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Décisions

CJCE, 14 juillet 1972, n° 48-69

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Imperial Chemical Industries (Ltd)

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lecourt

Présidents de chambre :

MM. de Wilmars, Kutscher

Avocat général :

M. Mayras

Juges :

MM. Donner, Trabucchi, Monaco, Pescatore

Avocats :

Mes Wijckerheld Bisdom, Kuile

CJCE n° 48-69

14 juillet 1972

LA COUR,

1. Attendu qu'il est constant que, de janvier 1964 à octobre 1967, trois hausses générales et uniformes des prix des matières colorantes ont eu lieu dans la Communauté;

2. Qu'entre le 7 et le 20 janvier 1964, une hausse uniforme de 15% des prix de la plupart des colorants à base d'aniline, à l'exclusion de certaines catégories, a eu lieu en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg, ainsi que dans certains pays tiers;

3. Que le 1er janvier 1965 une hausse identique est intervenue en Allemagne;

4. Que, le même jour, la quasi-totalité des producteurs ont appliqué dans tous les pays du Marché commun, à l'exception de la France, une augmentation uniforme de 10% du prix des colorants et des pigments exclus de la hausse de 1964;

5. Qu'à la suite de la non-participation de la société ACNA à la hausse de 1965 sur le marché italien, les autres entreprises n'ont pas maintenu le relèvement annoncé de leurs prix sur ce marché;

6. Que vers la mi-octobre 1967, à l'exception de l'Italie, une hausse de tous les colorants a été appliquée par presque tous les producteurs, de 8% en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg et de 12% en France;

7. Qu'en relation avec ces hausses, par décision du 31 mai 1967, la Commission a engagé, en application de l'article 3 du règlement n° 17-62, une procédure d'office pour violation présumée de l'article 85, paragraphe 1, du Traité CEE contre dix-sept producteurs de matières colorantes établis dans et en dehors du Marché commun, ainsi que contre de nombreuses filiales et représentants de ces entreprises;

8. Que, par décision du 24 juillet 1969, la Commission a constaté que ces hausses étaient le résultat de pratiques concertées, en violation de l'article 85, paragraphe 1, du traité, entre les entreprises:

- Badische Anilin-und Soda-Fabrik AG (BASF) de Ludwigshafen,

- Cassella Farbwerke Mainkur AG de Francfort-sur-le-Main,

- Farbenfabriken Bayer AG de Leverkusen,

- Farbwerke Hoechst AG de Francfort-sur-le-Main,

- Française des matières colorantes SA de Paris,

- Azienda Colori Nazionali Affini SpA (ACNA) de Milan,

- Ciba SA de Bâle,

- JR Geigy SA de Bâle,

- Sandoz SA de Bâle, et

- Imperial Chemical Industries Ltd. (ICI) de Manchester;

9. Qu'en conséquence, elle a infligé une amende de 50 000 unités de compte à chacune de ces entreprises, à l'exception d'ACNA dont l'amende a été fixée à 40 000 unités de compte;

10. Que, par requête déposée au greffe de la Cour le 1er octobre 1969, l'entreprise Imperial Chemical Industries Ltd. a introduit un recours contre cette décision;

Moyens de procédure et de forme

Quant aux moyens concernant la procédure administrative

a) Grief relatif à la signature de la "communication des griefs" par un fonctionnaire de la Commission

11. Attendu que la requérante soutient que la communication des griefs, visée à l'article 2 du règlement n° 99-63 de la Commission, est irrégulière parce que signée par le directeur général de la concurrence "par délégation", alors qu'une telle délégation de pouvoirs de la part de la Commission ne serait pas permise;

12. Attendu qu'il est constant que le directeur général de la concurrence s'est borné à signer la communication des griefs que le membre de la Commission compétent pour les problèmes de concurrence, dans l'exercice des pouvoirs que la Commission lui avait délégués, avait préalablement approuvée;

13. Que ce fonctionnaire a donc agi dans le cadre, non pas d'une délégation de pouvoirs, mais d'une simple délégation de signature qu'il avait reçue du membre compétent;

14. Qu'une telle délégation constitue une mesure relative à l'organisation interne des services de la Commission, conforme à l'article 27 du règlement intérieur provisoire arrêté en vertu de l'article 7 du traité du 8 avril 1965 instituant un Conseil unique et une Commission unique;

15. Que ce moyen n'est donc pas fondé;

b) Grief concernant les disparités entre la "communication des griefs" et la décision d'ouverture de la procédure administrative

