CJCE, 13 février 1969, n° 14-68
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Wilhelm, Gölz, Fintelmann, Badische Anilin- & Soda-Fabrik AG, Farbenfabriken Bayer AG, Farbwerke Hoechst AG, Cassella Farbwerke Mainkur AG
Défendeur :
Bundeskartellamt
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lecourt
Présidents de chambre :
MM. Trabucchi (rapporteur), Mertens de Wilmars
Avocat général :
M. Roemer.
Juges :
MM. Donner, Strauss, Monaco, Pescatore
LA COUR,
1 Attendu que, par ordonnance du 18 juillet 1968, parvenue au greffe de la Cour de justice le 25 juillet 1968, le Kammergericht (Kartellsenat) de Berlin, juridiction compétente en matière d'ententes pour la république fédérale d'Allemagne, a posé, en vertu de l'article 177 du traité instituant la CEE, quatre questions tendant à l'interprétation des articles 3, f, 5, 7 et 85 du traité CEE, ainsi que de l'article 9 du règlement n° 17 du Conseil du 6 février 1962 ;
I - Sur les première et troisième questions
2 Attendu que, par la première question, le juge national demande si, en présence d'une procédure engagée par la Commission, conformément à l'article 14 du règlement n° 17 du 6 février 1962, il est compatible avec le traité que les autorités nationales appliquent au même fait les interdictions prévues par le droit interne sur les ententes ;
Que cette demande est notamment développée par la troisième question, relative au risque d'une appréciation juridique différente du même fait et à la possibilité de distorsions de la concurrence sur le Marché commun au détriment de ceux qui sont assujettis audit droit interne ;
Qu'à cet égard référence est faite à l'article 9 du règlement n° 17, aux articles 85, 3, f, et 5 du traité CEE, ainsi qu'aux principes généraux du droit communautaire;
3 Attendu que l'article 9 du règlement n° 17, en son paragraphe 3, ne vise la compétence des autorités des États membres que pour autant qu'elles seraient habilitées à appliquer directement les articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité, à défaut d'action de la part de la Commission ;
Que cette disposition est sans portée au regard de l'hypothèse où lesdites autorités poursuivent l'application non desdits articles mais de leur seul droit interne ;
Attendu que le droit communautaire et le droit national en matière d'ententes considèrent celles-ci sous des aspects différents ;
Qu'en effet, alors que l'article 85 les envisage en raison des entraves qui peuvent en résulter pour le commerce entre les États membres, les législations internes, inspirées par des considérations propres à chacune d'elles, considèrent les ententes dans ce seul cadre ;
Attendu, il est vrai, qu'en raison de l'interdépendance éventuelle des phénomènes économiques et des situations juridiques considérés, la distinction des aspects communautaires et nationaux ne saurait servir, dans tous les cas, de critère déterminant à la délimitation des compétences ;
Que, cependant, elle implique qu'une même entente puisse, en principe, faire l'objet de deux procédures parallèles, l'une devant les autorités communautaires en application de l'article 85 du traité CEE, l'autre devant les autorités nationales en application du droit interne ;
4 Que, par ailleurs, cette conception est confirmée par la disposition de l'article 87, paragraphe 2, e, habilitant le Conseil à définir les rapports entre les législations nationales et les règles communautaires de concurrence, d'où il ressort qu'en principe les autorités nationales en matière d'ententes peuvent procéder également à l'égard de situations susceptibles de faire l'objet d'une décision de la Commission ;
Attendu toutefois que, en vertu du respect de la finalité générale du traité, cette application parallèle du système national ne saurait être admise que pour autant qu'elle ne porte pas préjudice à l'application uniforme, dans tout le Marché commun, des règles communautaires en matière d'ententes et du plein effet des actes pris en application de ces règles ;
5 Qu'une autre solution serait incompatible avec les objectifs du traité et le caractère de ses règles en matière de concurrence ;
Que l'article 85 du traité CEE s'adresse à toutes les entreprises de la Communauté dont il règle le comportement, soit par la voie d'interdictions, soit en vertu de l'octroi d'exemptions accordées - sous les conditions qu'il précise - en faveur des ententes qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits, ou à promouvoir le progrès technique ou économique ;
Que si le traité vise, en premier lieu, à éliminer par ces moyens les entraves à la libre circulation des marchandises dans le marché commun et à affirmer et sauvegarder l'unité de ce marché, il permet aussi aux autorités communautaires d'exercer une certaine action positive, quoique indirecte, en vue de promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, conformément à l'article 2 du traité ;
Que l'article 87, paragraphe 2, e, en attribuant à une institution de la Communauté le pouvoir de définir les rapports entre les législations nationales et le droit communautaire de la concurrence, confirme le caractère prééminent du droit communautaire ;
6 Que le traité CEE a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres et qui s'impose à leurs juridictions;
Qu'il serait contraire à la nature d'un tel système d'admettre que les États membres puissent prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles de compromettre l'effet utile du traité ;
Que la force impérative du traité et des actes pris pour son application ne saurait varier d'un État à l'autre par l'effet d'actes internes, sans que soit entravé le fonctionnement du système communautaire et mis en péril la réalisation des buts du traité;
Que, dès lors, les conflits entre la règle communautaire et les règles nationales en matière d'entente doivent être résolus par l'application du principe de la primauté de la règle communautaire ;
