Livv
Décisions

CA Lyon, ch. soc., 8 janvier 1999, n° 9606152

LYON

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Lemaître

Défendeur :

Scapa Tapes France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Jacquet

Conseillers :

M. Gervésie, Mme Méallonnier

Avocats :

Mes Spee, Fayol.

Cons. prud'h. Bourg-en-Bresse, sect. enc…

15 juillet 1996

I - EXPOSE DU LITIGE

La société Barnier qui en 1987 avait embauché Jean Philippe Lemaître en qualité de VRP multicartes - pour les départements Isère, Savoie et Haute-Savoie - lui a adressé un courrier le 6 juin 1994 d'une part pour l'informer de sa décision " de transformer les contrats de VRP multicartes en VRP exclusif, de modifier les secteurs afin que chaque VRP traite tant la clientèle Grand Public que la clientèle Bâtiment et de remplacer la rémunération à la commission par un salaire fixe augmenté de primes d'objectif ", d'autre part pour lui proposer " par conséquent ... un contrat de travail VRP exclusif sur les départements des régions Midi Pyrénées et Languedoc Roussillon " et la modification de son mode de rémunération.

Jean-Philippe Lemaître qui avait refusé cette proposition par courrier du 4 juillet 1994, et avait reçu notification par courrier du 22 septembre 1994 de son licenciement pour motif économique, a saisi le conseil de prud'hommes de Bourg-en-Bresse pour réclamer indemnisation pour cette rupture qu'il estimait injustifiée.

Jean-Philippe Lemaître a relevé appel du jugement du 15 juillet 1996 qui ne lui a donné satisfaction - partielle - que pour sa demande de commission sur retour d'échantillonnages et l'a débouté de ses autres demandes.

Il soutient d'une part que la société n'a pas respecté les dispositions légales applicables en cas de licenciement collectif pour motif économique, d'autre part que la réorganisation alléguée par la société n'avait pas un caractère radical devant entraîner la rupture de son contrat de travail, que les arguments économiques de la société ne correspondent pas à la réalité et que les propositions lui ont été faites pour provoquer la rupture. Il conclut à la condamnation de la société à lui payer les sommes de 12.000 F à titre de dommages-intérêts pour irrégularité de la procédure, de 296.387,72 F à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, de 208.526,49 F à titre de solde d'indemnité de clientèle, de 74.096 F à titre de commissions sur retour d'échantillonnages, de 24.909,65 F à titre de régularisation des commissions " Brico Marché ", de 4.098,66 F à titre d'indemnité de préavis sur la régularisation des commissions, ainsi qu'une indemnité fondée sur l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

La société qui conclut au déboutement de Jean Philippe Lemaître de toutes ses demandes et à sa condamnation à rembourser la somme de 32.978 F " au titre du trop-perçu de commissions ", répond que le licenciement a été régulier en la forme et justifié, les motifs énoncés étant réels et sérieux.

II - MOTIFS DE LA DECISION

Attendu qu'il est constant que la rémunération de Jean-Philippe Lemaître consistait en une commission sur chiffre d'affaires dont le taux était en principe de 8 % ;

Que la société qui a appliqué sur le chiffre d'affaires " Brico marché " un taux réduit à 2 % prétend que " ce taux de 2 % a été accepté par tous les commerciaux lors d'une réunion de Tours en 1992 à laquelle participait Jean-Philippe Lemaître qui a donné son accord sur cette modification " ; qu'elle invoque cette prétendue convention et le fait que son application n'a - par erreur - pas été immédiate, pour résister à la demande de Jean-Philippe Lemaître tendant au payement d'un rappel de commissions et pour réclamer elle-même remboursement de commissions versées indûment ; que toutefois les témoins dont elle produit les attestations ne précisent pas les conditions [dans lesquelles] a été conclue cette convention et n'indiquent pas que Jean-Philippe Lemaître y a formellement participé ;

Que la preuve n'est donc pas rapportée que Jean Philippe Lemaître a renoncé au taux contractuel de commission de 8 % ; qu'en conséquence la société doit être déboutée de sa demande de remboursement de commissions et condamnée à payer à Jean-Philippe Lemaître la somme de 24.909,65 F dont elle ne conteste pas qu'elle correspond exactement à la différence des commissions dues en application du taux de 8 % et de celles qui ont été versées calculées au taux de 2 % ;

Attendu, sur l'irrégularité de la procédure de licenciement, qu'il est constant que la société envisageait le licenciement d'un autre salarié, Guy Lemaître (père de Jean-Philippe Lemaître et lui aussi VRP multicartes ayant refusé une proposition identique de modification de son contrat de travail) ; que devaient donc être respectées les dispositions légales relatives au licenciement collectif pour motif économique ;

