CCE, 2 décembre 1975, n° 76-29
COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Décision
AOIP / Beyrard
LA COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES,
Vu le traité instituant la Communauté économique européenne, et notamment son article 85, vu le règlement n° 17 du Conseil du 6 février 1962 (1), et notamment ses articles 2, 3, 4 et 5, vu la plainte déposée conformément à l'article 3 du règlement n° 17 par l'Association des Ouvriers en Instruments de Précision (AOIP), le 28 octobre 1971, vu la demande d'attestation négative et la notification présentées par M. Beyrard le 12 juin 1973, conformément aux articles 2, 4 et 5 du règlement n° 17, concernant un contrat de licence de brevets des 15 et 17 septembre 1951 et une convention de copropriété de brevets portant la même date, après avoir entendu les entreprises en cause les 19 juin 1973 et 10 décembre 1974, conformément à l'article 19 paragraphe 1 du règlement n° 17 et aux dispositions du règlement n° 99-63 (2), vu l'avis du comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes, recueilli conformément à l'article 10 du règlement n° 17, le 26 juin 1975,
1. Les faits
Considérant les faits suivants :
a) Le contrat de licence de brevets
Les 15 et 17 septembre 1951, M. Beyrard, inventeur indépendant, domicilié à Paris, et l'Association des ouvriers en instruments de précision, société anonyme à capital variable dont le siège est également à Paris, ont conclu un contrat par lequel le premier concède à la seconde une licence exclusive de fabrication et de vente en France et dans les pays de l'ex-Union française de rhéostats de démarrage automatiques ou à commande manuelle et de réglage de tous types, de variateurs de vitesse pour moteurs électriques, d'appareils de contrôle et de dispositifs disjoncteurs réalisés en application des brevets suivants déposés en France par M. Beyrard :
1. n° 996.359 du 29 septembre 1949, intitulé :
appareil à résistance liquide variable ;
2. n° 1.023.115 du 8 août 1950, intitulé :
appareil à résistance liquide variable ;
3. n° 1.035.665 du 5 février 1951, intitulé :
appareils électriques à résistance liquide variable ;
4. n° 1.035.666 du 5 février 1951, intitulé :
perfectionnement aux appareils de chauffage électrique, en particulier aux appareils culinaires ;
5. n° 1.088.565 du 7 août 1951, intitulé :
appareil électrique à résistance liquide.
A ces brevets sont venus s'ajouter, par un avenant du 31 décembre 1953, deux brevets de perfectionnement déposés en France par M. Beyrard :
6. n° 1.055.545 du 7 mai 1952, intitulé :
dispositif disjoncteur ;
7. n° 1.072.765 du 29 janvier 1953, intitulé :
relais électrique à résistance liquide,
de même que, en application de l'article 8 du contrat de licence, les brevets de perfectionnement suivants :
8. n° 1.492.814 du 14 décembre 1965, intitulé :
dispositif comportant une résistance liquide de niveau variable ;
9. n° 1.566.687 du 27 mars 1968, intitulé :
dispositif à résistance liquide permettant l'asservissement de courants électriques ;
10. n° 69.29313 du 27 août 1969, intitulé :
dispositif d'asservissement à résistance liquide de valeur variable ;
ainsi que le brevet n° 1.262.636 du 19 avril 1960, intitulé :
impédance variable applicable notamment comme variateur de vitesse pour moteurs électriques de faible puissance, brevet qui ne présenterait aucun lien technique avec les autres brevets énumérés ci-dessus.
Outre l'exclusivité de fabrication et de vente concédée par M. Beyrard à l'AOIP, ci-après dénommés respectivement le donneur de licence et la licenciée, les dispositions les plus significatives de ce contrat du point de vue de l'application des règles de concurrence sont les suivantes :
La licenciée peut exporter les appareils dans tout pays où une licence ou une cession n'est pas consentie à des tiers (article 1er deuxième alinéa).
En rémunération de la licence exclusive concédée, la licenciée s'oblige à verser au donneur de licence la redevance convenue, calculée sur la base de son chiffre d'affaires net se rapportant aux appareils des catégories susindiquées comportant les dispositifs brevetés. Un montant minimal annuel de redevances est garanti au donneur de licence, sauf en cas de force majeure (article 4).
