CJCE, 1 février 1978, n° 19-77
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Miller International Schallplatten (GmbH)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Kutscher
Présidents de chambre :
MM. Sørenson, Bosco
Avocat général :
M. Warner
Juges :
MM. Doumer, Pascatore, Mackenzie Stuart, O'Keeffe
Avocats :
Mes Schlutius, Espey, Wilhelmi, Fichterl, Brose, Baumeister.
LA COUR,
1. Attendu que, par requête parvenue à la Cour le 4 février 1977, la société Miller International Schallplatten GmbH, ayant son siège à Quickborn, près de Hambourg (ci-après: Miller), a introduit un recours contre la décision de la Commission du 1er décembre 1976 relative a une procédure au titre de l'article 85 du traité CEE (JO n° L. 357-40), par laquelle il a été constaté que les interdictions d'exporter des disques, bandes et cassettes, introduites par Miller dans un accord de distribution ainsi que dans ses conditions de vente, constituaient des infractions à l'article 85, paragraphe 1, du traité et une amende de 70 000 UC, soit 256 200 DM, a été infligée à cette entreprise;
Que la requérante a conclu à l'annulation de la décision et, subsidiairement, à l'annulation ou la réduction de l'amende imposée;
2. Attendu qu'il ressort du dossier que la requérante produit des supports de son (disques, cassettes, bandes magnétiques) qu'elle vend principalement sur le marché allemand et n'exporte qu'une partie limitée de sa production, en partie vers les pays de la Communauté, en partie vers des pays tiers;
Que sa production consiste principalement en des supports de son à bas prix et comprend pour une partie considérable, plus de 40 %, des disques pour les enfants et pour la jeunesse;
Qu'elle vend sa production à des grossistes, des commerces de journaux et " rack jobbers ", des grands magasins, détaillants et supermarchés et, en ce qui concerne l'exportation, soit à des importateurs exclusifs situés à l'étranger soit aux exportateurs allemands;
3. Attendu que le comportement de la requérante, qui a donné lieu à la décision attaquée, n'est pas controversé quant aux faits, mais que les parties s'opposent quant à l'appréciation de ses effets et, partant, de sa gravité;
4. Qu'il est constant que la requérante a conclu le 11 juin 1971 un accord d'exclusivité avec l'entreprise Sopholest à Strasbourg pour la distribution de tous ses produits de marque " Europa " et " Somerset " sur le territoire de l'Alsace-Lorraine, comportant (point 5) la clause que " pour toute la gamme des produits Miller, il existe en principe une interdiction d'exporter d'Alsace-Lorraine vers d'autres pays ";
Qu'il est également constant que dans ses relations commerciales avec les acheteurs résidant en République fédérale d'Allemagne, la requérante a appliqué jusqu'au 31 juillet 1974 des conditions de vente et de livraison contenant, au point 9 (ventes à l'étranger), la clause: " Il est interdit d'exporter tous les disques portant l'une de nos marques. En cas d'infraction, nous nous réservons le droit de ne plus approvisionner l'acheteur et de le mettre en cause en cas de réclamation en dommages-interets émanant de l'étranger qui nous serait adressée à la suite d'une telle exportation ";
Qu'à compter du 1er août 1974, la requérante a appliqué à l'égard de ses clients allemands et étrangers de nouvelles conditions de vente, de livraison et de paiement, dont le point IX (ventes à l'étranger) était libellé: " Il est normalement interdit à l'acheteur de revendre à l'étranger les articles que nous lui avons fournis. En cas d'infraction, nous nous réservons expressément le droit de cesser d'approvisionner l'acheteur défaillant, ainsi que de nous retourner contre lui pour les réclamations en dommages-interets qui nous seraient adressées par des ayants droit étrangers ";
5. Attendu qu'il est encore établi que les prix pratiqués par Miller à l'égard de ses acheteurs allemands et ceux pratiqués à l'exportation se différencient nettement, les prix à l'exportation étant plus bas que ceux demandés au commerce en gros, et beaucoup plus bas que ceux des produits livrés aux grands magasins, au commerce de détail organisé, aux détaillants et aux utilisateurs finals;
