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Décisions

CJCE, 1 février 1977, n° 47-76

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

de Norre

Défendeur :

Brouwerij Concordia NV

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Kutscher

Présidents de chambre :

MM. Donner, Pescatore

Avocat général :

M. Mayras.

Juges :

MM. Mertens de Wilmars, Sørensen, Mackenzie Stuart, O'Keeffe, Bosco, Touffait

CJCE n° 47-76

1 février 1977

LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES,

1. Attendu que, par arrêt interlocutoire du 26 mai 1976, parvenu au greffe de la Cour le 4 juin 1976, la Cour d'appel de Gand a, en vertu de l'article 177 du traité CEE, posé une série de questions relatives à l'interprétation de l'article 85 de ce traité, du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, portant application des articles 85 et 86 du traité (JO n° 13, p. 204) ainsi que du règlement n° 67-67-CEE de la Commission, du 22 mars 1967, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité à des catégories d'accords d'exclusivité (JO n° 57, p. 849) ;

2. Qu'il apparaît du dossier que le litige au principal oppose une brasserie, détenant environ 0,5 % de la production belge de bière, aux exploitants d'un café à Grammont (Belgique), et met en cause la validité, au regard de l'article 85 du traité, d'un contrat par lequel ces exploitants se sont engagés vis-à-vis de ladite brasserie, en contrepartie d'un prêt à long terme, " à n'avoir ni à vendre des boissons, quelles qu'elles soient, autres que celles de cette brasserie ou fournies par elle...dans le commerce qu'ils exploitent " ;

3. Attendu qu'il convient de traiter d'abord la deuxième question de la juridiction nationale ;

Sur la deuxième question

4. Attendu que cette question tend à l'interprétation du règlement n° 67-67, adopté sur la base de l'article 85, paragraphe 3, du traité et du règlement n° 19-65-CEE du Conseil, du 2 mars 1965, concernant l'application dudit paragraphe 3 à des catégories d'accords et de pratiques concertées (JO n° 36, p. 533) ;

5. Que, plus particulièrement, il est demandé de dire si l'on peut déduire par analogie de l'arrêt de la Cour du 3 février 1976 (Roubaix-Wattrelos, 63-75, recueil 1976, p. 111) que l'exemption collective, consacrée par le règlement n° 67-67 en faveur de certaines catégories d'accords, " est applicable à toutes les conventions d'approvisionnement exclusif du type visé ici, conclues entre entreprises d'un seul Etat membre " ;

6. 1) Attendu que ce règlement, de par sa nature et son objectif, ne vise que des accords qui, à défaut d'exemption, relèveraient de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité ;

7. Que, d'autre part, ainsi que la Cour l'a jugé dans son arrêt brasserie de Haecht, du 12 décembre 1967 (affaire 23-67, recueil 1967, p. 525), " les conventions par lesquelles une entreprise s'engage à ne se fournir que dans une entreprise à l'exclusion de toute autre ne réunissent pas, par leur seule nature, les éléments constitutifs de l'incompatibilité avec le Marché commun ", mais peuvent les réunir " lorsque, soit isolement, soit simultanément avec d'autres, dans le contexte économique et juridique dans lequel elles sont intervenues " - et notamment du fait de l'existence de contrats similaires et de l'effet cumulatif exercé par l'ensemble de ces contrats -, elles " sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et ont, soit pour objet, soit pour effet, d'empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence " ;

8. Que, dans ces conditions, la présente question doit être comprise comme tendant à savoir si, à supposer que des accords tels que celui d'espèce tombent sous le coup de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, en raison de l'effet cumulatif de l'ensemble des accords similaires, ils bénéficient de l'exemption par catégories édictée par le règlement n° 67-67 ;

9. 2) Attendu qu'aux termes de l'article 1, paragraphe 1, de ce règlement - dans la rédaction que cette disposition a reçue en vertu du règlement n° 2591 de la Commission, du 8 décembre 1972 (JO n° l 276, p. 15) -, l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE " est déclaré inapplicable jusqu'au 31 décembre 1982, aux accords auxquels ne participent que deux entreprises et...b) dans lesquels l'une s'engage, vis-à-vis de l'autre, à n'acheter certains produits qu'à celle-ci dans le but de la revente... " ;