16. Attendu que la requérante soutient que la communication des griefs fait état d'augmentations de prix intervenues après la décision d'ouverture de la procédure, ladite communication se référant en outre à l'application éventuelle d'amendes, alors que la décision d'ouverture ne se référait qu'à la procédure en constatation d'infractions;

17. Attendu que c'est seulement la communication des griefs et non la décision d'ouverture de cette procédure qui constitue l'acte fixant la position de la Commission vis-à-vis des entreprises à l'égard desquelles est engagée une procédure relative à la poursuite d'infractions aux règles de concurrence;

18. Que si, dans la période s'écoulant entre la décision et ladite communication, les entreprises continuent ou réitèrent des agissements du genre de ceux au vu desquels la Commission avait décidé d'engager des poursuites, les droits de la défense ne sont pas affectés par la prise en considération dans la communication des griefs de faits qui sont la simple continuation d'agissements antérieurs, ce qui, d'ailleurs, répond à un principe d'économie de l'action administrative;

19. Attendu que la décision d'ouverture de la procédure, tout en visant "notamment" les articles 3 et 9, alinéas 2 et 3, du règlement n° 17, se référait à ce règlement dans son ensemble, donc également à son article 15 concernant les amendes;

20. Attendu que, dès lors, ces moyens ne sont pas fondés;

c) Griefs relatifs à la violation des droits de la défense

21. Attendu que la requérante reproche à la Commission de se référer, dans la décision attaquée, à des faits non indiqués dans la communication des griefs et à l'égard desquels elle n'aurait donc pu prendre position au cours de la procédure administrative;

22. Attendu que, pour sauvegarder les droits de la défense dans la procédure administrative, il suffit que les entreprises soient informées des éléments de fait essentiels sur lesquels sont fondés les griefs;

23. Qu'il ressort du texte de l'exposé des griefs que les faits retenus à charge de la requérante y étaient clairement indiqués;

24. Que cet exposé contient tous les éléments nécessaires pour déterminer les griefs retenus contre la requérante, et notamment les conditions dans lesquelles les hausses de 1964, 1965 et 1967 ont été annoncées et mises en œuvre;

25. Que des rectifications apportées par la décision attaquée en ce qui concerne le déroulement exact de ces faits à la suite des éléments que les intéressés ont pu fournir à la Commission au cours de la procédure administrative, ne sauraient être invoquées à l'appui de ce moyen;

26. Que, dès lors, ce moyen n'est pas fondé;

d) Le grief relatif au procès-verbal de l'audition

27. Attendu que la requérante reproche à la défenderesse d'avoir pris sa décision avant qu'elle ait pu lui faire part de ses observations concernant le procès-verbal de l'audition des intéressés;

28. Attendu que l'article 9, paragraphe 4, du règlement n° 99-63 de la Commission dispose que le procès-verbal des déclarations essentielles de chaque personne entendue doit être approuvé par elle après lecture;

29. Que cette disposition vise à garantir aux personnes entendues la conformité du procès-verbal à leurs déclarations essentielles;

30. Que le procès-verbal de l'audition du 10 décembre 1968 n'a été transmis à la requérante que le 27 juin 1969, c'est-à-dire quatre semaines environ avant l'adoption de la décision;

31. Qu'en dépit du manque de célérité de la Commission dans la communication des procès-verbaux, le retard dont se plaint la requérante ne pourrait avoir des effets sur la légalité de la décision qu'en cas de doute sur l'exactitude de la reproduction de ses déclarations;

32. Que, tel n'étant pas le cas en l'espèce, l'omission susvisée n'est pas de nature à vicier la décision attaquée;

33. Que, partant, ce grief n'est pas fondé;

Quant au moyen relatif à la notification de la décision

34. Attendu que la requérante soutient que la Commission, en prévoyant à l'article 4 de la décision attaquée que la notification de celle-ci peut être effectuée au siège des filiales de la requérante établies dans le Marché commun, et en procédant ainsi, aurait violé le traité ou, du moins, les formes substantielles;

35. Que la filiale allemande de la requérante, auprès de laquelle la décision a été notifiée par la Commission, n'aurait pas reçu de mandat à cet égard de la société-mère et que, selon le droit allemand, elle ne serait pas tenue de porter les documents en question à la connaissance de cette dernière;

36. Attendu que l'article 191, alinéa 2, du traité prévoit que "les décisions sont notifiées à leurs destinataires et prennent effet par cette notification";

37. Qu'en tout état de cause, l'article 4 de la décision attaquée ne saurait modifier ce régime;

38. Qu'il ne saurait donc faire grief à la requérante;

39. Attendu que les irrégularités dans la procédure de notification d'une décision sont extérieures à l'acte et ne peuvent donc le vicier;