6. Attendu que la requérante, sans contester substantiellement ces faits, allègue cependant que ceux-ci ne sauraient avoir eu un effet sensible sur les échanges entre les Etats membres, eu égard à la faible importance de son entreprise sur le marché des supports de son, à la nature de sa production, qui serait en prépondérance destinée au public de langue allemande, et au caractère de sa clientèle;
Qu'elle en conclut que, s'il est vrai que des interdictions d'exportation ne sont pas compatibles avec le caractère d'un Marché commun, on ne saurait lui reprocher une infraction aux dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité;
Que, par ailleurs, elle allègue que dans son cas particulier ces interdictions d'exportation ne répondaient à aucun but répréhensible, mais auraient seulement été adoptées au souhait de ses co-contractants et n'auraient eu qu'une portée de " nature purement optique et psychologique ";
7. Attendu qu'à cet égard il importe de constater que par sa nature même une clause d'interdiction d'exportation constitue une restriction de la concurrence, qu'elle soit adoptée à l'initiative du fournisseur ou à celle de son client, l'objectif sur lequel les contractants sont tombés d'accord étant d'essayer d'isoler une partie du marché;
Qu'ainsi la circonstance que de sa part le fournisseur ne maintient de telles interdictions que mollement, ne saurait établir qu'elles sont restées sans effet, leur existence pouvant néanmoins créer un climat " optique et psychologique " qui satisfait la clientèle et contribue à une répartition plus ou moins stricte des marchés;
Que la stratégie de marché adoptée par un producteur s'accommodera fréquemment aux préférences plus ou moins générales de sa clientèle;
Que, dès lors, l'affirmation de Miller, selon laquelle l'adoption des interdictions litigieuses aurait résulté plutôt des souhaits de ses co-contractants que d'une stratégie unilatérale et préméditée de sa part, à la supposer exacte, ne saurait faire échapper son comportement aux interdictions de l'article 85, paragraphe 1, du traité;
Que c'est dans cette perspective qu'il y a lieu d'apprécier l'adoption d'une interdiction d'exportation tant dans son contrat avec la firme Sopholest que dans ses conditions générales de vente;
Quant à l'incidence de l'interdiction d'exportation sur les échanges intracommunautaires
8. Attendu qu'en premier lieu Miller se prévaut de sa position faible sur le marché en cause et de la partie " dérisoire " du marché total que constituerait sa production, pour maintenir que son comportement ne peut avoir affecté le commerce intracommunautaire;
9. Attendu cependant que, selon les chiffres par elle produits au cours de la procédure administrative, sa part de l'ensemble du marché des supports de son de la République fédérale d'Allemagne était évaluée: pour l'année 1970 à 5,19 pour cent, 1971 à 5,05 %, 1972 à 4,91 %, 1973 à 5,87 %, 1974 à 5,05 % et 1975 à 6,07 % quant à la quantité vendue;
Qu'il est constant qu'elle s'est spécialisée dans la production des disques de longue durée et des musicassettes à bas prix et, dans cette catégorie, notamment dans la production des supports de son pour les enfants et la jeunesse, de sorte que sa part du marché des supports de son à bas prix et de ceux pour les enfants correspond à des pourcentages sensiblement plus élevés;
Qu'enfin il est constant que pour l'année 1975 les ventes de Miller s'établissent à un total de 34 376 167 DM pour le marché intérieur et les exportations;
Qu'au cours de la procédure les pourcentages ont été longuement discutés, la requérante alléguant qu'il ne serait pas possible d'obtenir des données statistiques exactes sur le marché en cause et que les chiffres seraient donc sujets à caution et donneraient une impression trop favorable de sa position sur ce marché, mais que cette discussion n'est pas de nature à changer substantiellement les données mentionnées;