10. Que ne saurait être admise la thèse de la Commission selon laquelle cette disposition, en dépit de son libéllé, ne s'appliquerait pas aux accords dont il s'agit en l'espèce, ceux-ci ne définissant pas la partie du territoire du Marché commun à l'intérieur de laquelle la revente des produits concernés doit avoir lieu ;

11. Que, si la présence d'une telle clause territoriale dans l'accord est exigée expressément aux fins de l'application de la lettre a) de l'article 1, paragraphe 1, du règlement n° 67-67, relative aux accords stipulant un engagement de livraison exclusive, cela s'explique du fait que, pour de tels accords, la délimitation du territoire d'application est inhérente à ce type de contrat ;

12. Qu'en revanche, pour ce qui est des accords d'approvisionnement exclusif la délimitation explicite de la zone d'application sera en règle générale superflue, notamment lorsqu'il s'agit de contrats de brasserie tels que celui en cause, puisqu'il va de soi que le cafetier n'écoulera que dans son établissement les boissons faisant l'objet du contrat ;

13. Que, dès lors, les accords dont s'agit remplissent les conditions énoncées à l'article 1, paragraphe 1, lettre b), du règlement n° 67-67 ;

14. Attendu, cependant, qu'en vertu du deuxième paragraphe du même article, " le paragraphe 1 n'est pas applicable aux accords auxquels ne participent que des entreprises d'un même Etat membre et qui concernent la revente de produits à l'intérieur de cet Etat membre " ;

15. Que le libéllé de cette disposition couvrant des accords tels que ceux ici en cause, il y a lieu de rechercher si ces accords bénéficient néanmoins de l'exemption collective, dans la mesure où ils relèveraient de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité ;

16. Que, dans l'arrêt Roubaix-Wattrelos invoqué par la juridiction nationale, la Cour a considéré que la portée dudit deuxième paragraphe " est d'exclure du champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, et, par voie de conséquence, du règlement n° 67-67, les accords d'exclusivité ayant un caractère purement national et non susceptibles d'affecter de façon sensible le commerce entre Etats membres ", mais que, par contre, il " n'a pas pour objet d'exclure du bénéfice de l'exemption par catégorie des accords qui, quoique passés entre deux entreprises d'un même Etat membre, sont néanmoins, à titre exceptionnel, susceptibles d'affecter de façon sensible le commerce entre Etats membres mais qui, pour le surplus, remplissent toutes les conditions prévues à l'article 1 du règlement n° 67-67 " ;

17. Que cette jurisprudence s'inspire du quatrième considérant de ce règlement selon lequel " les accords d'exclusivité du genre appréhendé par le règlement passés à l'intérieur d'un Etat membre n'étant susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres que de manière exceptionnelle, il n'est pas besoin de les inclure dans le présent règlement " ;

18. Que, si le deuxième paragraphe de l'article 1 du règlement exclut les accords purement nationaux de l'exemption collective, cela s'explique du fait qu'il les considère, en règle générale, à tel point anodins en ce qui concerne leur effet sur les échanges entre Etats membres qu'ils n'ont pas besoin d'être exemptés d'une interdiction qui ne les frappera qu'exceptionnellement ;

19. Que, dès lors, il doit être interprété en ce sens que de tels accords bénéficient de l'exemption lorsqu'ils relèvent, à titre exceptionnel, de l'interdiction énoncée à l'article 85, paragraphe 1, du traité, seule cette interprétation permettant d'éviter la conséquence absurde que des accords purement nationaux d'un type déterminé seraient traités de manière moins favorable que des accords plurinationaux du même type, alors que normalement, ces derniers apparaissent davantage susceptibles de compromettre le fonctionnement du Marché commun ;