40. Que, dans certaines circonstances, ces irrégularités sont susceptibles d'empêcher que le délai de recours commence à courir;

41. Que l'article 173, dernier alinéa, du traité prévoit que le délai des recours en annulation contre les actes individuels de la Commission commence à partir de la notification de la décision au requérant ou, à défaut, du jour où celui-ci en a eu connaissance;

42. Qu'en l'espèce, il est constant que la requérante a eu complète connaissance du texte de la décision et qu'elle a fait usage, dans les délais, de son droit de recours;

43. Que, dans ces circonstances, la question des irrégularités éventuelles de notification devient sans intérêt;

44. Que, dès lors, les moyens susvisés sont irrecevables faute d'intérêt;

Quant au moyen de prescription

45. Attendu que la requérante soutient que la décision attaquée est contraire au traité et aux règles relatives à son application, en raison de ce que la Commission, en engageant, le 31 mai 1967, une procédure à l'égard de la hausse de prix de janvier 1964, aurait dépassé toute limite raisonnable de temps;

46. Attendu que les textes régissant le pouvoir de la Commission d'infliger des amendes en cas d'infraction aux règles de concurrence ne prévoient aucune prescription;

47. Que, pour remplir sa fonction, un délai de prescription doit être fixé d'avance;

48. Que la fixation de ce délai et de ses modalités d'application relève de la compétence du législateur communautaire;

49. Que, si en l'absence de texte à cet égard, l'exigence fondamentale de la sécurité juridique s'oppose à ce que la Commission puisse retarder indéfiniment l'exercice de son pouvoir d'infliger des amendes, son comportement en l'espèce ne saurait être regardé comme constituant un empêchement à l'exercice de ce pouvoir en relation avec la participation aux pratiques concertées de 1964 et de 1965;

50. Que, dès lors, ce moyen n'est pas fondé;

Moyens de fond sur l'existence de pratiques concertées

Thèses des parties

51. Attendu que la requérante fait grief à la Commission de n'avoir prouvé l'existence de pratiques concertées au sens de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE à l'égard d'aucune des trois hausses visées par la décision attaquée;

52. Attendu que cette décision considère qu'une première preuve du caractère concerté des hausses de 1964, 1965 et 1967 résiderait dans l'identité des taux appliqués par les différents producteurs dans chaque pays lors de chaque hausse, dans l'identité, à de très rares exceptions près, des matières colorantes qui en ont fait l'objet, ainsi que dans la très grande proximité, voire même l'identité, de la date de leur mise en application;

53. Que ces hausses ne pourraient être expliquées par le seul fait que la structure du marché serait de nature oligopolistique;

54. Qu'il ne serait pas plausible que, sans une concertation préalable, les principaux producteurs approvisionnant le Marché commun aient, à plusieurs reprises, majoré de pourcentages identiques, pratiquement au même moment, les prix d'une même et importante série de produits, y compris les produits spéciaux dont le degré d'interchangeabilité serait très bas, voire même nul, et cela dans plusieurs pays où les conditions du marché des colorants sont différentes;

55. Que, devant la Cour, la Commission a soutenu que, pour qu'il y ait concertation, il ne serait pas nécessaire que les intéressés dressent en commun un plan en vue d'adopter un certain comportement;

56. Qu'il suffirait qu'ils se mettent à l'avance réciproquement au courant de l'attitude qu'ils ont l'intention d'adopter, de sorte que chacun puisse régler son action en escomptant que ses concurrents auront un comportement parallèle;

57. Attendu que la requérante soutient que la décision attaquée serait basée sur une analyse insuffisante du marché des produits en cause ainsi que sur une conception erronée de la notion de pratique concertée, en identifiant celle-ci avec le comportement sciemment parallèle des participants à un oligopole, alors même qu'il serait dû à des décisions autonomes de chaque entreprise, déterminées par des nécessités économiques objectives, et notamment par l'exigence de redresser le niveau insatisfaisant de rentabilité de la production des matières colorantes;

58. Qu'en effet, les prix des produits en cause auraient manifesté une tendance constante à la baisse en raison de ce que le marché de ces produits serait caractérisé par une vive concurrence entre producteurs portant non seulement sur la qualité des produits et l'assistance technique à la clientèle, mais également sur les prix, par le moyen notamment de rabais importants, octroyés individuellement aux principaux acheteurs;

59. Que l'identité des taux de hausse résulterait de l'existence du "price-leadership" d'une entreprise;

60. Que le grand nombre des matières colorantes produites par chaque entreprise rendrait impossible en pratique de différencier la hausse selon les produits;