La licenciée peut concéder des sous-licences avec l'accord préalable du donneur de licence, lequel ne peut refuser son agrément si la moitié de la redevance ou la part qui lui est offerte n'est pas inférieure au taux de la redevance convenue à l'article 4 précité (article 4 bis ajouté par l'avenant du 31 décembre 1953).
Le donneur de licence se porte garant de l'existence et de la validité des brevets. La licenciée s'engage à ne pas discuter la valeur des brevets, ni directement, ni indirectement (article 5).
Au cas où un ou plusieurs brevets seraient annulés par une décision judiciaire consécutive à l'action d'un tiers, la licenciée pourrait demander la réduction de la redevance convenue et du minimum garanti.
Si une telle décision frappait tous les brevets concernés, la licenciée serait libérée de toute obligation à l'égard du donneur de licence, mais elle ne pourrait réclamer à ce dernier ni indemnité, ni rappel sur les redevances versées ou échues au moment où la décision judiciaire éventuelle deviendrait définitive (article 6 deuxième, quatrième et cinquième alinéas).
Le contrat est conclu pour la durée du brevet le plus récent, originaire ou de perfectionnement, actuel ou à venir (article 7 complété par le point 6 de l'avenant du 31 décembre 1953).
Les modifications ou perfectionnements apportés par l'une des parties aux appareils brevetés profitent de plein droit à l'autre partie (article 8).
Les parties s'engagent, pendant toute la durée du contrat, à s'abstenir de toute concurrence l'une à l'égard de l'autre dans les applications visées par ledit contrat. Au cas où le donneur de licence ou une entreprise dans laquelle il serait intéressé viendrait à découvrir des procédés ou appareils, même basés sur des principes différents et susceptibles de servir aux applications visées par le contrat, ces procédés ou appareils feraient partie de plein droit du contrat dans toutes ses stipulations, sans augmentation du taux des redevances à charge de la licenciée. Il en va de même pour les appareils que la licenciée pourrait éventuellement fabriquer suivant des procédés autres que ceux du donneur de licence, lequel aurait droit aux redevances sur la vente de ces appareils (article 9 premier et troisième alinéas).
L'article 10 prévoit le recours à l'arbitrage pour toutes les contestations auxquelles pourrait donner lieu l'exécution du contrat et en organise les modalités d'application.
b) La convention d'association en participation
À la même date que celle de l'accord de licence, c'est-à-dire les 15 et 17 septembre 1951, les parties ont également conclu une convention d'association en participation dont les dispositions principales sont les suivantes :
L'objet de l'association est la prise de brevets à l'étranger, sur la base des brevets français appartenant à M. Beyrard, l'exploitation, la gestion et la mise en valeur de ces brevets, ainsi que de tous brevets de perfectionnement ou certificats d'addition (article 1er).
L'association est conclue pour une durée de vingt ans pouvant être prorogée d'une durée égale à celle du ou des brevets originaires ou de perfectionnement qui excéderait la durée initiale de vingt ans (article 2).
Le donneur de licence apporte à l'association la jouissance à l'étranger de tous les droits attachés aux brevets français énumérés dans la convention. Toute nouvelle demande de brevets de perfectionnement ou tout nouveau certificat d'addition s'ajoutera à cet apport en jouissance, de même que tout procédé ou appareil, même basé sur des principes différents, susceptible de servir aux mêmes applications, que le donneur de licence viendrait à découvrir ou qui serait découvert par une entreprise dans laquelle celui-ci serait directement intéressé.
Il est prévu que chacun des deux associés s'engage à verser, dans les proportions de 2/3 pour le donneur de licence et de 1/3 pour la licenciée, les sommes nécessaires pour la réalisation de l'objet social (article 3).
L'association est gérée conjointement par les deux associés (article 4).
L'article 8 prévoit le recours à l'arbitrage pour trancher les contestations auxquelles pourrait donner lieu l'exécution de la convention.
c) La convention de cession et de copropriété des droits de propriété industrielle
La convention d'association en participation a été assortie d'une convention conclue par échange de lettres, également datées des 15 et 17 septembre 1951, et aux termes de laquelle la licenciée dispose, durant cinq ans, à compter de la date de la convention, de la faculté d'acquérir le tiers de la pleine propriété des droits conférés par les brevets, brevets de perfectionnement et certificats d'addition, pour le monde entier, à l'exclusion de la France et de l'Union française.
