concurrence dans le marché des transferts monétaires opérés par les banques d'un État membre à l'autre.
20. Tel serait notamment le cas si une pratique concertée permettait aux banques qui y participent de cristalliser des situations acquises, et de priver ainsi leur clientèle de la possibilité réelle de bénéficier de prestations plus favorables qui leur seraient offertes dans des conditions normales de concurrence.
21. Il y a là question de fait que la juridiction saisie du fond du litige est seule compétente pour apprécier. A cette fin, il importe d'examiner s'il y a entre les banques ayant un comportement parallèle des prises de contact ou, à tout le moins, des échanges d'informations au sujet, entre autres, du taux des commissions effectivement perçues pour des opérations de transfert comparables qui ont été effectuées ou qui sont envisagées pour l'avenir et si, eu égard aux conditions de marché en cause, le taux de la commission uniformément appliqué n'est pas différent de celui qui aurait résulté du libre jeu de la concurrence. Il importe en outre de prendre en considération le nombre et l'importance, dans le marché des échanges monétaires entre États membres, des banques participant à une telle pratique, ainsi que le volume des virements pour lesquels la commission en cause est perçue, par rapport au volume global des transferts effectués par les banques d'un État membre à l'autre.
22. Pour toutes ces raisons, il y a lieu de répondre à la question posée qu'un parallélisme de comportement dans la perception d'une commission bancaire uniforme sur les transferts de sommes d'un État membre à l'autre effectués pas les banques sur les fonds de leur clientèle, constitue une pratique concertée, interdite par l'article 85, paragraphe 1, du traité, s'il est établi par la juridiction nationale que ce parallélisme de comportement réunit les éléments de coordination et de coopération caractéristiques d'une telle pratique, et que celle-ci est de nature à affecter de manière sensible les conditions de la concurrence dans le marché des prestations relatives à ces transferts.
Sur les dépens
Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement; la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs, LA COUR, statuant sur la question à elle soumise par l'Amtsgericht de Rosenheim par ordonnance du 14 juillet 1980, dit pour droit:
Un parallélisme de comportement dans la perception d'une commission bancaire uniforme sur les transferts de sommes d'un État membre à l'autre effectués par les banques sur les fonds de leur clientèle, constitue une pratique concertée, interdite par l'article 85, paragraphe 1, du traité, s'il est établi par la juridiction nationale que ce parallélisme de comportement réunit les éléments de coordination et de coopération caractéristiques d'une telle pratique, et que celle-ci est de nature à affecter de manière sensible les conditions de la concurrence dans le marché des prestations relatives à ces transferts.