61. Que, d'autre part, des hausses de prix différentes pour des produits interchangeables, ou bien ne pourraient amener à des résultats économiquement importants en raison du niveau limité des stocks et du temps nécessaire pour adapter les installations à une demande sensiblement accrue, ou bien conduiraient à une lutte ruineuse des prix;

62. Qu'enfin, les matières colorantes non interchangeables n'auraient qu'une faible importance dans le chiffre d'affaires des producteurs;

63. Que, compte tenu de ces caractéristiques du marché et eu égard au phénomène généralisé d'érosion continue des prix, chaque membre de l'oligopole ayant décidé de procéder à une hausse de ses prix pouvait raisonnablement s'attendre à être suivi par ses concurrents qui avaient les mêmes problèmes de rentabilité;

Quant à la notion de pratique concertée

64. Attendu que si l'article 85 distingue la notion de "pratique concertée" de celle d'"accords entre entreprises" ou de "décisions d'associations d'entreprises", c'est dans le dessein d'appréhender sous les interdictions de cet article une forme de coordination entre entreprises qui, sans avoir été poussée jusqu'à la réalisation d'une convention proprement dite, substitue sciemment une coopération pratique entre elles aux risques de la concurrence;

65. Que par sa nature même, la pratique concertée ne réunit donc pas tous les éléments d'un accord, mais peut notamment résulter d'une coordination qui s'extériorise par le comportement des participants;

66. Que si un parallélisme de comportement ne peut être à lui seul identifié à une pratique concertée, il est cependant susceptible d'en constituer un indice sérieux, lorsqu'il aboutit à des conditions de concurrence qui ne correspondent pas aux conditions normales du marché, compte tenu de la nature des produits, de l'importance et du nombre des entreprises et du volume dudit marché;

67. Que tel est notamment le cas lorsque le comportement parallèle est susceptible de permettre aux intéressés la recherche d'un équilibre des prix à un niveau différent de celui qui aurait résulté de la concurrence, et la cristallisation de situations acquises au détriment de la liberté effective de circulation des produits dans le Marché commun et du libre choix par les consommateurs de leurs fournisseurs;

68. Attendu que la question de savoir s'il y a concertation en l'espèce, ne peut donc être appréciée correctement que si les indices invoqués par la décision attaquée sont considérés non pas isolément, mais dans leur ensemble, compte tenu des caractéristiques du marché des produits en cause;

Quant aux caractéristiques du marché de colorants

69. Attendu que le marché des matières colorantes est caractérisé par le fait que 80% de ce marché proviennent d'une dizaine de producteurs, généralement de dimensions considérables, joignant souvent à cette fabrication celle d'autres produits chimiques ou de spécialités pharmaceutiques;

70. Que ces fabricants ont des structures de production et, dès lors, des structures de coût très différentes, rendant malaisée la connaissance des coûts des producteurs concurrents;

71. Que le nombre total des matières colorantes est très élevé, chaque entreprise en produisant plus d'un millier;

72. Que le degré moyen de substituabilité de ces produits est considéré comme relativement bon pour les colorants standard, alors qu'il peut être très bas et même nul pour les colorants spéciaux;

73. Qu'en ce qui concerne les produits spéciaux le marché tend, dans certains cas, vers une situation d'oligopole;

74. Qu'en raison de l'incidence relativement faible du prix des matières colorantes sur le prix du produit final de l'entreprise utilisatrice, le niveau de flexibilité de la demande des matières colorantes dans l'ensemble du marché est restreint et constitue, à court terme, un incitant à la hausse;

75. Que, d'autre part, la demande globale des colorants est en hausse constante, tendant ainsi à inciter les producteurs à mener une politique leur permettant de participer à cet accroissement;

76. Attendu que dans le ressort de la Communauté le marché des matières colorantes se caractérise par l'isolement de cinq marchés nationaux, avec des niveaux de prix différents, sans qu'il soit possible d'expliquer ces différences par celles des coûts et charges grevant les producteurs dans ces pays;

77. Que l'établissement du Marché commun paraît ainsi n'avoir exercé aucune influence sur cette situation, les différences entre les niveaux nationaux des prix ne s'étant guère réduites;

78. Qu'au contraire il est constant que chacun des marchés nationaux possède des caractéristiques oligopolistiques et que, dans la plupart d'entre eux, le niveau des prix se forme sous l'influence d'un "price-leader" qui, dans certains cas, est le producteur le plus important du pays même, dans d'autres cas un producteur d'un autre Etat membre ou d'un Etat tiers, agissant par le canal d'une filiale;

