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Décisions

CA Paris, 21e ch. C, 16 mars 1999, n° 31486-97

PARIS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Groupe Fleurus Mame (SA)

Défendeur :

Villeret

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Pluyette

Conseillers :

Mme Lebe, M. Matet

Avocats :

Mes Halpern, Pecaut.

Cons. prud'h. Paris, 1re ch., sect. enca…

10 décembre 1996

LA COUR statue sur les appels régulièrement interjetés, à titre principal par la SA Groupe Fleurus Mame et, à titre incident, par M. Michel Villeret, d'un jugement rendu le 10 décembre 1996 par le Conseil des Prud'hommes de Paris, section de l'encadrement, qui a condamné la société Groupe Fleurus Mame à verser à M. Villeret la somme de 263.820 F (deux cent soixante-trois mille huit cent vingt francs) à titre d'indemnité de clientèle, déboutant les parties du surplus de leurs demandes.

Pour un bref exposé des faits et de la procédure, il suffit de rappeler que M. Villeret a été embauché le 19 septembre 1977, avec reprise d'ancienneté au 1er octobre 1976, par la société des Éditions Gamma Jeunesse, par la suite Groupe Nouvelles Éditions Mame, en qualité de VRP.

Chargé de prospecter la clientèle des écoles relevant de l'Éducation Nationale, crèches, maternelles, CES, collèges, lycée, bibliothèques municipales et centrales de prêt, il était rémunéré à la commission, sur la base de 24 % du chiffre d'affaire réalisé, majoré d'1/12e durant les vacances.

Son secteur d'activité, modifié par avenant du 7 juin 1985, comprenait les départements de l'Allier, Nord du Puy-de-Dôme, 18, 49, 72, 79, une partie du 86 et le 87.

A la suite de la fusion intervenue le 1er janvier 1995 entre le Groupe Mame et la société d'Éditions Fleurus, M. Villeret, estimant que son employeur avait modifié de façon substantielle ses conditions contractuelles, en particulier en le concurrençant directement sur son secteur, réduisant ainsi sa rémunération, le mettait en demeure, par lettre du 16 mai 1995, de tirer les conséquences de son refus de telles modifications et de le licencier.

La société contestant les modifications alléguées par M. Villeret, celui-ci prenait acte, par lettre du 29 juillet 1995 de la rupture de son contrat de travail qu'il déclarait imputer dans ces conditions à la société Groupe Fleurus Mame, et l'informait qu'il saisissait de ce litige le Conseil des Prud'hommes qui a rendu le jugement déféré.

Pour rejeter les demandes de M. Villeret tendant à voir reconnaître qu'il avait fait l'objet d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse de la part de la société Groupe Fleurus Mame, le Conseil des Prud'hommes a considéré que si les modifications substantielles du contrat de travail de l'intéressé rendaient la rupture imputable à l'employeur, celle-ci trouvait cependant une cause réelle et sérieuse dans le changement de politique commerciale de la société ayant entraîné ces modifications, changement refusé par le salarié.

Le Conseil des Prud'hommes faisait néanmoins droit à la demande de M. Villeret relative à une indemnité de clientèle, mais en la limitant à un montant de 263.820 F ;

En cause d'appel, la société Groupe Fleurus Mame conclut à l'infirmation du Jugement déféré d'une part en ce qu'il a déclaré que l'employeur avait apporté des modifications substantielles au contrat de travail de M. Villeret et que la rupture de celui-ci lui était en conséquence imputable, et d'autre part en ce qu'il a alloué au salarié une indemnité de clientèle;

La société demande en outre à la Cour de confirmer le jugement déféré pour le surplus, M. Villeret ayant été débouté à juste titre de ses autres demandes.

Le Groupe Fleurus Mame demande enfin à la Cour, à titre reconventionnel, de condamner M. Villeret à lui verser la somme de 50.000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive ainsi celle de 10.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

En réplique, M. Villeret poursuit la confirmation partielle du jugement déféré en ce qu'il a dit que la rupture de son contrat de travail était imputable à l'employeur et lui a alloué une indemnité de clientèle, mais, par voie d'appel incident il en sollicite l'infirmation pour le surplus en soutenant avoir fait l'objet d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse du fait des modifications substantielles apportées à son contrat de travail par l'employeur qui ayant refusé de les reconnaître n'avait pas tiré les conséquences de son refus légitime de les accepter en le licenciant ;