En exécution de cette dernière convention, qui a remplacé en 1955 la convention d'association en participation, la licenciée a effectué les formalités afin que soit inscrite à son nom la cession du tiers de la pleine propriété des droits conférés par les brevets du donneur de licence qui ont été déposés à l'étranger, et notamment :
1. le brevet du 7 août 1951, intitulé appareil électrique à résistance liquide variable, en Italie, en Grande-Bretagne, en République Fédérale d'Allemagne et en Belgique ;
2. le brevet du 14 décembre 1965, intitulé dispositif comportant une résistance liquide de niveau variable, en Belgique, aux Pays-Bas, en République Fédérale d'Allemagne, en Italie et en Grande-Bretagne. Le dépôt de ce brevet a été effectué dans ces différents pays en décembre 1966.
3. le brevet du 27 mars 1968, intitulé dispositif à résistance liquide permettant l'asservissement de courants électriques, en Belgique, aux Pays-Bas, en République Fédérale d'Allemagne, en Italie et en Grande-Bretagne. Le dépôt de ce brevet a été effectué dans ces différents pays en mars 1969 ;
4. le brevet du 27 août 1969, intitulé dispositif d'asservissement à résistance liquide de valeur variable, en Belgique, aux Pays-Bas, au grand-duché de Luxembourg, en Italie, en république fédérale d'Allemagne et en Grande-Bretagne. Le dépôt de ce brevet a été effectué dans ces différents pays en juillet et août 1970.
Agissant seule ou conjointement avec le donneur de licence, la licenciée a octroyé des licences pour l'exploitation des brevets Beyrard dans de nombreux pays et notamment, à l'intérieur du marché commun, en Italie, au grand-duché de Luxembourg, en République Fédérale d'Allemagne et en Grande-Bretagne. Plusieurs de ces licences sont venues à expiration ; cependant, les appareils fabriqués par AOIP continuent d'être distribués dans ces pays par des entreprises locales qui les importent soit pour les incorporer dans leurs propres fabrications, comme c'est notamment le cas en Allemagne, soit pour les revendre tels quels. En Grande-Bretagne la distribution est assurée par une agence d'AOIP.
Enfin, dans le cadre de la coopération technique instaurée entre les parties, des études ont été poursuivies conjointement par le donneur de licence et la licenciée pour mettre au point des appareils fabriqués sur la base de certains brevets du donneur de licence, notamment en vue de satisfaire aux conditions techniques imposées par des entreprises intéressées.
d) L'instance judiciaire et ses développements
Par lettre datée du 27 mai 1971, la licenciée a signifié au donneur de licence sa décision de cesser de lui verser toute redevance à compter du 7 août 1971, date à laquelle est venu à expiration le brevet français n° 1.088.565 du 7 août 1951 relatif à un appareil électrique à résistance liquide. Le donneur de licence, ayant contesté la décision unilatérale de la licenciée, celle-ci a porté le litige devant le Tribunal de grande instance à Paris et a demandé, par la procédure de référés, la mise sous séquestre des redevances correspondant à l'exploitation du brevet du 7 août 1951, au motif que certaines clauses du contrat de licence des 15 et 17 septembre 1951 et de son avenant du 31 décembre 1953 auraient un effet anticoncurrentiel et tomberaient sous le coup de l'interdiction édictée par l'article 85 paragraphe 1 du traité instituant la CEE.
Par ordonnance de référés du 19 octobre 1971, le Président du tribunal précité a rejeté la demande de séquestre au motif que l'AOIP a demandé et obtenu l'accord de Beyrard pour la cession de la moitié des droits sur les brevets pris à l'étranger en suite du brevet français du 27 août 1969 ; que, en l'état des contrats et des brevets en cours d'effet, même à défaut d'exploitation par la demanderesse, la mesure de séquestre n'est apparemment pas justifiée. Cette décision a été confirmée par la Cour d'appel de Paris dans son arrêt du 11 juillet 1972.