79. Que ce compartimentage serait dû, d'après les experts, à la nécessité de mettre à la disposition des utilisateurs une assistance technique sur place et d'assurer des livraisons immédiates, généralement en quantités restreintes, les producteurs livrant, sauf exception, à leurs filiales établies dans les différents Etats membres et assurant, par un réseau d'agences et dépôts, l'assistance et l'approvisionnement spécifiques des entreprises utilisatrices;

80. Qu'il ressort des données fournies au cours de la procédure que même dans les cas où le producteur entre en rapports directs avec un important utilisateur d'un autre Etat membre, les prix se forment habituellement selon l'implantation de l'utilisateur en s'orientant vers le niveau des prix du marché national;

81. Que si les producteurs, en agissant ainsi, se sont en premier lieu adaptés aux particularités du marché des colorants et aux besoins de leur clientèle, il n'en demeure pas moins que le compartimentage du marché qui en est la conséquence, est de nature, en fractionnant le jeu de la concurrence, à isoler les utilisateurs dans leur marché national, et à empêcher une confrontation générale des producteurs sur toute l'étendue du Marché commun;

82. Que c'est dans ce contexte, propre au fonctionnement du marché des matières colorantes, qu'il convient d'apprécier les faits litigieux;

Quant aux hausses de 1964, 1965 et 1967

83. Attendu que les hausses de 1964, 1965 et 1967 visées par la décision attaquée sont connexes;

84. Que l'augmentation de 15% des prix de la plupart des colorants à base d'aniline appliquée le 1er janvier 1965 en Allemagne ne constituait, en effet, que l'extension à un marché national de la hausse appliquée en janvier 1964 en Italie, aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg;

85. Que l'augmentation du prix de certains colorants et pigments appliquée le 1er janvier 1965 dans tous les Etats membres, à l'exception de la France, s'étendait à tous les produits exclus de la première hausse;

86. Que si l'augmentation de 8% des prix effectuée en automne 1967 s'est élevée pour la France à 12%, c'était dans le dessein de rattraper les hausses de 1964 et 1965 auxquelles, par suite du régime de contrôle des prix, ce marché n'avait pas participé;

87. Qu'en conséquence ces trois hausses ne peuvent être isolées les unes des autres, bien qu'elles ne se soient pas déroulées dans des conditions identiques;

88. Attendu qu'en 1964 toutes les entreprises en cause ont annoncé et immédiatement appliqué leurs hausses, l'initiative revenant à Ciba-Italie, qui, le 7 janvier 1964, suivant l'ordre de Ciba-Suisse, a annoncé et mis immédiatement en application une hausse de 15%, initiative qui, pour le marché italien, a été suivie par les autres producteurs dans les 2 ou 3 jours suivants;

89. Que le 9 janvier ICI-Hollande a pris l'initiative d'une même hausse pour les Pays-Bas, tandis que le même jour, Bayer a pris une même initiative pour le marché belgo-luxembourgeois;

90. Qu'avec des divergences mineures, notamment entre les augmentations de prix des entreprises allemandes d'une part et des entreprises suisses et anglaise d'autre part, ces hausses concernaient pour les différents producteurs et les différents marchés le même assortiment de produits, c'est-à-dire la plupart des colorants à base d'aniline autres que les pigments, colorants alimentaires et cosmétiques;

91. Attendu qu'en ce qui concerne la hausse de 1965, certaines entreprises ont annoncé d'avance des augmentations de prix revenant, pour le marché allemand, à une hausse de 15% pour les produits ayant déjà fait l'objet d'une telle augmentation sur les autres marchés et de 10% pour les produits dont le prix n'avait pas encore été augmenté, ces annonces ayant été échelonnées entre le 14 octobre 1964 et le 28 décembre 1964;

92. Que la première annonce a été faite par BASF le 14 octobre 1964, suivie par celles de Bayer le 30 octobre et de Cassella le 5 novembre;

93. Que ces hausses ont été simultanément appliquées au 1er janvier 1965 sur l'ensemble des marchés, sauf sur le marché français à la suite du blocage des prix dans cet Etat et sur le marché italien où, à la suite du refus du principal producteur italien ACNA de procéder à une augmentation de ses prix dans ledit marché, les autres producteurs ont également renoncé à augmenter les leurs;

94. Qu'en outre, ACNA s'est également abstenue d'augmenter ses prix de 10% sur le marché allemand;

95. Que, pour le surplus, la hausse a été générale, concomitamment appliquée par tous les producteurs visés à la décision attaquée et sans divergences quant à l'assortiment des produits;