20. Que ladite interprétation s'impose au regard, non seulement des accords de livraison exclusive, mais également des accords d'approvisionnement exclusif ;

21. Attendu que ces considérations conduisent à admettre que les accords visés à la lettre b) du paragraphe 1 de l'article 1 du règlement n° 67-67, passés entre deux entreprises d'un même Etat membre et dans la mesure où ils tombent sous le coup de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité, remplissent les conditions d'application dudit article 1 ;

22. Attendu que, pour qu'un accord bénéficie de l'exemption collective, il faut en outre qu'il satisfasse aux conditions énoncées aux articles 2 et 3 dudit règlement ;

23. Que l'article 2 ne concerne que les accords de livraison exclusive, alors que l'article 3 vise des hypothèses manifestement étrangères aux contrats de brasserie du type envisagé par la juridiction nationale ;

24. 3) Attendu que, si les considérations qui précédent suggèrent une réponse affirmative à la question soulevée par cette juridiction, il convient cependant de rechercher encore si une telle réponse ne se heurterait pas à certaines objections soulevées en cours de procédure ;

25. a) Attendu qu'il a été allégué que la solution consistant à affirmer l'applicabilité du règlement n° 67-67 aux accords en cause serait incompatible avec la jurisprudence de la Cour selon laquelle les conventions de livraison ou d'approvisionnement exclusive, tout en ne tombant pas, prises isolement, sous le coup de l'interdiction de l'article 85, n'en peuvent pas moins relever de celle-ci dès lors qu'elles s'inscrivent dans le cadre d'un certain nombre d'accords similaires qui, dans leur ensemble, sont susceptibles d'affecter de manière sensible le commerce entre Etats membres et le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun ;

26. Attendu que les éléments de jurisprudence ainsi visés ne concernaient que la question de savoir si, et le cas échéant dans quelles conditions, les accords susmentionnés sont interdits en vertu de l'article 85, paragraphe 1, du traité, mais non la question de savoir dans quelles conditions, en ce cas, ils bénéficient, ou peuvent bénéficier, d'une exemption collective ou individuelle, au titre du troisième paragraphe du même article ;

27. Que le seul arrêt de la Cour ayant traité un problème voisin à celui à trancher en l'espèce, à savoir l'arrêt Roubaix-Wattrelos, est à l'appui d'une réponse affirmative à la présente question, ainsi qu'il résulte des considérations exposées plus haut ;

28. Que l'on ne saurait faire valoir qu'il serait contraire à l'esprit et aux objectifs du règlement n° 67-67 d'affirmer l'applicabilité de celui-ci à des accords qui ne relèvent de l'interdiction de l'article 85 qu'en raison de l'effet cumulatif résultant de l'existence d'un ou de plusieurs réseaux d'accords similaires ;

29. Que, bien au contraire, cette thèse, outre qu'elle ne trouve aucun appui dans le texte du règlement, aboutirait à priver celui-ci, dans une large mesure, de son objet, étant donné qu'il vise précisément des catégories d'accords s'inscrivant fréquemment dans le cadre de tels réseaux ;

30. Attendu que cette manière de voir est confirmée par la considération que le règlement n° 67-67 tend à promouvoir la sécurité juridique en faveur des justiciables et à faciliter l'application des dispositions communautaires en matière de concurrence ;

31. Qu'en effet, il y a tout intérêt à prévoir, dans la mesure où le traité le permet, une exemption collective en faveur d'accords qui ne rentrent dans le champ d'application de l'interdiction de l'article 85 que du fait de l'effet cumulatif exercé par l'existence d'un ou de plusieurs réseaux d'accords similaires, donc d'éléments externes à l'accord en question, échappant dès lors normalement à la connaissance exacte des parties contractantes et dont l'appréciation exige un examen de faits à tel point nombreux et complexes qu'elle peut placer les juridictions nationales devant des difficultés extrêmement grandes ;