e) Les principaux arguments présentés par les parties
Pour justifier l'application de l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE aux accords en cause, la licenciée avance notamment les arguments suivants :
- de tous les brevets pour lesquels le donneur de licence lui a concédé une licence exclusive de fabrication et de vente, seul le brevet n° 1.088.565 du 7 août 1951, intitulé appareil électrique à résistance liquide, a été effectivement exploité par l'AOIP. Ce brevet, étant tombé dans le domaine public le 7 août 1971, son exploitation est devenue libre et une redevance n'est plus due ;
- le maintien de l'obligation au paiement des redevances sur des appareils qui ne sont plus couverts par un brevet en cours de validité ou sur des appareils qui n'ont jamais été brevetés, fait obstacle à l'abaissement des prix de revient de ces appareils et porte ainsi préjudice aux capacités concurrentielles de la licenciée ;
- les clauses des articles 2, 7 et 9 du contrat de licence de brevets des 15 et 17 septembre 1951 ont pour effet de limiter la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements dans la mesure où pèse sur la licenciée la charge de redevances sur des appareils qui ne sont plus couverts par un brevet en cours de validité ou qui ne l'ont jamais été ;
- les clauses précitées ne figurent pas parmi celles que la Commission a considérées comme n'étant pas visées par l'interdiction édictée par l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE aux termes de sa communication du 24 décembre 1962 relative aux accords de licence de brevets ;
- du fait que la licenciée exporte une partie importante de sa production dans les autres pays du marché commun, les accords en cause sont susceptibles d'affecter le commerce entre les États membres de la CEE. En effet, les appareils exportés étant indûment grevés d'une redevance, le commerce entre États membres se développe dans d'autres conditions qu'il ne le ferait sans cette restriction.
Estimant que les accords en cause ne constituent, ni dans leurs dispositions, ni dans leur application, une infraction aux règles communautaires de la concurrence, et que les redevances sur les appareils fabriqués par la licenciée selon les procédés brevetés lui sont encore dues, le donneur de licence avance notamment les arguments suivants :
- l'article 7 du contrat de licence de brevets, complété par l'article 6 de la convention additionnelle du 31 décembre 1953, prévoit que les dispositions contractuelles restent en vigueur pour la durée du brevet le plus récent, originaire ou de perfectionnement, actuel ou à venir. Le brevet de perfectionnement le plus récent déposé en France le 27 août 1969 viendra à expiration dans ce pays en 1989 ; il en résulte qu'en principe le contrat doit demeurer en vigueur jusqu'à cette dernière date ;
- les accords en cause ayant été conclus entre deux parties ressortissantes à un seul État membre, en l'occurrence la France, et ne comportant aucune disposition restrictive concernant les importations ou les exportations, ne tombent pas dans le champ d'application de la réglementation communautaire de la concurrence ;
- les principes qui ont été énoncés par la Commission dans sa communication du 24 décembre 1962 relative aux accords de licence de brevets, notamment ceux énoncés au point I D de ladite communication, trouvent leur application dans le cas d'espèce ;
- les accords en cause ressortissent à la catégorie des accords visés par l'article 4 paragraphe 2, 2. b) du règlement n° 17 du Conseil pour lesquels une notification n'est pas obligatoire.
f) L'importance économique de l'affaire
Le contrat de licence de brevets des 15 et 17 septembre 1951 porte essentiellement sur la fabrication et la vente de rhéostats de démarrage automatiques pour moteurs électriques de différentes puissances. Ce matériel est utilisé dans toutes les branches d'industrie qui disposent de moteurs de moyenne ou de grande puissance telles que l'industrie textile, les cimenteries, sucreries, briqueteries, carrières, l'industrie alimentaire, la sidérurgie et la chimie.
Sur la base des brevets Beyrard, la licenciée a mis en fabrication deux gammes d'appareils : les rhéostats liquides vapeur (RLV) et les rhéostats statoriques (ST). Il existe en France un brevet concurrent de celui du 7 août 1951 appartenant à M. Beyrard, mais seuls les rhéostats électrolytiques fabriqués par AOIP selon les brevets Beyrard ont connu un succès commercial. Ces appareils sont concurrencés par de nombreux autres types, tant en France que dans les autres pays du marché commun.