96. Attendu en ce qui concerne la hausse de 1967, qu'au cours d'une réunion tenue à Bâle le 19 août 1967, à laquelle assistaient tous les producteurs visés par la décision attaquée, à l'exception d'ACNA, la société Geigy a annoncé son intention d'augmenter ses prix de vente de 8% à compter du 16 octobre 1967;

97. Qu'à cette même occasion les délégués de Bayer et de Francolor ont annoncé que leurs entreprises envisageraient également une hausse;

98. Que, dès la mi-septembre, toutes les entreprises visées par la décision attaquée ont alors annoncé une hausse de prix de 8%, portée pour la France à 12%, devant prendre effet le 16 octobre dans tous les pays, sauf l'Italie, où ACNA s'est de nouveau refusée à augmenter ses prix, tout en étant prête à se rallier au mouvement des prix sur deux autres marchés, quoiqu'à des dates différentes du 16 octobre;

99. Attendu qu'envisagées dans leur ensemble les trois hausses consécutives sont révélatrices d'une coopération progressive entre les entreprises concernées;

100. Qu'en effet, après l'expérience de 1964, où annonces et mises en application des augmentations coïncidaient, tout en comportant de légères divergences quant à l'assortiment des produits qui en faisaient l'objet, les hausses de 1965 et 1967 indiquent une autre façon d'opérer, les entreprises initiatrices, BASF et Geigy, annonçant respectivement leurs intentions d'augmenter avec un certain préavis, permettant aux entreprises d'observer leurs réactions réciproques sur les différents marchés, et de s'y adapter;

101. Que, par ces annonces préalables, les différentes entreprises éliminaient entre elles toute incertitude quant à leur comportement futur et, par là, une grande partie du risque normal, inhérent à toute modification autonome de comportement sur l'un ou plusieurs des marchés;

102. Qu'il en était d'autant plus ainsi que ces annonces, aboutissant à la fixation de hausses de prix globales et égales pour les marchés des colorants, rendaient, en ce qui concerne le pourcentage des hausses, ces marchés transparents;

103. Que, dès lors, par leur façon d'agir, les entreprises en cause ont, en ce qui concerne les prix, temporairement éliminé certaines des conditions de concurrence sur le marché, qui faisaient obstacle à la réalisation d'un comportement parallèle uniforme;

104. Attendu que l'absence de spontanéité des comportements est corroborée par l'examen d'autres éléments du marché;

105. Qu'en effet le nombre de producteurs en présence ne permet pas de considérer le marché européen des matières colorantes comme un oligopole au sens strict, dans lequel la concurrence des prix ne pourrait plus jouer un rôle substantiel;

106. Que ces producteurs sont assez puissants et assez nombreux pour créer un risque non négligeable qu'en temps de hausse quelques-uns d'entre eux ne suivent pas le mouvement général, mais essaient d'agrandir leur part relative du marché en adoptant un comportement individuel;

107. Qu'en outre le compartimentage du Marché commun en cinq marchés nationaux, ayant des niveaux de prix et des structures différents, rend improbable une hausse spontanée de prix égale sur tous les marchés nationaux;

108. Que, si une hausse de prix globale et spontanée sur chacun des marchés nationaux pouvait à la rigueur se concevoir, on devrait cependant s'attendre à ce que ces hausses soient divergentes selon les données particulières des différents marchés nationaux;

109. Qu'en conséquence, si un parallélisme des comportements en matière de prix pouvait pour les entreprises concernées constituer un objectif attractif et dépourvu de risques, la réalisation spontanée d'un tel parallélisme quant au moment, quant aux marchés nationaux et quant à l'assortiment de produits concerné est difficilement concevable;

110. Attendu qu'il n'est pas non plus plausible que les augmentations de janvier 1964, introduites sur le marché italien et reprises sur les marchés néerlandais et belgo-luxembourgeois, qui ont peu de rapports entre eux en ce qui concerne tant le niveau des prix que la structure de la concurrence, aient pu être réalisées, dans un délai allant de 48 heures à trois jours, sans concertation préalable;

111. Qu'en ce qui concerne les hausses de 1965 et 1967 la concertation a eu lieu de façon ostensible, la totalité des annonces d'intention d'augmenter les prix à partir d'une certaine date et pour un certain assortiment de produits ayant permis aux producteurs de fixer leur comportement relatif aux cas spéciaux de la France et de l'Italie;

112. Que, par cette façon de procéder, les entreprises ont par avance éliminé entre elles l'incertitude quant à leur comportement réciproque sur les différents marchés et, par là, une grande partie du risque inhérent à toute modification autonome de comportement sur ceux-ci;