32. Que si la Commission devait estimer que l'effet cumulatif de l'ensemble des accords dont s'agit est à tel point restrictif qu'une exemption collective n'apparaît pas justifiée, elle aurait la faculté et l'obligation de faire usage des pouvoirs que lui confère l'article 7 du règlement n° 19-65, aux termes duquel, " si la Commission constate...que, dans un cas déterminé, des accords...visés par un règlement pris en vertu de l'article 1 c'est-à-dire d'un règlement édictant une exemption par catégories, ont cependant certains effets qui sont incompatibles avec les conditions prévues par l'article 85, paragraphe 3, du traité, elle peut, en retirant le bénéfice de l'application de ce règlement, prendre une décision, conformément aux articles 6 et 8 du règlement n° 17, sans que la notification visée à l'article 4, paragraphe 1, du règlement n° 17 soit requise " ;

33. Que, dans cet ordre d'idées, il convient de retenir qu'ainsi qu'il résulte des allégations mêmes de la Commission, celle-ci, d'une part, s'est vu notifier une série de contrats de brasserie sans avoir, jusqu'à présent, statué à leur égard et, d'autre part, avait procédé, en vertu de l'article 12 du règlement n° 17, à une enquête sur le secteur de la brasserie cependant limitée aux six anciens Etats membres, enquête n'ayant pas davantage abouti à une décision ;

34. b) Attendu, enfin, que l'applicabilité du règlement n° 67-67 aux accords en cause ne saurait être contestée au motif que ceux-ci, relevant de l'article 4, paragraphe 2, sous-paragraphe 1, du règlement n° 17, seraient dispensés de notification, alors que le règlement n° 67-67 ne contiendrait aucune disposition réglant le sort d'accords faisant l'objet d'une telle dispense ;

35. Qu'en effet, il serait déraisonnable de ne pas faire bénéficier de l'exemption collective des accords non soumis à l'obligation de notification - et, partant, jugés en règle générale moins nocifs au fonctionnement du marché commun -, lorsque ces accords tombent sous le coup de l'interdiction de l'article 85 du traité tout en remplissant les conditions d'application du règlement n° 67-67 ;

36. Que cela est d'autant plus vrai qu'ainsi qu'il est expressément confirmé par l'avant-dernier considérant de ce règlement, même les accords susceptibles de notification en vertu du règlement n° 17, mais rentrant dans le champ d'application du règlement n° 67-67, " n'ont plus à être notifiés " ;

37. Attendu qu'il y a donc lieu de répondre à la Cour d'appel de Gand que les accords auxquels ne participent que deux entreprises ressortissant d'un seul et même Etat membre, dans lesquels l'une s'engage, vis-à-vis de l'autre, à n'acheter certains produits qu'à celle-ci dans le but de la revente, et qui ne présentent pas les caractéristiques énoncées à l'article 3 du règlement n° 67-67, relèvent de l'exemption par catégorie édictée par ce dernier, pour autant qu'à défaut d'exemption, ils tomberaient sous le coup de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE ;

Sur les autres questions

38. Attendu que la réponse qui vient d'être donnée à la deuxième question conduit à admettre que des accords tels que définis par la juridiction nationale sont valides du fait, soit d'échapper d'emblée à l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité, soit de bénéficier de l'exemption collective édictée par le règlement n° 67-67 ;

39. Que, dans ces conditions, il n'y a pas lieu de répondre aux autres questions soulevées par cette juridiction ;

Sur les dépens

40. Attendu que les frais exposés par le gouvernement belge et par la Commission des communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement et que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant sur les questions à elle soumises par la Cour d'appel de Gand, dit pour droit :

Les accords auxquels ne participent que deux entreprises ressortissant d'un seul et même Etat membre, dans lesquels l'une s'engage, vis-à-vis de l'autre, à n'acheter certains produits qu'à celle-ci dans le but de la revente, et qui ne présentent pas les caractéristiques énoncées à l'article 3 du règlement n° 67-67 de la Commission, relèvent de l'exemption par catégorie édictée par ce dernier, pour autant qu'à défaut d'exemption, ils tomberaient sous le coup de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE.