CJCE, 30 juin 1966, n° 56-65
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Société Technique Minière
Défendeur :
Maschinenbau Ulm (GmbH)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Hammes
Président de chambre :
M. Delvaux
Avocat général :
M. Roemer
Juges :
MM. Donner, Trabucchi, Lecourt
Attendu que, par arrêt du 7 juillet 1965, transmis à la Cour de justice des Communautés européennes le 19 novembre suivant, la cour d'appel de Paris (première chambre) a régulièrement saisi la juridiction communautaire, sur la base de l'article 177 du traité CEE, de questions préjudicielles tendant à l'interprétation de l'article 85 dudit traité;
Que ces questions sont ainsi libellées :
"1. Quelle interprétation convient-il de donner à l'article 85, paragraphe 1, du traité de Rome, et aux règlements communautaires pris pour son application au regard de tout contrat qui, n'ayant fait l'objet d'aucune notification et concédant un "droit exclusif de vente",
- n'interdit pas au concessionnaire de réexporter les marchandises qu'il a acquises du concédant sur tous autres marchés de la CEE,
- ne comporte pas l'engagement du concédant d'interdire à ses concessionnaires des autres pays du Marché commun de vendre ses produits dans le territoire de responsabilité principale du concessionnaire partie au contrat,
- ne fait pas obstacle au droit des commerçants et utilisateurs du pays du concessionnaire de se fournir par importations parallèles près des concessionnaires ou fournisseurs des autres pays du Marché commun,
- soumet à autorisation préalable du concédant la livraison par le concessionnaire de machines susceptibles de concurrencer le matériel faisant l'objet de la concession;
2. La nullité de plein droit prévue à l'article 85, paragraphe 2, du traité de Rome frappe-t-elle l'ensemble du contrat comportant une clause interdite par le paragraphe 1 du même article, ou peut-elle éventuellement être limitée à la seule clause prohibée ?".
Sur la compétence de la Cour de justice
Attendu que la Société Technique Minière, partie à l'instance devant la cour d'appel de Paris, fait grief à celle-ci de poser, sous l'apparence de demandes d'interprétation, de véritables questions d'application relevant de la seule compétence des juridictions nationales;
Attendu qu'aux termes de l'article 177 du traité, la Cour de justice est compétente pour statuer à titre préjudiciel sur l'interprétation et la validité des textes communautaires;
Qu'aux termes du même article toute juridiction d'un Etat membre peut saisir la Cour "si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement";
Que la Cour ne saurait donc s'immiscer dans l'appréciation des motifs par lesquels la juridiction nationale a reconnu cette nécessité;
Que, incompétente pour connaître de l'application du traité à une espéce déterminée, elle peut dégager des éléments de la cause les seules questions d'interprétation ou de validité relevant de ses attributions;
Que d'ailleurs la nécessité de parvenir à une interprétation utile des textes litigieux justifie l'énoncé par la juridiction nationale du cadre juridique dans lequel doit se placer l'interprétation demandée;
Que la Cour peut donc tirer des éléments de droit décrits par la cour d'appel de Paris les précisions nécessaires à la compréhension des questions posées et à l'élaboration d'une réponse adéquate.
Sur la première question relative à l'interprétation de l'article 85, paragraphe 1
Attendu qu'il est demandé à la Cour d'interpréter l'article 85, paragraphe 1, au regard de "tout contrat qui, n'ayant fait l'objet d'aucune notification", a, sous certaines modalités, concédé "un droit exclusif de vente".
Quant à l'absence de notification
Attendu que, pour être interdit comme incompatible avec le marché commun en vertu de l'article 85, paragraphe 1, du traité, un accord entre entreprises doit remplir diverses conditions dépendant moins de sa nature juridique que de ses rapports d'une part avec le "commerce entre les Etats membres", d'autre part avec "le jeu de la concurrence";
Que ledit texte, reposant ainsi sur une appréciation des répercussions de l'accord sous deux aspects relevant d'une évaluation économique, ne saurait donc être interprété comme instituant quelque préjugé que ce soit à l'encontre d'une catégorie d'accords déterminée par sa nature juridique;
Que le contrat par lequel un producteur confie à un distributeur unique la vente de ses produits dans une zone déterminée ne saurait donc tomber automatiquement sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1;
Qu'en revanche, un tel contrat peut réunir les éléments prévus audit texte, en raison d'une situation de fait particulière ou de la rigueur de clauses protectrices de l'exclusivité;
Que les règlements 17-62 et 153-62 n'ayant pu ajouter aux prohibitions édictées à l'article 85, paragraphe 1, l'absence de notification à la Commission, prévue à ces règlements, ne saurait entraîner l'interdiction de plein droit d'un accord, mais seulement porter éventuellement effet au regard de la dérogation de l'article 85, paragraphe 3, s'il devait être établi que cet accord est frappé par l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1;
Que l'interdiction d'un tel accord dépend de la seule question de savoir si, compte tenu des circonstances de l'espèce, il réunit objectivement les éléments constitutifs de ladite interdiction tels qu'ils sont énoncés au paragraphe 1 de l'article 85.
Quant à la nécessité d'un accord "entre entreprises"
Attendu que, pour tomber sous cette interdiction, l'accord doit être intervenu entre des entreprises;
Qu'il n'est fait, par ledit texte, aucune distinction selon que les parties se trouvent placées soit au même stade (accords dits "horizontaux"), soit à des stades différents (accords dits "verticaux") du processus économique;
Que, dès lors, un contrat assorti d'une clause "concédant un droit exclusif de vente" peut remplir cette condition.
Quant aux rapports avec le commerce entre Etats membres
Attendu que cet accord doit être, en outre "susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres";
Que cette disposition, éclairée par la précision liminaire de l'article 85, visant les accords en tant qu'ils sont "incompatibles avec le Marché commun", tend à fixer le champ d'application de l'interdiction par l'exigence d'une condition prévisionnelle reposant sur la possibilité d'une entrave à la réalisation d'un marché unique entre les Etats membres;
Que c'est, en effet, dans la mesure où l'accord peut affecter le commerce entre Etats membres que l'altération de la concurrence provoquée par cet accord relève des prohibitions de droit communautaire de l'article 85, alors qu'au cas contraire elle y échappe;
Que, pour remplir cette condition, l'accord dont s'agit doit, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, permettre d'envisager avec un degré de probabilité suffisant qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre Etats membres;
Que, dès lors, pour rechercher si un contrat, assorti d'une clause "concédant un droit exclusif de vente", relève du champ d'application de l'article 85, il convient de savoir s'il est en mesure notamment de cloisonner le marché de certains produits entre Etats membres et de rendre ainsi plus difficile l'interpénétration économique voulue par le traité.
Quant aux rapports de l'accord avec la concurrence
Attendu enfin que, pour être frappé par l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, l'accord litigieux doit avoir "pour objet, ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun";
Que le caractère non cumulatif, mais alternatif de la présente condition, marqué par la conjonction "ou", conduit d'abord à la nécessité de considérer l'objet même de l'accord, compte tenu du contexte économique dans lequel il doit être appliqué;
Que les altérations du jeu de la concurrence, visées par l'article 85, paragraphe 1, doivent résulter de tout ou partie des clauses de l'accord lui-même;
Qu'au cas cependant où l'analyse desdites clauses ne révèlerait pas un degré suffisant de nocivité à l'égard de la concurrence, il conviendrait alors d'examiner les effets de l'accord et, pour le frapper d'interdiction, d'exiger la réunion des éléments établissant que le jeu de la concurrence a été, en fait, soit empêché, soit restreint ou faussé de façon sensible;
Que le jeu de la concurrence dont s'agit doit être entendu dans le cadre réel où il se produirait à défaut de l'accord litigieux;
Que notamment l'altération de la concurrence peut être mise en doute si ledit accord apparaît précisément nécessaire à la pénétration d'une entreprise dans une zone où elle n'intervenait pas;
Que, dès lors, pour apprécier si un contrat assorti d'une clause "concédant un droit exclusif de vente" doit être considéré comme interdit en raison de son objet ou de son effet, il y a lieu de prendre en considération notamment la nature et la quantité limitée ou non des produits faisant l'objet de l'accord, la position et l'importance du concédant et celles du concessionnaire sur le marché des produits concernés, le caractère isolé de l'accord litigieux ou, au contraire, la place de celui-ci dans un ensemble d'accords, la rigueur des clauses destinées à protéger l'exclusivité ou, au contraire, les possibilités laissées à d'autres courants commerciaux sur les mêmes produits par le moyen de réexportations et d'importations parallèles.
Sur la deuxième question relative à l'interprétation de l'article 85, paragraphe 2
Attendu qu'aux termes de l'article 85, paragraphe 2, "les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit";
Que cette disposition, destinée à assurer le respect du traité, ne saurait être interprétée qu'en fonction de sa finalité communautaire et doit être limitée à ce cadre;
Que la nullité de plein droit dont s'agit s'applique aux seuls éléments de l'accord frappés par l'interdiction, ou à l'accord dans son ensemble si ces éléments n'apparaissaient pas séparables de l'accord lui-même;
Qu'en conséquence toutes autres dispositions contractuelles non affectées par l'interdiction, ne relevant pas de l'application du traité, échappent au droit communautaire.
Quant aux dépens
Attendu que les frais exposés par la Commission de la Communauté économique européenne qui a soumis ses observations à la Cour ne peuvent faire l'objet d'un remboursement;
Que la procédure revêt, à l'égard des parties en cause devant la cour d'appel de Paris, le caractère d'un incident soulevé devant cette juridiction;
Qu'il appartient à ladite Cour d'appel de statuer sur les dépens de la présente instance.
Par ces motifs,
vu les actes de procédure;
le juge rapporteur entendu en son rapport;
les parties au litige originel et la Commission de la Communauté économique européenne entendues en leurs observations;
l'avocat général entendu en ses conclusions;
vu les articles 85 et 177 du traité instituant la Communauté économique européenne;
vu le protocole sur le statut de la Cour de justice de la Communauté économique européenne;
vu le règlement de procédure de la Cour de justice des Communautés européennes,
LA COUR
statuant sur les questions à elle soumises, à titre préjudiciel, par la cour d'appel de Paris, dans son arrêt du 7 juillet 1965, dit pour droit :
En réponse à la première question
Les contrats assortis d'une clause "concédant un droit exclusif de vente" ne réunissent pas, par leur seule nature, les éléments constitutifs de l'incompatibilité avec le marché commun, prévus à l'article 85, paragraphe 1, du traité.
Un contrat de cette catégorie, individuellement considéré, peut cependant, en raison d'une situation de fait déterminée, ou de clauses particulières, réunir ces éléments, lorsque les conditions suivantes sont remplies :
1° L'accord assorti d'une clause "concédant un droit exclusif de vente" doit être intervenu entre entreprises, quelle que soit leur position respective dans les divers stades du processus économique.
2° Il doit, pour relever du champ d'application de l'article 85, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, être de nature à fonder une prévision raisonnable permettant de faire craindre qu'il puisse exercer une influence éventuelle directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre Etats membres, susceptible d'entraver la réalisation d'un marché unique entre lesdits Etats.
A cet égard, il y a lieu notamment d'examiner si l'accord est susceptible de cloisonner le marché de certains produits entre les Etats membres.
3° Il doit avoir, soit pour objet, soit pour effet, d'empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence.
Si l'accord de concession exclusive est considéré dans son objet, cette constatation doit résulter de tout ou partie de ses clauses considérées en elles-mêmes.
Faute de remplir ces conditions, l'accord doit être alors considéré dans ses effets et permettre de constater soit qu'il empêche, soit qu'il restreint ou fausse de façon sensible le jeu de la concurrence.
A cet égard, il y a lieu d'examiner, notamment, la rigueur des clauses constitutives de l'exclusivité, la nature et la quantité des produits faisant l'objet de l'accord, la position du concédant et celle du concessionnaire sur le marché des produits concernés et le nombre de participants à l'accord ou, le cas échéant, à d'autres accords faisant partie d'un même réseau.
En réponse à la deuxième question
La nullité de plein droit prévue à l'article 85, paragraphe 2, vise toutes les dispositions contractuelles incompatibles avec l'article 85, paragraphe 1.
Les conséquences de cette nullité pour tous autres éléments de l'accord ne relèvent pas du droit communautaire;
et décide :
Il appartient à la cour d'appel de Paris de statuer sur les dépens de la présente instance.