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Décisions

CJCE, 31 mai 1979, n° 22-78

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Hugin Kassaregister (AB); Hugin Cash Registers (Ltd)

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents de chambre :

MM. Mertens de Wilmars, M. Mackenzie Stuart

Avocat général :

M. Reischl

Juges :

MM. Pescatore, Sorensen, O'Keeffe, Bosco, Touffait

Avocats :

Mes van Gerven, Bellis.

CJCE n° 22-78

31 mai 1979

LA COUR,

1. Le recours, introduit le 24 février 1978 par la société suédoise Hugin Kassaregister AB et sa filiale britannique Hugin Cash Register Ltd, ci-après désignées en commun sous le nom de Hugin, vise, en ordre principal, à l'annulation de la décision de la Commission du 8 décembre 1977 relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CEE (JO L 22 du 27. 1. 1978, p. 23 à 35). En ordre subsidiaire, le recours vise à l'annulation ou à la réduction de l'amende infligée aux deux sociétés conjointement par cette décision.

2. Aux termes de l'article 1 de la décision, il est constaté que Hugin a enfreint les dispositions de l'article 86 à partir du 1er janvier 1973 en refusant de fournir à la firme Liptons Cash Registers and Business Equipment Ltd, qui a son siège à Londres, des pièces de rechange pour caisses enregistreuses Hugin. Il est constaté, en outre que Hugin Kassaregister AB a enfreint ce même article en interdisant à ses filiales et distributeurs dans le Marché commun de vendre lesdites pièces de rechange en dehors de son réseau de distribution. Pour motiver sa décision, la Commission expose que Hugin détient une position dominante au sens de l'article 86, qu'elle a exploitée cette position de façon abusive et que le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté.

La position de Hugin sur le marché

3. En ce qui concerne la question de savoir si Hugin détient une position dominante sur le marché, la Commission estime que les faits de la cause ont révelé que Hugin, tout en ne possédant qu'une part relativement faible du marché - très concurrentiel - de caisses enregistreuses, jouit d'un monopole des pièces de rechange pour les appareils de sa propre fabrication et qu'elle détient, par conséquent, dans le secteur de l'entretien et de la réparation des caisses enregistreuses Hugin, une position dominante par rapport aux entreprises indépendantes qui ont besoin d'être approvisionnées en pièces de rechange d'origine. Dans les secteurs de la remise en état d'appareils usages et de la location d'appareils, la Commission estime également que Hugin détient une position dominante en ce qui concerne les caisses enregistreuses de sa propre marque, étant donné que les entreprises exerçant ces activités dépendent de l'approvisionnement en pièces de rechange Hugin.

4. Hugin conteste le bien-fondé des constatations de la Commission sur ces différents points. Son argument principal consiste à affirmer que la fourniture de pièces de rechange et de services d'entretien et de réparation en général, loin de constituer un marché distinct, est un élément essentiel de la concurrence sur le marché des caisses enregistreuses dans son ensemble. Elle relève que, sur ce marché, le facteur concurrentiel du service après-vente et de la qualité de l'entretien et des réparations, y compris la fourniture de pièces de rechange, importe à tel point que Hugin maintient ces services à perte.

5. Pour trancher ce différend, il faut, en premier lieu, déterminer le marché concerné. A cet égard, il faut tenir compte de ce que le comportement reproché à Hugin consiste à refuser la fourniture de pièces de rechange à Liptons et, d'une manière générale, à toute entreprise indépendante en dehors de son réseau de distribution. La question est donc de savoir si la fourniture de pièces de rechange constitue un marché spécifique ou si elle fait partie d'un marché plus large. Pour répondre à cette question, il faut déterminer la catégorie de clients demandeurs de ces pièces.