L'AOIP, qui occupe environ 3 500 personnes, fabrique et vend des appareils destinés à la télécommunication et à la navigation, des appareils électriques et électroniques de mesure, des appareillages de basse tension et des démarreurs automatiques pour moteurs électriques de différentes puissances. Ses principaux concurrents, en tant que fabricants de démarreurs électriques, sont les grands constructeurs d'appareillage qui fabriquent des matériels traditionnels à résistance métallique. En 1972, l'AOIP a réalisé un chiffre d'affaires global de 188 572 420 FF dont 8 160 000 FF pour les seuls démarreurs automatiques. Le taux de sa participation au marché français de ces appareils est estimé à 6,98 %, et à 17,63 % des exportations françaises vers les autres pays de la CEE.
II. Applicabilité de l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE
1. Considérant que, aux termes de l'article 85 paragraphe 1 du traité instituant la CEE, sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun ;
2. Considérant qu'AOIP est une entreprise au sens de l'article 85 précité; qu'il en est de même pour M. Beyrard du fait que, en concédant une licence de ses brevets, il a commercialisé son invention;
3. Considérant que le contrat de licence de brevets des 15 et 17 septembre 1951, complété par l'avenant du 31 décembre 1953, est un accord au sens de l'article 85 ; qu'il en est de même pour la convention d'association en participation et la convention de cession et de copropriété des droits de propriété industrielle pour les pays autres que la France ; que ces deux conventions, qui concernent d'autres marchés territoriaux que le contrat de licence, seront examinés au cours d'une procédure séparée ;
4. Considérant que cet accord contient les clauses suivantes, qui ont pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence à l'intérieur du marché commun :
a) l'article 1er, premier alinéa par lequel le donneur de licence concède à la licenciée le droit exclusif de fabriquer et de vendre les appareils brevetés en France et dans les pays de l'ex-Union française. Cette clause a pour objet et pour effet de restreindre la concurrence parce que, en concédant à une seule entreprise l'exploitation de son monopole dans un territoire déterminé, le donneur de licence se prive pour toute la durée du contrat de la faculté de concéder dans ce même territoire une licence à d'autres entreprises, empêchant ainsi que s'exerce, en l'espèce, une concurrence entre plusieurs licenciés. Toute obligation contractuelle imposée au donneur de licence, telle la clause d'exclusivité, ne relève pas de l'existence du brevet, parce qu'une obligation contractuelle qui restreint le titulaire d'un droit dans l'exercice de celui-ci ne peut pas relever de l'existence dudit droit.
Cette restriction de la concurrence est, en outre, sensible, étant donné l'importance du chiffre d'affaires réalisé par la licenciée pour les appareils brevetés et le taux de la participation au marché qu'elle détient en France et dans certains autres États membres de la Communauté ;
b) l'article 1er deuxième alinéa du contrat de licence qui autorise la licenciée à exporter les appareils fabriqués sous licence dans tous les pays où le donneur de licence n'a pas concédé ou cédé ses droits à des tiers. Cette clause constitue une interdiction d'exporter conditionnelle ; elle a pour objet d'interdire à la licenciée d'exporter dans les pays où une licence a été concédée ou le brevet cédé. Il ne relève pas de l'existence du droit de brevet du donneur de licence d'interdire à la licenciée d'exporter vers des pays où le donneur de licence a concédé une licence ou cédé son brevet. La protection d'un licencié ou d'un cessionnaire contre la concurrence d'un autre licencié ou cessionnaire, résultant d'une interdiction contractuelle d'exporter ou d'importer, constitue une restriction de la concurrence au sens de l'article 85 paragraphe 1.
Le fait que le donneur de licence n'a pas appliqué cette clause, étant donné qu'il n'a pas concédé d'autres licences ni cédé ses brevets, n'enlève rien à son objet restrictif de concurrence ;
c) l'article 5 paragraphe 2 du contrat de licence qui interdit à la licenciée de contester directement ou indirectement la validité des brevets. Une telle clause de non-contestation ne relève pas de l'existence du brevet ; elle constitue plutôt une restriction contractuelle de la concurrence parce qu'elle prive la licenciée de la possibilité offerte à tout tiers d'écarter, par la voie d'une action en annulation, un obstacle à sa liberté d'action économique.Ceci demeure valable au cas où un brevet n'est délivré par une autorité qu'au terme d'un examen de l'innovation et du degré d'invention, étant donné qu'un tel examen n'implique pas qu'il faille renoncer à toute opposition ou action en annulation par des entreprises intéressées à l'inexistence du brevet.