Que Jean-Philippe Lemaître fait uniquement valoir en cause d'appel d'une part que le procès-verbal de réunion du 22 juillet 1994, lors de laquelle le comité d'entreprise a été consulté sur le projet de licenciement, n'a pas été établi par le secrétaire du comité mais a été dicté par Jean Rosuel, directeur général de la société, à sa secrétaire personnelle - ce que conteste la société - d'autre part que ce même procès-verbal contient des erreurs flagrantes et déterminantes ;

Attendu qu'au bas du procès-verbal litigieux ont été apposées deux signatures, l'une sous les mots " le président ", l'autre sous les mots " la secrétaire " ; qu'il ne peut pas en être déduit que la personne qui a apposé la seconde signature était la secrétaire personnelle du président du comité et non pas la secrétaire du comité, étant relevé que trois femmes étaient membres de ce comité et que Jean-Philippe Lemaître ne prétend pas que le secrétaire du comité était un homme ;

Attendu que selon ce procès-verbal le président a indiqué qu'il avait été proposé à Jean-Philippe Lemaître de " devenir exclusif Barnier " sur le secteur géographique qu'il prospectait (région Rhône-Alpes) ; que la société admet que cette mention est erronée mais objecte qu'elle est imputable à la secrétaire du comité ;

Que, quel qu'en soit l'auteur, cette erreur portait sur un élément qui ne pouvait être considéré comme déterminant par le comité et que la validité de la consultation de ce dernier n'en a pas été affectée ;

Que le moyen tiré de l'irrégularité de la procédure n'est pas fondé et que Jean-Philippe Lemaître a été à bon droit débouté de sa demande de dommages-intérêts à ce titre ;

Attendu que les procès-verbaux de réunions du comité d'établissement produits aux débats montrent que dès la fin de l'année 1993 la société a décidé de réorganiser son service commercial et en a informé les représentants du personnel ;

Qu'il est également démontré que la mise en œuvre de cette réorganisation a été effectivement entreprise ;

Qu'il importe peu qu'elle n'ait pas été " radicale " mais progressive et que la société l'ait menée au moins en partie grâce à des transactions et à la cessation de fonction de certains de ses VRP ou agents commerciaux ;

Attendu par ailleurs que les motifs invoqués par la société apparaissent pertinents et conformes à la réalité de l'évolution des rapports commerciaux avec les entreprises de la grande distribution qui constituent l'essentiel de la clientèle Grand Public de la société ; qu'ils justifiaient la décision de regrouper la prospection des clientèles grand public et bâtiment, d'exiger l'exclusivité de ses VRP ainsi que de modifier le mode de rémunération de ces derniers ;

Attendu en revanche qu'aucun de ces motifs ne concerne la répartition des secteurs géographiques et que la société n'a pas apporté d'élément montrant qu'il lui était économiquement nécessaire, ou au moins utile, de changer radicalement le secteur attribué à Jean-Philippe Lemaître ; que le seul argument qu'elle a présenté dans le cadre du débat judiciaire est relatif à l'absence de charge de famille de Jean-Philippe Lemaître, ce qui ne peut pas justifier la décision d'enlever son secteur géographique à ce représentant ;

Que ce dernier produit au contraire un courrier recommandé du 28 avril 1994, adressé par lui-même et son père pour protester contre les pressions exercées sur eux par des membres de la direction de la société, dans lequel est mentionnée l'importante progression du chiffres d'affaires résultant de leurs actions de prospection sur leurs secteurs géographiques respectifs ; qu'il y est également mentionné que ces résultats sont supérieurs à " la moyenne du Département Grand Public " de la société ;

Qu'il apparaît, au vu de ces éléments non contestés, qu'il n'était pas conforme à l'intérêt de la société d'enlever son secteur à Jean-Philippe Lemaître qui y obtenait des résultats satisfaisantset que, sur ce point, la proposition de modification du contrat de travail est injustifiée;

Attendu en conséquenceque le refus que Jean Philippe Lemaître a opposé à cette proposition de modification, qui ne pouvait lui être imposée, ne constitue pas une cause réelle et sérieuse de licenciement;

Que doit être allouée à ce titre à Jean-Philippe Lemaître, compte tenu de son ancienneté, une indemnité de cent mille francs ;

Attendu que la société ne conteste pas devoir un complément d'indemnité de préavis lié à une régularisation de commission intervenue en mars 1995 ; qu'à ce titre elle doit être condamnée à payer la somme de 4.098,66 F ;