10. Attendu qu'en appréciant la position de Miller sur le marché, il y a lieu de prendre en considération notamment le marché de la République fédérale d'Allemagne, ne fût-ce que du fait que, d'après ses propres dires, son programme de production s'adresse en grande partie à un public germanophone;
Que les parties sont en désaccord si, pour la détermination du marché en cause, il faudrait se référer, avec la requérante, à l'ensemble du marché des supports de son, ou plutôt, ainsi que le propose la Commission, distinguer d'abord un marché pour les supports de son à prix élevé d'une part et un marché de supports de son à bas prix d'autre part et encore distinguer séparément un marché pour les enfants et la jeunesse;
Que, dans le contexte du présent litige, il n'est pas nécessaire de prendre position parce qu'il est évident que les ventes de Miller constituent une part non négligeable du marché et qu'elle s'est spécialisée dans la production de certaines catégories distinctes, pour lesquelles elle occupe une position, sinon forte, en tout cas importante sur le marché;
Qu'à cet égard il y a donc lieu de conclure que, loin d'être comparable aux entreprises dont il s'agissait dans les arrêts du 30 juin 1966 (Technique minière / Maschinenbau Ulm; affaire 56-65, Recueil 1966, p. 338), du 9 juillet 1969 (Völk/Vervaecke; affaire 5-69, Recueil 1969, p. 295) et du 6 mai 1971 (Cadillon/Höss; affaire 1-71, Recueil 1971, p. 351), Miller est une entreprise d'une taille suffisamment importante pour que son comportement soit en principe susceptible d'affecter le commerce;
11. Attendu que Miller ajoute que, toutefois, son comportement ne saurait affecter le commerce intracommunautaire du fait que son programme est en grande partie destiné à un public de langue allemande et ne saurait intéresser que marginalement le public des autres Etats membres;
12. Attendu que, sans qu'il soit nécessaire d'établir le degré d'exactitude de cette affirmation, il suffit de constater que Miller a conclu des contrats pour l'exportation vers des autres Etats membres et a, en effet, exporté une partie, il est vrai relativement mineure, de sa production vers ces Etats;
Que, toutefois, ces exportations ont paru à Miller et à certains de ses clients suffisamment importantes pour justifier l'adoption des clauses litigieuses;
Que, d'ailleurs, l'importance de son marché allemand pouvait amener Miller à protéger ce marché contre la réimportation de produits exportés à prix réduit;
13. Attendu enfin que Miller allègue encore que ni ses clients allemands, ni ses clients exportateurs ou étrangers seraient intéressés au commerce intracommunautaire, de sorte que les interdictions d'exportation n'auraient pas entravé leur liberté de concurrence;
Que, par ailleurs, les prix plus élevés pratiqués à l'égard des revendeurs résidant en République fédérale d'Allemagne auraient déjà rendu peu profitable les exportations vers les autres Etats membres;
14. Attendu que les arguments tirés de la situation actuelle ne sauraient suffire pour établir que des clauses d'interdiction d'exportation ne sont pas susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres, même si l'exactitude de telles affirmations générales pouvait être vérifiée à suffisance de droit, cette situation pouvant changer d'année en année en fonction de modifications dans les conditions ou la composition du marché tant dans le Marché commun dans son ensemble que dans les différents marchés nationaux;
Que, par ailleurs, comme il a déjà été observé ci-dessus, la circonstance que les revendeurs, clients de la requérante, préfèrent plutôt délimiter leurs opérations commerciales à des marchés plus restreints, régionaux ou nationaux, ne saurait justifier l'adoption formelle de clauses d'interdiction d'exportation, soit dans des contrats particuliers soit dans des conditions de vente, aussi peu que le souhait du producteur de compartimenter le Marché commun;