Même si c'est le licencié qui est le mieux placé pour attaquer le brevet sur la base des informations communiquées par le donneur de licence, l'intérêt général, qui consiste dans l'annulation des brevets délivrés à tort, exige que le licencié conserve la faculté de pouvoir contester la validité du brevet ;
d)l'article 7 du contrat de licence, complété par l'avenant du 31 décembre 1953, qui prévoit que l'accord est conclu pour la durée du brevet le plus récent, de base ou de perfectionnement, actuel ou à venir. Une telle clause permet au donneur de licence de prolonger unilatéralement et indéfiniment la durée du contrat de licence ; elle a des effets restrictifs de concurrence, au moins lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, elle se combine avec d'autres restrictions de concurrence (exclusivité, interdiction d'exporter, clause de non-contestation, clause de non-concurrence, paiement de redevances même en cas de non-utilisation du brevet), c'est-à-dire lorsqu'il est stipulé, à la charge d'un licencié, en même temps que d'autres clauses restrictives, que le contrat de licence aura une durée plus longue que celle du brevet le plus récent existant à la date de conclusion du contrat.Les partie sont libres de convenir par des accords ultérieurs, soit par un nouveau contrat, soit par un avenant ou une modification, de différer le terme du contrat, ainsi qu'il en a été convenu dans le cas présent par l'avenant du 31 décembre 1953. Par contre, une prolongation unilatérale de la durée d'un contrat de licence n'est pas admissible.
L'article 7 du contrat de licence oblige, en outre, la licenciée à payer la redevance intégrale, même si tous les brevets existant à la date de conclusion du contrat sont échus et que la licenciée n'exploite pas les brevets obtenus après la conclusion du contrat.
L'obligation de payer des redevances après l'expiration du brevet le plus récent à la date de conclusion du contrat constitue, en l'espèce, une infraction à l'article 85 parce que le contrat n'autorise pas la licenciée à mettre fin au contrat. Le maintien d'une telle obligation pour des produits ou des procédés qui sont fabriqués ou exploités selon un brevet échu ou pour lesquels un brevet obtenu après la conclusion du contrat de licence n'est pas utilisé, a pour effet de grever les coûts de fabrication sans justification économique et, par conséquent, d'affaiblir la position concurrentielle de la licenciée.
La question de savoir si les brevets concédés et en vigueur après le 7 août 1971 sont exploités par la licenciée fait l'objet d'un litige devant les tribunaux français ; il n'est pas nécessaire que la Commission se prononce sur ce point.
Au cas où ces tribunaux constatent que la licenciée a exploité ces brevets après le 7 août 1971, elle est tenue de payer la redevance convenue jusqu'à la date d'expiration (29 janvier 1973) du brevet qui était le plus récent au jour de l'avenant. Si ces tribunaux constatent que la licenciée a exploité ces brevets après le 29 janvier 1973, la présente décision de la Commission n'empêche pas ces tribunaux de reconnaître, selon le droit national, le droit à une redevance correspondant à la valeur économique de ces brevets établie par comparaison avec celle des brevets existant à la date de conclusion du contrat ;
e)l'article 9 paragraphe 1 du contrat de licence qui oblige les partie contractantes à s'abstenir de toute concurrence. Ceci ne relève pas de l'existence du brevet, mais constitue une restriction de concurrence au sens de l'article 85 paragraphe 1 ;
f) l'article 9 paragraphe 3 qui oblige la licenciée à payer des redevances lorsqu'elle fabrique les produits visés au contrat sans utiliser les brevets du donneur de licence, soit sur la base de ses propres développements, soit sur celle d'une licence d'un tiers.
Cette clause a un effet restrictif de concurrence, d'une part, parce qu'elle renforce économiquement la clause de non-concurrence prévue à l'article 9 paragraphe 1 ; l'obligation pour la licenciée de payer des redevances sur ses propres développements ou pour l'exploitation de licences concédées par des tiers, la dissuade de faire ses propres recherches ou d'utiliser les découvertes, éventuellement meilleures sur le plan technique, d'autres donneurs de licence.