Attendu que l'article L. 751-8 du code du travail pose le principe du droit à une indemnité de retour sur échantillonnage ;

Que le rôle du représentant a, certes, été transformé par l'effet de l'évolution du mode de fonctionnement des relations commerciales avec la clientèle Grand Public (grande distribution - accords de référencement) et n'est plus directement " l'obtention de marchés " maisqu'il n'a pas disparu pour autant;

Que la société fait elle-même valoir que la Grande Distribution " impose un certain nombre de contraintes matérielles auxquelles les fournisseurs ne peuvent échapper sous peine de perdre des marchés " et que ces contraintes " nécessitent une présence régulière et importante du représentant auprès du client "; que cette argumentation montre que le représentant participe bien à la réalisation sur son secteur du chiffre d'affaires de son employeur; que tel doit être le cas de Jean-Philippe Lemaître, auquel la société ne reproche pas une activité insuffisante, ce qui suffit à justifier son droit à l'indemnité de retour sur échantillonnage;

Que la somme allouée à ce titre par le premier juge apparaît justifiée ;

Attendu que pour s'opposer à la demande de Jean Philippe Lemaître tendant au payement d'une indemnité de clientèle la société fait valoir qu'elle " lui a versé l'indemnité de rupture prévue par la convention collective des VRP et qui correspond à une évaluation forfaitaire du préjudice que répare l'indemnité de clientèle " et que Jean- Philippe Lemaître ne justifie pas d'un préjudice plus important ;

Que par ailleurs elle conteste le droit de Jean Philippe Lemaître à une telle indemnité " dans la mesure où les référencements nouveaux ou ceux qui ont été réajustés chaque année devant la pression des Centrales d'Achats sont uniquement le fait de l'entreprise et non pas de l'employeur " (sic ; il semble qu'on doive entendre " du représentant ") ; que ce second argument est ruiné par le premier ; qu'au surplus la société ne conteste pas que ses dirigeants ont à plusieurs reprises convoqué Jean-Philippe Lemaître pour lui proposer de lui " racheter " sa carte, ce qui montre qu'elle avait bien conscience du droit de ce représentant à une indemnité de clientèle ;

Que certes les accords de référencement ne sont pas liés à l'action du représentant maisque ce dernier n'a pas pour autant perdu toute fonction dans l'organisation commerciale de l'entreprise, ainsi que cela a été retenu ci-dessus; que la société ne conteste pas que les commissions versées à Jean-Philippe Lemaître ont progressé d'année en année, ce qui traduit un développement de la clientèle située sur son secteur, développement auquel a nécessairement contribué Jean Philippe Lemaître; que la circonstance que ce développement résulte de l'action conjointe de l'employeur et du salarié doit conduire non à la suppression mais à la réduction de l'indemnité de clientèle due à Jean-Philippe Lemaître;

Que l'existence de l'usage allégué par Jean-Philippe Lemaître, selon lequel l'indemnité de clientèle devrait être égale à deux années de commission, ne résulte pas du courrier du 1er mars 1991, unique élément dont il fait état ;

Que compte tenu des éléments de l'espèce cette indemnité doit être fixée à la somme de cent trente mille francs, de laquelle doit être déduite celle qui a déjà été versée à Jean-Philippe Lemaître par la société à titre d'indemnité de rupture ;

Attendu qu'il serait inéquitable de laisser à Jean Philippe Lemaître la charge de tous ses frais non compris dans les dépens ;

Par ces motifs : Confirme les dispositions du jugement déboutant Jean Philippe Lemaître de sa demande d'indemnité pour irrégularité de la procédure de licenciement et portant condamnation de la société Barnier - maintenant dénommée société Scapa Tapes France - à payer à Jean-Philippe Lemaître la somme de 68.661 F à titre d'indemnité de retour sur échantillonnages ; Infirme les autres dispositions du jugement ; La condamne aux dépens ; Et statuant à nouveau, Condamne la société Scapa Tapes France à payer à Jean Philippe Lemaître les sommes de : vingt-quatre mille neuf cent neuf francs soixante-cinq centimes (24.909,65 F) à titre de rappel de commission (client Brico marché) ; quatre mille quatre-vingt-dix-huit francs soixante-six centimes (4.098,66 F) à titre de complément d'indemnité de préavis, cent mille francs (100.000 F) à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, cent trente mille francs (130.000 F) à titre d'indemnité de clientèle sous réserve de déduction de la somme versée par la société à titre d'indemnité conventionnelle de rupture, quinze mille francs (15.000 F) en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Le condamne aux dépens d'appel.