6. A ce sujet, il est constant, d'une part, que les caisses enregistreuses sont d'un caractère technique tel que l'utilisateur ne peut pas monter les pièces de rechange sur l'appareil, mais exige le service d'un technicien spécialisé, et, d'autre part, que la valeur des pièces de rechange est peu importante par rapport aux coûts d'entretien et de réparation. Dans ces circonstances, les utilisateurs des caisses enregistreuses n'interviennent donc pas sur le marché comme acheteurs de pièces de rechange, quelles que soient les conditions dans lesquelles ils s'assurent l'entretien et la réparation de leurs appareils. Qu'ils bénéficient des services après-vente de Hugin, ou qu'ils fassent appel à des entreprises indépendantes dans le secteur d'entretien et de réparation, leur besoin en pièces de rechange ne se manifeste pas directement et indépendamment sur le marché. S'il y a sans doute, au niveau des utilisateurs, un marché d'entretien et de réparation, distinct du marché des caisses enregistreuses neuves, il s'agit essentiellement d'un marché de prestations de services et non de la vente d'une marchandise, telle que les pièces de rechange dont le refus de fourniture fait l'objet de la décision de la Commission.

7. En revanche, il existe un marché distinct de pièces de rechange Hugin à un autre niveau, à savoir celui des entreprises indépendantes, spécialisées dans l'entretien et la réparation de caisses enregistreuses, dans la remise en état d'appareils usages ainsi que dans la vente d'appareils d'occasion et la location d'appareils. Ces entreprises interviennent sur le marché comme demandeurs de pièces de rechange aux fins de leurs diverses activités. Elles en ont besoin pour la prestation de services aux utilisateurs de caisses enregistreuses, sous forme d'entretien et de réparations, ainsi que pour la remise en état d'appareils usages, destinés à la revente ou à la location. Elles demandent enfin des pièces de rechange aux fins de l'entretien et de la réparation des appareils, neufs ou usages, leur appartenant et mis en location auprès de leurs clients. Il est constant, en outre, qu'il y a une demande spécifique de pièces de rechange de la marque Hugin, étant donné que ces pièces ne sont pas interchangeables avec les pièces de rechange de caisses enregistreuses d'autres marques.

8. Par conséquent, le marché ainsi constitué par les pièces de rechange Hugin demandées par les entreprises indépendantes doit être considéré comme le marché concerné aux fins de l'application de l'article 86 aux circonstances de l'espèce. C'est en effet le marché sur lequel l'abus allégué aurait été commis.

9. Il y a lieu, ensuite, d'examiner si Hugin détient une position dominante sur ce marché. A cet égard, Hugin admet qu'elle détient le monopole des pièces de rechange neuves.Pour des raisons d'ordre commercial, toute production concurrente de pièces de rechange utilisables dans les caisses enregistreuses Hugin n'est pas concevable en pratique. Hugin fait valoir, cependant, qu'une autre source d'approvisionnement existe, à savoir l'achat et le démontage d'appareils d'occasion. L'importance de cette source d'approvisionnement est contestée entre les parties. Bien qu'il semble ressortir du dossier que la pratique du démontage d'appareils usages est courante dans le secteur des caisses enregistreuses, elle ne saurait être considérée comme constituant une source alternative d'approvisionnement suffisante.En effet, les chiffres d'affaires de Liptons pendant les années où Hugin lui a refusé la vente de pièces de rechange indiquent que les activités de Liptons dans le domaine de la vente, de la location et de la réparation d'appareils Hugin ont sensiblement diminué, non seulement exprimées en chiffres absolus, mais d'autant plus en valeur réelle, eu égard à l'inflation.

10. Sur le marché de ses propres pièces de rechange, Hugin se trouve ainsi dans une position qui lui permet de déterminer son comportement sans tenir compte de sources d'approvisionnement concurrentielles. Rien ne permet donc d'infirmer la conclusion qu'elle détient, sur ce marché, une position dominante au sens de l'article 86.

Le comportement de Hugin sur le marché

11. La Commission est d'avis que Hugin a exploité sa position dominante de façon abusive en refusant de fournir des pièces de rechange à Liptons et, d'une manière générale, à toute entreprise indépendante en dehors de son propre réseau de distribution. Cette pratique qui procède de la politique de Hugin visant à réserver l'entretien et la réparation de caisses enregistreuses Hugin à ses propres services techniques serait abusive du fait qu'elle tend à empêcher les utilisateurs des appareils Hugin de choisir librement l'entreprise qui en assurera l'entretien ainsi que la réparation et du fait qu'elle a pour conséquence d'écarter toute concurrence, et notamment un concurrent important, dans le secteur du service, de l'entretien, de la réparation, de la location et de la remise en état d'appareils Hugin.