D'autre part, cette clause est restrictive de concurrence parce qu'elle prévoit le paiement de redevances au donneur de licence sans que les brevets de ce dernier soient exploités. Ceci, tout comme l'obligation de payer des redevances après l'échéance d'un brevet, est également incompatible avec l'article 85 paragraphe 1 ;
5. Considérant que le donneur de licence ne peut pas se réclamer de la communication de la Commission, du 24 décembre 1962 (3), relative aux accords de licence de brevets pour défendre la validité du contrat de licence, parce que ce contrat comporte des restrictions qui ne sont pas considérées par ladite communication comme compatibles avec l'article 85 paragraphe 1, notamment la clause de non-contestation, la clause de non-concurrence, la durée indéterminée du contrat de licence et le paiement de redevances sur des appareils qui ne sont pas fabriqués selon les brevets du donneur de licence ;
6. Considérant que les clauses précitées du contrat de licence sont également susceptibles d'affecter le commerce entre États membre ;
Considérant que la licenciée réalise une part importante de son chiffre d'affaires en exportant dans les autres pays du marché commun les appareils visés au contrat ; que le taux de sa participation au marché en Belgique, aux Pays-Bas et au grand-duché de Luxembourg est relativement élevé ; que ce taux pourrait croître si elle ne devait pas supporter à tort la charge de redevances ;
Considérant que l'exclusivité concédée à la licenciée pour la France exclut la possibilité non seulement pour les entreprises françaises, mais aussi pour celles de tous les autres États membres, de recevoir du donneur de licence une licence des brevets français ; que l'interdiction conditionnelle d'exporter est susceptible d'isoler le marché français de celui des autres États membres ; que la clause de non-contestation renforce le droit de brevet du donneur de licence, non seulement vis-à-vis de la licenciée, mais aussi à l'égard de tout concurrent dans l'ensemble de la Communauté ; que l'obligation de payer des redevances pendant une durée indéterminée et pour des produits qui ne sont pas fabriqués selon les brevets du donneur de licence, ainsi que la clause de non-concurrence, modifient la position concurrentielle de la licenciée non seulement en France, mais aussi pour ses exportations dans les autres États membres ; que ces clauses sont dès lors susceptibles de mettre en cause, de manière directe ou indirecte, la liberté du commerce entre États membres d'une façon qui entrave la réalisation des objectifs d'un marché commun ;
7. Considérant, pour ces motifs, que les clauses suivantes du contrat de licence sont visées par l'interdiction de l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE :
a) article 1er paragraphe 1 : exclusivité ;
b) article 1er paragraphe 2 : interdiction conditionnelle d'exporter ;
c) article 5 paragraphe 2 : clause de non-contestation ;
d) article 7, dans la mesure où il permet de prolonger la durée du contrat au-delà du terme d'échéance du plus récent des brevets existant à la date de conclusion du contrat ou d'un avenant et oblige la licenciée à payer des redevances pour un brevet échu ou non utilisé ;
e) article 9 paragraphe 1 : clause de non-concurrence ;
f) article 9 paragraphe 3 : l'obligation de payer des redevances au donneur de licence même si la licenciée n'applique que ses propres développements ou ceux de tiers ;
III. Inapplicabilité de l'article 85 paragraphe 3 du traité CEE
1. Considérant que l'interdiction visée à l'article 85 paragraphe 1 peut être déclarée inapplicable, conformément à l'article 85 paragraphe 3, à la clause d'un contrat de licence de brevet par laquelle le donneur de licence concède au licencié le droit exclusif de fabriquer certains produits à l'intérieur d'une partie définie du territoire du marché commun (4) ; ceci est notamment le cas lorsque l'exclusivité constitue un stimulant pour le licencié en vue de pénétrer dans un marché territorial, ou dans un marché de produits, non encore exploité par le donneur de licence (5) qu'une exemption peut également être accordée, le cas échéant, pour une interdiction d'exporter, dite de première main, limitée dans le temps, qui a pour objet la protection mutuelle des parties ou celle d'autres licenciés ;