M. Villeret demande à la Cour de condamner la société Groupe Fleurus Mame à lui verser les sommes suivantes :

* 65.955 F (soixante-cinq mille neuf cent cinquante-cinq francs) à titre d'indemnité de préavis,

* 16.942,50 F (seize mille neuf cent quarante-deux francs cinquante centimes), à titre d'indemnité de congés payés de juin à octobre 1995,

* 455.000 F (quatre cent cinquante-cinq mille francs) à titre d'indemnité de clientèle,

* 300.000 F (trois cent mille francs) à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

* 50.000 F (cinquante mille francs) à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral,

A titre subsidiaire, M. Villeret demande à la Cour de condamner la société à lui verser la somme de 21.985 F (vingt-et-un mille neuf cent quatre-vingt cinq francs) à titre de dommages-intérêts pour irrégularité de procédure.

M. Villeret demande à la Cour d'ordonner que l'ensemble de ces sommes lui soient versées avec intérêts au taux légal à compter de l'introduction de sa demande.

Il demande en outre à la Cour d'ordonner à la société de lui délivrer sous huitaine à compter de la présente décision, sous astreinte de 500 F par jour de retard, une lettre de licenciement, des bulletins de salaires correspondant à la période de préavis (août, septembre et octobre 1995), un certificat de travail ainsi qu'une attestation Assedic.

Il demande enfin à la Cour de débouter la société de sa demande reconventionnelle et de la condamner à lui verser la somme de 20.000 F (vingt mille francs) au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Sur ce, LA COUR :

Se référant pour un plus ample exposé des faits et de la procédure au jugement déféré, aux écritures échangées en appel et aux explications des parties.

Considérant que VRP au sein de la société Groupe Fleurus Mame, qui avait fusionné le 1er janvier 1995 avec la société du Groupe Éditions Mame qui l'avait embauché le 19 septembre 1977, M. Villeret, par lettre du 16 mai 1995, a reproché à son employeur, alors qu'il bénéficiait d'une exclusivité de vente, d'avoir apporté des modifications substantielles à son contrat de travail, ce qu'il "n'acceptait pas", en le concurrençant directement auprès de sa clientèle et sur son secteur notamment en changeant sa politique commerciale par la pratique parallèle des ventes par correspondances ainsi que des ventes au détail alors qu'il ne pouvait vendre que par lots, ce qui lui avait causé "un préjudice direct en terme d'activité et donc de rémunération" et de n'avoir pas respecté ses obligations contractuelles, notamment en matière de délais de livraison et lui a demandé en conséquence de le licencier ;

Considérant que la société ayant contesté par lettre du 30 mai 1995 les modifications alléguées, M. Villeret a, par un nouveau courrier du 29 juillet 1995, déclaré à la société qu'il prenait acte de la rupture de son contrat de travail et qu'il lui en imputait la responsabilité.

Considérant que pour prétendre que la rupture est en réalité imputable au seul salarié, la société Groupe Fleurus Mame fait valoir qu'aucune modification substantielle n'a été apportée au contrat de travail de M. Villeret et que la rupture des relations contractuelles devait être analysée en une démission de la part du salarié, cause de surcroît de préjudice pour l'employeur ;

* qu'en effet, M. Villeret, VRP monocarte, ne bénéficiait aux termes de son contrat de travail, d'aucune exclusivité que ce soit sur son secteur géographique ou sur sa clientèle et qu'il ne pouvait dès lors alléguer une quelconque "concurrence";

* que si la société pratiquait des ventes au détail par correspondance, ce n'était pas au détriment du salarié, ce dernier n'étant nullement limité aux ventes par lots, comme il le prétendait à tort, les ventes au détail étant au contraire expressément prévues par la note de service du 7 mars 1995 en ce qui concerne son réseau ;

* que la vente des "nouveautés" dont il prétend avoir été indûment privé, n'était pas du domaine du réseau "écoles" dont il relevait, mais de celui des représentants commercialisant des ouvrages dans un autre circuit de vente, les librairies, le contrat de travail de l'intéressé ne prévoyant pas un tel secteur en ce qui le concernait ;

* que M. Villeret ne pouvait reprocher à son employeur de n'avoir pas respecté ses obligations contractuelles en ce qui concerne les délais de livraison, les problèmes que la société avait connus dans le domaine des livres "de prix" à la suite d'un changement de distributeur, ayant été portés en temps utile à la connaissance des VRP, et donc de l'intéressé, auquel il revenait d'en tenir compte dans ses commandes ;