12. Hugin conteste le bien-fondé de ces affirmations. D'après elle, la pratique en cause n'a pas substantiellement restreint la concurrence et n'a pas éliminé Liptons du marché ni menacé son existence. Cette pratique serait d'ailleurs objectivement justifiée par des considérations légitimes tenant à la politique commerciale adoptée par Hugin, politique qui consiste à assurer un service d'entretien et de réparations de première qualité.

13. Plus particulièrement, Hugin affirme qu'elle vise à se réserver les services d'entretien et de réparations, non comme une activité rémunératrice en soi, mais dans le but de maintenir la bonne réputation de la fiabilité de ses caisses enregistreuses face à la concurrence d'autres marques, ce qui, d'après elle, serait mis en évidence par le fait qu'elle maintient ces services à perte. Hugin explique, en outre, qu'elle n'agit pas sur le marché des caisses enregistreuses d'occasion, ni sur celui de la location de caisses enregistreuses, et qu'elle a offert à Liptons de lui fournir les pièces détachées nécessaires à la remise en état d'appareils usages. Toutefois, conformément à sa politique commerciale, Hugin tient à réserver à ses propres services techniques l'entretien et la réparation de toute caisse enregistreuse Hugin, même vendue d'occasion ou mise en location par une entreprise indépendante.

14. En présence d'une telle contestation entre les parties, il convient, en l'espèce, d'examiner d'abord si la condition posée par l'article 86 du traité pour que le comportement en cause relève du droit communautaire est remplie. En effet, l'article 86 stipule que l'interdiction énoncée ne s'applique que dans la mesure ou le comportement considéré comme constituant une exploitation abusive de la position dominante qu'une entreprise détient sur le marché est susceptible d'affecter le commerce entre les Etats membres.

Quant a l'incidence sur le commerce entre Etats membres

15. Dans sa décision, la Commission a affirmé que Liptons a été empêché de poursuivre l'expansion de ses affaires dans une partie substantielle du Marché commun et se trouve dans l'impossibilité de se procurer des pièces de rechange dans d'autres Etats membres. D'après la Commission, le système de distribution adopte par Hugin a "un effet sensible sur la structure de la concurrence à l'intérieur du Marché commun".

16. Hugin conteste le bien-fondé de ces affirmations. Les activités de Liptons, d'après elle, ne s'étendent pas au-delà d'un seul Etat membre et il n'existe pas un véritable marché de pièces de rechange s'étendant au-delà du territoire de chaque Etat membre.

17. L'interprétation et l'application de la condition relative aux effets sur le commerce entre Etats membres, figurant aux articles 85 et 86 du traité, doivent prendre comme point de départ le but de cette condition qui est de déterminer, en matière de réglementation de la concurrence, le domaine du droit communautaire par rapport à celui des Etats membres. C'est ainsi que relèvent du domaine du droit communautaire toute entente et toute pratique susceptible de mettre en cause la liberté du commerce entre Etats membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché unique entre les Etats membres, notamment en cloisonnant les marchés nationaux ou en modifiant la structure de la concurrence dans le Marché commun. En revanche, les comportements dont les effets se localisent à l'intérieur du territoire d'un seul Etat membre relèvent du domaine de l'ordre juridique national.

18. Aux fins de l'application de ces critères aux circonstances de l'espèce, il convient d'examiner séparément les effets sur les activités commerciales de Liptons, d'une part, et sur le commerce des pièces de rechange en général, d'autre part.

19. Il est constant que le centre d'activité de Liptons est la région londonienne et, en tout état de cause, que ses activités commerciales ne se sont jamais étendues au-delà du Royaume-Uni. Quant à l'avenir, aucun indice n'existe de ce que Liptons envisage une extension de ses activités au-delà de ces limites géographiques. Cette limitation s'explique, d'ailleurs, par la nature même des activités en cause. L'entretien, la réparation et la mise en location de caisses enregistreuses, ainsi que la vente de caisses d'occasion, ne se prêtent pas à une activité rémunératrice en dehors d'une certaine zone autour de la base d'opération des entreprises. Cette caractéristique se reflète dans la structure actuelle des entreprises. Il ressort du dossier qu'il existe au Royaume-Uni un grand nombre de petites entreprises locales spécialisées dans la prestation des services en cause. Il y a lieu de croire que la structure commerciale et professionnelle est la même dans les autres Etats membres dans lesquels Hugin poursuit également sa politique consistant à ne pas fournir de pièces de rechange en dehors de son propre réseau de distribution.