7 Qu'il résulte de tout ce qui précède que, dans le cas où des décisions nationales à l'égard d'une entente s'avéreraient incompatibles avec une décision adoptée par la Commission à l'issue de la procédure engagée par elle, les autorités nationales sont tenues d'en respecter les effets ;
8 Attendu que, dans les cas où, au cours d'une procédure nationale, il apparaît possible que la décision par laquelle la Commission mettra fin à une procédure en cours concernant le même accord pourrait s'opposer aux effets de la décision des autorités nationales, il appartient à celles-ci de prendre les mesures appropriées ;
9 Qu'en conséquence, et tant qu'un règlement adopté en vertu de l'article 87, paragraphe 2, e, du traité n'en a pas disposé autrement, les autorités nationales peuvent intervenir contre une entente, en application de leur loi interne, même lorsque l'examen de la position de cette entente à l'égard des règles communautaires est pendante devant la Commission, sous réserve cependant que cette mise en œuvre du droit national ne puisse porter préjudice à l'application pleine et uniforme du droit communautaire et à l'effet des actes d'exécution de celui-ci ;
II - Sur la deuxième question
10 Attendu qu'aux termes d'une deuxième question, le Kammergericht demande si " le risque d'aboutir à une double sanction imposée par la Commission des Communautés européennes et par l'autorité nationale compétente en matière d'ententes s'oppose " à l'admission pour un même fait de deux procédures parallèles, l'une communautaire et l'autre nationale ;
11 Attendu que la possibilité d'un cumul de sanctions ne serait pas de nature à exclure l'admissibilité de deux procédures parallèles, poursuivant des fins distinctes ;
Que, sans préjudice des conditions et limites indiquées en réponse à la première question, l'admissibilité de cette double procédure résulte en effet du système particulier de répartition des compétences entre la Communauté et les États membres dans la matière des ententes ;
Que si, cependant, la possibilité d'une double procédure, devait conduire à un cumul de sanctions, une exigence générale d'équité, telle qu'elle a trouvé par ailleurs son expression dans la fin de l'alinéa 2 de l'article 90 du traité CECA, implique qu'il soit tenu compte de toute décision répressive antérieure pour la détermination d'une éventuelle sanction;
Qu'en tout cas, tant qu'un règlement n'est pas intervenu en vertu de l'article 87, paragraphe 2, e, on ne saurait trouver dans les principes généraux du droit communautaire le moyen d'éviter une telle possibilité, qui laisse entière la réponse donnée à la première question ;
III - Sur la quatrième question
12 Attendu que le juge national demande enfin si, en présence d'une procédure engagée par la Commission contre une entente, il serait compatible avec l'article 7 du traité CEE que l'autorité nationale adopte des mesures répressives à l'égard de cette même entente ;
Que cette question vise en particulier le cas où les autorités d'un État compétentes en matières d'ententes destinent leurs mesures exclusivement aux ressortissants de cet État et, par là, peuvent mettre ces derniers dans une position désavantageuse par rapport aux ressortissants d'autres États membres qui se trouvent dans une situation comparable ;
13 Attendu que l'article 7 du traité CEE interdit à chaque État membre d'appliquer différemment son droit des ententes en raison de la nationalité des intéressés ;
Que, cependant, l'article 7 ne vise pas les éventuelles disparités de traitement et les distorsions qui peuvent résulter, pour les personnes et entreprises soumises à la juridiction de la Communauté, des divergences existant entre les législations des différents États membres, dès lors que celles-ci affectent toutes personnes tombant sous leur application, selon des critères objectifs et sans égard à leur nationalité ;
IV - Sur les dépens
14 Attendu que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes et par les gouvernements, qui ont soumis leurs observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
Que la procédure revêt, à l'égard des parties en cause, le caractère d'un incident soulevé au cours d'un litige pendant devant le Kammergericht de Berlin et que la décision sur les dépens appartient, dès lors, à cette juridiction.
Par ces motifs,
vu les actes de procédure;
le juge rapporteur entendu en son rapport;
les parties au principal et la Commission des Communautés européennes entendues en leurs observations orales ;
l'Avocat général entendu en ses conclusions ;
vu le traité instituant la Communauté économique européenne, et notamment ses articles 3, f, 5, 7, 85, 87, paragraphe 2, e, et 177 ;
vu le règlement n° 17 du Conseil du 6 février 1962 ;
vu le protocole sur le statut de la Cour de justice de la Communauté économique européenne, et notamment son article 20 ;
vu le règlement de procédure de la Cour de justice des Communautés européennes,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le Kammergericht de Berlin (Kartellsenat) conformément à l'ordonnance du 18 juillet 1968, dit pour droit :
1) Tant qu'un règlement adopté en vertu de l'article 87, paragraphe 2, e, du traité n'en a pas disposé autrement, les autorités nationales peuvent intervenir contre une entente, en application de leur loi interne, même lorsque l'examen de la position de cette entente à l'égard des règles communautaires est pendante devant la Commission, sous réserve cependant que cette mise en œuvre du droit national ne puisse porter préjudice à l'application pleine et uniforme du droit communautaire et à l'effet des actes d'exécution de celui-ci ;
2) L'article 7 du traité CEE interdit aux États membres d'appliquer différemment leur droit des ententes en raison de la nationalité des intéressés, mais ne vise pas les disparités de traitement résultant des différences existant entre les législations des États membres, dès lors que celles-ci affectent toutes personnes tombant sous leur application selon des critères objectifs et sans égard à la nationalité.