Mais considérant qu'il résulte des éléments de la cause contradictoirement débattus que la société Groupe Fleurus Mame a effectivement apporté au contrat de travail de M. Villeret des modifications portant sur des éléments essentiels et que c'est à bon droit que ce dernier a pu prendre acte de la rupture des relations contractuelles du fait de son employeur, ;

Considérant en effetque les conditions d'exécution du contrat de travail de M. Villeret ont été modifiées par l'employeur en ce qui concerne la clientèle à laquelle il avait l'habitude de s'adresser dans le cadre du réseau des écoles et établissements assimilés, en dehors de toute considération d'exclusivité, par l'intervention d'une nouvelle politique commerciale, privilégiant la vente par correspondance, sur la base notamment du catalogue Playjeux, ainsi que la vente au détail alors qu'il ressort des pièces communiquées aux débats, et en particulier des notes de la précédente Direction, que la vente par lots était jusqu'alors fortement recommandée aux VRP;

Que s'il relève du pouvoir de Direction de l'employeur de mettre en œuvre une nouvelle politique commerciale, ce que la société revendique et donc reconnaît en l'espèce, c'est à la condition que ce changement n'intervienne pas en violation des obligations réciproques des parties dans le cadre du contrat de travail conclu entre elles et qu'elles donnent lieu à accord dans la mesure où elles constituent des modifications portant sur des éléments essentiels de celui-ci ou à un licenciement régulièrement prononcé en cas de refus légitime de la part du salarié;

Or considérant qu'il ressort des pièces communiquées aux débats, et notamment par l'employeur lui-même, que les modifications susvisées se sont traduites par une réduction importante de la rémunération de M. Villeret, élément essentiel du contrat de travail de l'intéressé, dans la mesure où elles ont entraîné une réduction substantielle de son chiffre d'affaire, directement lié à son activité commerciale par l'attribution des commissions qui constituaient son unique mode de rémunération;

Qu'en effet, les tableaux relatifs aux chiffres d'affaires réalisés par les VRP, montrent que le chiffre d'affaire de M. Villeret est passé de 98.300 F en mars 1994 à 85.082 F en mars 1995, de 65.700 F en avril 1994 à 54.399 F en avril 1995, de 114.470 F en mai 1994 à 91.234 F en mai 1995 et enfin de 67.450 F en juin 1994 à 53.420 F, subissant ainsi une réduction importante de sa rémunération malgré sa grande ancienneté et son expérience qui s'étaient jusqu'alors traduites par des chiffres particulièrement importants, réduction qui pouvait être également observée dans la situation d'autres VRP du même réseau ;

Considérant que s'agissant dès lors d'une modification d'un élément essentiel de son contrat de travail, c'est à bon droit que M. Villeret a pu légitimement la refuser et demander à son employeur de le licencieren conséquence, la rupture des relations contractuelles étant dans ces conditions imputable à l'employeur, auteur des dites modifications ;

Qu'il revenait en conséquence à l'employeur de le licencier pour ce motif ;

Or considérant qu'en l'absence de toute procédure de licenciement, l'employeur s'y étant au contraire expressément refusé dans sa lettre du 30 mai 1995 contestant les modifications invoquées par le salarié, la rupture des relations contractuelles doit être analysée en l'espèce comme un licenciement de fait ;

Que dès lors, intervenu irrégulièrement en violation des articles L. 122-14 et suivants du Code du Travail, car sans convocation à un entretien préalable, sans lettre et donc sans motif, le licenciement de M. Villeret est dépourvu de cause réelle et sérieuse, en application de l'article L. 122-14-4 du Code du Travail dont les conditions sont réunies en l'espèce ;

Que la date de la rupture doit être fixée au 29 juillet 1995, date de la lettre par laquelle M. Villeret a pris acte à bon droit de la rupture de son contrat de travail par l'employeur ;

Que le jugement déféré doit être infirmé de ce chef ;

Considérant, sur le préjudice qu'eu égard aux éléments dont dispose la Cour, et notamment la grande ancienneté de M. Villeret, son salaire des 12 derniers mois précédant la modification de son contrat de travail, soit 21.985 F, ainsi qu'il ressort des pièces communiquées aux débats sur les commissions perçues par le salarié, qu'il y a lieu de lui allouer la somme de 200.000 F à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse toutes causes de préjudice confondues, y compris d'irrégularité de procédure.