20. La conclusion qui ressort de ces considérations est donc que le commerce entre les Etats membres n'est pas affecté par les obstacles que le comportement de Hugin a mis aux activités des entreprises indépendantes spécialisées dans les services d'entretien.

21. En ce qui concerne la distribution de pièces de rechange Hugin, en tant qu'activité commerciale distincte, il est constant que Liptons a cherché en vain à se procurer de telles pièces auprès des distributeurs Hugin dans certains autres Etats membres. Hugin ne nie d'ailleurs pas que la politique consistant à ne pas livrer de pièces de rechange en dehors de son propre réseau, bien qu'elle ne comporte pas une interdiction d'exporter, implique nécessairement que le refus de livrer à des entreprises indépendantes s'applique quel que soit le lieu géographique d'implantation de l'entreprise.

22. La question est donc de savoir si des échanges de pièces détachées Hugin entre les Etats membres pourraient être censés avoir lieu, si les conditions du marché étaient entièrement libres, sans être subordonnées à des pratiques restrictives telles que celles de Hugin en l'espèce.

23. Il y a lieu de rappeler, à cet égard, que la valeur en soi des pièces de rechange est relativement insignifiante. De ce fait elles ne sont pas de nature à constituer un objet commercial intéressant dans les échanges entre les Etats membres, abstraction faite de ce qu'une entreprise indépendante n'aurait aucun avantage économique à les acheter auprès d'une filiale Hugin dans un autre Etat membre, plutôt qu'auprès de la société mère. En effet, il n'a pas été allégué que Hugin pratique des prix différentiels sur les différents marchés locaux. Il est normal de penser qu'une entreprise indépendante, qui ne trouve pas une pièce de rechange chez la filiale Hugin établie sur place, s'adresse à la société mère, c'est-à-dire, en l'espèce, à un fournisseur établi dans un état non membre, plutôt qu'à la filiale dans un autre Etat membre. Si ce dernier procédé était choisi, il aurait le caractère d'une exception, plutôt que d'une transaction commerciale normale.

24. Si Liptons s'est adressé, en l'espèce, à des filiales et distributeurs Hugin dans certains autres Etats membres, c'était précisément parce que la politique restrictive de Hugin l'empêchait de satisfaire à ses besoins en pièces de rechange par les canaux commerciaux normaux. Ses tentatives de se procurer les pièces de rechange dans les autres Etats membres ne sauraient donc être considérées comme un indice de l'existence, actuelle ou potentielle, de courants commerciaux normaux entre les Etats membres en ce qui concerne les pièces de rechange. En d'autres termes, si Liptons avait pu se procurer les pièces de rechange auprès d'une filiale Hugin dans un autre Etat membre, ce serait parce que Hugin aurait été disposée à vendre ces pièces en dehors de son propre réseau de distribution. Dans cette hypothèse cependant, il serait normal que Liptons s'adresse à la filiale Hugin sur place, plutôt qu'à une filiale dans un autre Etat membre.

25. Dans ces circonstances, le comportement de Hugin ne saurait être considéré comme ayant l'effet de faire dévier la circulation des marchandises de la voie normale, compte tenu des particularités économiques et techniques du secteur en cause.

26. Il faut ainsi conclure que le commerce entre les Etats membres n'est pas susceptible d'être affecté par le comportement de Hugin. Par conséquent, la décision de la Commission ne satisfait pas à toutes les conditions posées par l'article 86 du traité. Elle doit donc être annulée.

Quant aux dépens

27. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s'il est conclu en ce sens. En l'espèce la Commission a succombé en ses moyens et il convient donc de la condamner aux dépens ;

Par ces motifs,

LA COUR,

déclare et arrête :

1) La décision de la Commission du 8 décembre 1977 relative a une procédure d'application de l'article 86 du traite CEE (IV-29.132 Hugin/Liptons) est annulée.

2) La Commission supportera les dépens.