2. Considérant que la question de savoir si, en l'espèce, l'exclusivité et l'interdiction d'exporter remplissent les conditions cumulatives d'une exemption peut être laissée en suspens, étant donné que d'autres éléments du contrat de licence ne remplissent pas les conditions requises par l'article 85 paragraphe 3, de sorte qu'une exemption ne saurait pas être octroyée pour l'ensemble des clauses restrictives ;
3. Considérant que la clause de non-contestation, celle de non-concurrence, la durée indéterminée du contrat, l'obligation pour la licenciée de payer des redevances après l'échéance du plus récent brevet à la date de conclusion du contrat, ainsi qu'au cas où elle n'utilise que ses propres développements ou ceux de tiers, ne contribuent pas à améliorer la production ou la distribution des produits, ni à promouvoir le progrès technique ou économique ; que la clause de non-contestation et celle de non-concurrence constituent plutôt des entraves au progrès technique et économique ; que la non-contestation d'un brevet, éventuellement délivré à tort, empêche la licenciée et tous les tiers intéressés à l'exploitation de l'invention d'agir librement dans la sphère des revendications relatives à ce brevet ; que la clause de non-concurrence rend inintéressante sur le plan économique la recherche des deux parties dans des domaines parallèles à ceux des brevets licenciés et exclut ainsi toute contribution au progrès technique ; que, de même, l'obligation pour la licenciée de payer des redevances, indépendamment de l'utilisation ou non de l'invention faisant l'objet du contrat de licence, diminue l'intérêt pour la recherche de meilleures solutions techniques non couvertes par les brevets du donneur de licence ;
4. Considérant, pour les motifs exposés ci-avant, que le contrat de licence ne peut bénéficier d'une exemption au titre du paragraphe 3 de l'article 85 ;
5. Considérant qu'il est pas nécessaire de décider si ledit contrat tombe dans le champ d'application des articles 5 paragraphe 2 et 4 paragraphe 2, 1) ou 2) b du règlement n° 17, étant donné qu'il ne remplit pas les conditions de l'article 85 paragraphe 3,
A ARRÊTÉ LA PRÉSENTE DÉCISION :
Article premier
Il est constaté que les clauses énumérées ci-après du contrat de licence de brevets conclu entre les parties désignées à l'article 4 les 15 et 17 septembre 1951, complété par un avenant en date du 31 décembre 1953, constituent des infractions à l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE :
1. article 1er paragraphe 1 (exclusivité) ;
2. article 1er paragraphe 2 (interdiction d'exporter) ;
3. article 5 paragraphe 2 (clause de non-contestation) ;
4. article 7 dans la mesure où
a) il prolonge la durée des clauses restrictives du contrat au-delà de la durée du brevet le plus récent existant à la date de conclusion du contrat ou d'un avenant ;
b) il oblige la licenciée à payer des redevances pour un brevet échu ou pour un brevet octroyé après la conclusion du contrat mais non utilisé.
5. article 9 paragraphe 1 (clause de non-concurrence) ;
6. article 9 paragraphe 3 dans la mesure où il oblige la licenciée à payer des redevances même si celle-ci fabrique des produits visés au contrat sans exploiter les brevets du donneur de licence.
Article 2
L'application de l'article 85 paragraphe 3 est refusée.
Article 3
Les entreprises visées à l'article 4 sont tenues de mettre fin immédiatement aux infractions constatées à l'article 1er.
Article 4
Les entreprises suivantes :
1. Monsieur Norbert Beyrard
24, avenue Raphaël
75016 Paris,
2. L'Association des ouvriers en instruments de précision, SA
8, rue Charles Fourier
75013 Paris,
sont destinataires de la présente décision.
(1) JO n° 13 du 21.2.1962, p. 204/62.
(2) JO n° 127 du 20.8.1963, p. 2268/63.
(3) JO n° 139 du 24.12.1962, p. 2922/62.
(4) Décision de la Commission du 9 juin 1972 dans l'affaire Davidson-Rubber, (JO n° L. 143 du 23.6.1972, p. 31 et s.).
Décision de la Commission du 18 juillet 1975 dans l'affaire Kabelmetall (JO n° L. 222 du 22.8.1975, p. 34).
(5) Décision de la Commission du 25 juillet 1975 dans l'affaire Bronbemaling/Heidemaatschappij (JO n° L. 249 du 25.9.1975, p. 27).