Mais considérant qu'en l'absence de preuve de l'existence d'un préjudice moral distinct, il convient de rejeter la demande d'indemnisation présentée de ce chef par M. Villeret.

Considérant qu'il y a également lieu de lui accorder les sommes qu'il réclame aux titres des indemnités de préavis et de congés payés, exactement calculées par ses soins, conformément aux dispositions légales en ces domaines, l'intéressé n'ayant pu prendre ses congés ni exécuter son préavis du fait de l'employeur.

Considérant, sur l'indemnité de clientèle, que M. Villeret la sollicite pour un montant de 455.000 F ; que la société fait valoir qu'aucune indemnité n'est due à ce titre à M. Villeret dès lors que celui-ci n'apporte ni la preuve d'un préjudice, ni ne justifie qu'il ait perdu pour l'avenir le bénéfice de cette clientèle dans la mesure où il a continué à la visiter, pour des produits similaires, sur le même réseau et à des prix identiques ;

Mais considérant qu'en premier lieu, il convient de relever que la rupture a été déclarée imputable à l'employeur ;

Qu'il résulte d'autre part des pièces contradictoirement débattues que M. Villeret a développé de façon très substantielle la clientèle de la société par son action personnelle ainsi que le démontre la progression régulière et importante de son chiffre d'affaires ;

Qu'il ressort en effet des éléments de la cause que M. Villeret a effectivement accru son chiffre d'affaire entre son entrée dans la société et la rupture de son contrat de travail, celui-ci étant passé de 77.985 F en 1976/1977 à 947.289 F en 1993/1994 ;

Qu'il est en outre établi que M. Villeret, postérieurement à son licenciement, a été embauché en tant que VRP à partir du mois d'octobre 1995 auprès d'une SARL dénommée Pluridiffusion, constituée le 11 septembre 1995, employant moins de 11 salariés et que l'activité de M. Villeret au sein de cette petite structure s'exerce dans un secteur différent tant sur le plan géographique qu'en ce qui concerne l'objet même de son activité, s'agissant de ventes de fins de séries et de produits soldés ;

Qu'enfin, M. Villeret, qui exerce également au sein de cette société une activité de formateur, et n'a pu effectuer son préavis du fait de l'employeur dans le cadre de la rupture de fait de son contrat de travail a pu ainsi à bon droit être embauché par la société Pluridiffusion sans pouvoir être accusé de concurrence déloyale ;

Mais considérant que M. Villeret ne justifie pas en cause d'appel d'éléments nouveaux de nature à modifier l'appréciation du montant de l'indemnité de clientèle à laquelle a exactement procédé le Conseil des Prud'hommes,

Qu'il convient dès lors de confirmer le jugement déféré de ce chef.

Considérant qu'il y a lieu en conséquence de débouter la société de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive, aucun exercice du droit d'agir en justice n'étant établi à l'encontre de M. Villeret, les demandes de ce dernier étant au contraire accueillies par la Cour.

Considérant qu'il y a lieu d'ordonner à la société Groupe Fleurus Mame de remettre à M. Villeret les documents qu'il réclame à bon droit, conformément à la présente décision, sans qu'il y ait lieu à astreinte en l'espèce.

Considérant que les circonstances de la cause et l'équité justifient l'application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

Qu'une somme de 8.000 F lui est allouée de ce chef.

Par ces motifs, LA COUR : Confirme le jugement déféré en ce qui concerne l'indemnité de clientèle allouée à M. Villeret ; L'infirme pour le surplus et statuant à nouveau, Dit que la rupture est imputable à la société Groupe Fleurus Mame et qu'elle doit être fixée à la date du 29 juillet 1995. Condamne la dite société à verser à M. Villeret les sommes suivantes : 200.000 F (deux cent mille francs) à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, intérêts au taux légal à compter de la présente décision, toutes causes de préjudice confondues, y compris d'irrégularité de procédure ; 65.955 F (soixante-cinq mille neuf cent cinquante-cinq francs) à titre d'indemnité de préavis ; 16.942 F (seize mille neuf cent quarante-deux francs) à titre d'indemnité de congés payés de juin à octobre 1995 ; ces deux dernières sommes avec intérêts au taux légal à compter de la convocation du défendeur devant le bureau de conciliation ; 8.000 F (huit mille francs) au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Déboute les parties du surplus de leurs demandes, Ordonne à la société de remettre à M. Villeret les documents qu'il réclame ; dit n'y avoir lieu à astreinte. Condamne la société Groupe Fleurus Mame aux dépens.