113. Que l'augmentation générale et uniforme sur ces différents marchés ne s'explique que par l'intention convergente de ces entreprises, d'une part, de redresser le niveau des prix et la situation née de la concurrence sous forme de rabais, et, d'autre part, d'éviter le risque d'une modification des conditions de la concurrence inhérent à toute hausse des prix;

114. Que la circonstance que pour l'Italie, les hausses de prix annoncées n'ont pas été appliquées et que la société ACNA ne s'est ralliée que partiellement à la hausse de 1967 pour les autres marchés, loin d'infirmer cette conclusion, tend à la confirmer;

115. Que la fonction de la concurrence en matière de prix est de maintenir les prix au niveau le plus bas possible et de favoriser la circulation des produits entre les Etats membres en vue de permettre ainsi une répartition optimale des activités en fonction de la productivité et de la capacité d'adaptation des entreprises;

116. Que la variation des taux favorise la poursuite d'un des buts essentiels du traité, c'est-à-dire l'interpénétration des marchés nationaux et, par là, l'accès direct des consommateurs aux sources de production de toute la Communauté;

117. Qu'en raison de la flexibilité limitée du marché des matières colorantes-résultant de facteurs tels que l'absence de transparence en matière de prix, l'interdépendance des différentes matières colorantes de chaque producteur aux fins de la constitution de la gamme de produits utilisée par chaque consommateur, l'incidence relativement modeste des prix de ces produits sur le coût du produit final de l'entreprise utilisatrice, l'utilité pour celle-ci de disposer d'un fournisseur sur place et l'incidence des frais de transport, l'exigence d'éviter toute action susceptible d'amoindrir artificiellement les possibilités d'interpénétration des différents marchés nationaux au niveau des consommateurs acquiert une importance particulière sur le marché des produits en cause;

118. Que, s'il est loisible à chaque producteur de modifier librement ses prix et de tenir compte à cet effet du comportement, actuel ou prévisible, de ses concurrents, il est en revanche contraire aux règles de concurrence du traité qu'un producteur coopère avec ses concurrents, de quelque manière que ce soit, pour déterminer une ligne d'action coordonnée relative à une hausse de prix, et pour en assurer la réussite par l'élimination préalable de toute incertitude quant au comportement réciproque relatif aux éléments essentiels de cette action, tels que taux, objet, date et lieu des hausses;

119. Que dans ces conditions et compte tenu des caractéristiques du marché des produits en cause, le comportement de la requérante conjointement avec d'autres entreprises poursuivies a visé à substituer aux risques de la concurrence et aux aléas de leurs réactions spontanées une coopération constitutive d'une pratique concertée interdite par l'article 85, paragraphe 1, du traité;

Sur l'incidence de la concertation sur le commerce entre Etats membres

120. Attendu que la requérante soutient que les hausses de prix uniformes n'étaient pas susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres, dès lors que, malgré les différences sensibles existant entre les prix pratiqués dans les différents Etats, les consommateurs ont toujours préféré effectuer leurs achats de colorants dans leur propre pays;

121. Attendu qu'il ressort toutefois de ce qui précède que les pratiques concertées, en visant le maintien du fractionnement du marché, étaient susceptibles d'affecter les conditions dans lesquelles se déroule le commerce des produits en question entre les Etats membres;

122. Que les parties qui ont mis en œuvre ces pratiques ont visé, lors de chaque hausse de prix, à réduire au minimum les risques de modifier les conditions de la concurrence;

123. Que le caractère uniforme et simultané des hausses a servi notamment à figer des situations acquises, en évitant le glissement de la clientèle de chaque entreprise, et a donc contribué à préserver le caractère "cimenté" des marchés nationaux traditionnels des marchandises, au détriment de la liberté effective de circulation des produits en cause dans le Marché commun;

124. Que, dès lors, ce moyen n'est pas fondé;

Sur la compétence de la Commission

125. Attendu que la requérante dont le siège social est en dehors de la Communauté soutient que la Commission n'a pas compétence pour lui infliger des amendes en raison des seuls effets produits dans le Marché commun par des actes qu'elle aurait commis à l'extérieur de la Communauté;

126. Attendu que, s'agissant d'une pratique concertée, il convient d'abord de savoir si le comportement de la requérante s'est manifesté dans le Marché commun;

127. Qu'il résulte de ce qui précède que les hausses litigieuses ont été opérées dans le Marché commun et concernaient la concurrence entre producteurs opérant dans celui-ci;

128. Que, dès lors, les actions en raison desquelles l'amende litigieuse a été infligée constituent des pratiques réalisées directement à l'intérieur du Marché commun;