Qu'enfin, l'existence des clauses litigieuses a, pour le moins, facilité à Miller de maintenir sa politique d'abaissement des prix à l'exportation;
15. Attendu qu'il résulte de tout ce qui précède que les clauses litigieuses étaient susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres;
Que Miller allègue, il est vrai, que la Commission aurait dû établir que ces clauses ont eu un effet sensible sur les échanges intracommunautaires, mais que cet argument ne saurait être retenu;
Qu'en interdisant les accords ayant pour objet ou effet de restreindre la concurrence, qui sont susceptibles d'affecter les échanges entre les Etats membres, l'article 85, paragraphe 1, du traité n'exige pas qu'il soit établi que de tels accords ont, en effet, sensiblement affecté ces échanges, preuve qui dans la plupart des cas ne saurait d'ailleurs que difficilement être administrée à suffisance de droit, mais demande qu'il soit établi que ces accords sont de nature à avoir un tel effet;
Qu'en se basant sur la position de Miller sur le marché, sur l'ampleur de sa production, sur les exportations constatées et la politique de prix pratiquée par elle, la Commission a établi pertinemment qu'en effet le danger existait d'une affectation sensible des échanges entre les Etats membres;
16. Que la décision attaquée a donc pu constater à bon droit que, par les clauses d'interdiction d'exportation incriminées, Miller avait enfreint les dispositions de l'article cité;
Que, dès lors, le recours doit être rejeté pour autant qu'il est dirigé contre l'article 1 de cette décision;
Quant à l'amende
17. Attendu qu'à titre subsidiaire, la requérante a demandé que l'amende de 70 000 UC soit annulée ou réduite;
Qu'elle allègue ne pas avoir commis les infractions reprochées de propos délibéré et que, par ailleurs, ces infractions n'auraient pas été graves;
Qu'en adoptant les clauses d'interdiction d'exportation, elle n'aurait pas eu conscience d'enfreindre les interdictions de l'article 85, paragraphe 1, du traité;
Que cette ignorance serait démontrée par l'avis d'un conseil juridique, qu'elle avait consulté pour la rédaction de ses conditions de vente, lequel avis, produit en annexe à son mémoire en réplique, n'aurait fait aucune mention d'une éventuelle incompatibilité de la clause d'interdiction d'exportation avec le droit communautaire;
18. Attendu que les clauses dont il est question ont, ainsi qu'il ressort de tout ce qui précède, été adoptées ou acceptées par la requérante, qui n'a pu ignorer qu'elles avaient pour objet de restreindre la concurrence entre ses clients;
Que, dès lors, il importe peu de savoir si la requérante avait, ou non, conscience d'enfreindre l'interdiction de l'article 85;
Qu'à cet égard l'avis d'un conseiller juridique qu'elle invoque, ne saurait la disculper;
Qu'il y a donc lieu de retenir que les actes interdits par le traité ont été commis de propos délibéré et en méconnaissance des dispositions de celui-ci;
19. Attendu, quant à la gravité de l'infraction, que les clauses d'interdiction d'exportation constituent un type de restriction à la concurrence qui par sa nature même met en danger les échanges entre les Etats membres;
Que, dès lors, la Commission a pu reconnaître aux infractions constatées une certaine gravité et en tenir compte au regard des dispositions de l'article 15 du règlement n° 17;
20. Attendu que la requérante a encore allégué que le montant de l'amende serait une peine extrêmement lourde pour une entreprise telle que la sienne;
21. Attendu cependant qu'elle a empêché la vérification de cette allégation en refusant la production de son bilan, que la Cour lui avait demandé;
22. Attendu qu'il s'ensuit que le recours contre l'article 2 de la décision attaquée n'est pas fondé et doit donc être également rejeté;
Sur les dépens
23. Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens;
Que la partie requérante a succombé en ses moyens;
Qu'il y a donc lieu de la condamner aux dépens;
Par ces motifs,
LA COUR
déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté comme non fondé;
2) La requérante est condamnée aux dépens.