129. Qu'il ressort de ce qui a été dit à l'occasion de l'examen du moyen relatif à l'existence des pratiques concertées, que la société requérante a décidé des hausses des prix de vente de ses produits aux utilisateurs dans le Marché commun, hausses ayant un caractère uniforme par rapport aux hausses décidées par les autres producteurs en cause;

130. Qu'en se prévalant de son pouvoir de direction sur ses filiales établies dans la Communauté, la requérante a pu faire appliquer sa décision sur ce marché;

131. Attendu que la requérante objecte que ce comportement est le fait de ses filiales et non d'elle-même;

132. Attendu que la circonstance que la filiale a une personnalité juridique distincte ne suffit pas à écarter la possibilité que son comportement soit imputé à la société-mère;

133. Que tel peut être notamment le cas lorsque la filiale, bien qu'ayant une personnalité juridique distincte, ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l'essentiel les instructions qui lui sont imparties par la société-mère;

134. Que, lorsque la filiale ne jouit pas d'une autonomie réelle dans la détermination de sa ligne d'action sur le marché, les interdictions édictées par l'article 85, paragraphe 1, peuvent être considérées comme inapplicables dans les rapports entre elle et la société-mère, avec laquelle elle forme une unité économique;

135. Qu'en considération de l'unité du groupe ainsi formé, les agissements des filiales peuvent, dans certaines circonstances, être rattachés à la société-mère;

136. Attendu qu'il est notoire que la requérante détenait à l'époque la totalité ou, en tout cas, la majorité du capital de ces filiales;

137. Que la requérante pouvait influencer de manière déterminante la politique des prix de vente de ses filiales dans le Marché commun et qu'elle a utilisé en fait ce pouvoir à l'occasion des trois hausses de prix dont il est question;

138. Qu'en effet, les télex relatifs à la hausse de 1964, que la requérante avait adressés à ses filiales dans le Marché commun, déterminaient de manière impérative pour leurs destinataires les prix et les autres conditions de vente quelle celles-ci devaient pratiquer à l'égard de leurs clients;

139. Qu'à défaut d'indications contraires, il convient de penser qu'à l'occasion des hausses de 1965 et de 1967 la requérante n'a pas agi autrement dans ses rapports avec ses filiales établies dans le Marché commun;

140. Que, dans ces conditions, la séparation formelle entre ces sociétés, résultant de leur personnalité juridique distincte, ne pourrait s'opposer à l'unité de leur comportement sur le marché aux fins de l'application des règles de concurrence;

141. Qu'ainsi, c'est bien la requérante qui a réalisé la pratique concertée à l'intérieur du Marché commun;

142. Qu'il y a donc lieu de déclarer que le moyen d'incompétence soulevé par la requérante n'est pas fondé;

143. Attendu que la requérante excipe du caractère incomplet de la motivation de la décision en ce qu'elle n'aurait pas fait état du lien existant entre la société-mère et ses filiales pour justifier la compétence de la Commission;

144. Attendu que l'absence d'un argument relatif à la justification de cette compétence n'est pas de nature à entraver le contrôle du bien-fondé de la décision;

145. Que, d'ailleurs, la Commission n'est pas tenue d'exposer dans ses décisions tous les arguments qu'elle pourrait par la suite invoquer pour s'opposer aux moyens d'illégalité qui seraient soulevés à l'encontre de ses actes;

146. Que, dès lors, cette exception n'est pas fondée;

Sur l'amende

147. Attendu que, compte tenu du nombre et de l'importance des interventions de la requérante dans les pratiques illicites, des conséquences de celles-ci quant à la réalisation du Marché commun des produits en cause, le montant de l'amende est adéquat à la gravité de la violation des règles de concurrence communautaires;

Sur les dépens

148. Attendu qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens;

149. Que la partie requérante a succombé en ses moyens;

150. Qu'elle doit donc être condamnée aux dépens.

Par ces motifs, vu les actes de procédure; le juge rapporteur entendu en son rapport; les parties entendues en leurs plaidoiries; l'Avocat général entendu en ses conclusions; vu le traité instituant la Communauté économique européenne, notamment ses articles 85 et 173; vu le règlement du Conseil n° 17-62 du 6 février 1962; vu le règlement de la Commission n° 99-63-CEE du 25 juillet 1963; vu le protocole sur le statut de la Cour de justice des Communautés européennes; vu le règlement de procédure de la Cour de justice des Communautés européennes,

LA COUR,

rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête:

1) Le recours est rejeté;

2) La partie requérante est condamnée aux dépens de l'instance.