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Décisions

CA Paris, 3e ch. B, 28 juin 2002, n° 1999-22438

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Roux (SA)

Défendeur :

Butagaz (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Thévenot

Conseillers :

MM. Monin-Hersant, Pimoulle

Avoués :

SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, Me Teytaud

Avocats :

Mes Grandjean, SCP Bredin-Prat, Me Pitbon.

CA Paris n° 1999-22438

28 juin 2002

Vu les dernières conclusions, déposées le 18 février 2002 par la société "Roux SA", par lesquelles elle sollicite l'infirmation du jugement dont appel, voir condamner la société "Butagaz" à lui payer la somme de 6.545.454 euros à titre d'indemnité de rupture de contrat d'agent commercial, subsidiairement, d'ordonner une expertise pour l'évaluation de cette indemnité et condamner la société "Butagaz" à lui payer une provision de 4.363.636 euros, avec en tous cas capitalisation des intérêts, voir confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté la demande reconventionnelle de la société "Butagaz", et condamner cette société à lui payer la somme de 30.000 euros par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

Vu les dernières conclusions, déposées le 21 mars 2002 par la société "Butagaz" aux termes desquelles cette société sollicite la confirmation du jugement en ce qu'il déboute la société "Roux SA" de sa demande principale, l'infirmer pour le surplus, pour voir condamner cette société à lui payer la somme de 150.000 euros à titre de dommages et intérêts, subsidiairement débouter la société "Roux SA" de sa demande de provision et ordonner la nomination d'un expert dans le but de déterminer le montant du préjudice subi par la société "Roux SA", en tous cas, la condamner à lui verser la somme de 30.000 euros par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

LES FAITS :

La société "Roux SA" était mandataire de la société "Butagaz" mandante aux termes d'un contrat à durée indéterminée toujours en vigueur depuis l'origine des relations entre les parties, mais dont les stipulations régulièrement actualisées sont mentionnées dans leur dernière version en un écrit du 1er février 1994.

L'article 12-1 prévoit le versement " d'une indemnité compensatrice du préjudice subi qui ne saurait être inférieure à six mois de rémunération totale calculée sur la base de la moyenne des douze derniers mois... ".

L'article 12-2-2 stipule que :

" compte tenu de l'intuitu personnae ayant motivé la signature des présentes, le contrat sera résilié sans préavis ni indemnité dans les cas suivants :

- redressement ou liquidation judiciaire du mandataire,

- un changement significatif dans la répartition du capital de la société du mandataire et de la société holding " RPG " détenant la majorité des actions des établissements Roux Louis et/ou la direction effective par madame Annette Roux sans l'accord préalable et écrit du mandant ".

Par lettre en date du 29 mai 1998, Annette Bénéteau épouse Roux annonçait à la société "Butagaz" la cession de la société "Roux SA" à un tiers, et requérait son accord pour la continuation du contrat de mandat après cette cession.

Par lettre du 8 juin 1998, la société "Butagaz" refusait son agrément.

Après une seconde tentative d'Annette Bénéteau, et un nouveau refus de la part de la société "Butagaz", la première notifiait à la seconde le 9 septembre 1998 la cession de toutes les actions de la société holding au tiers non agréé.

La société "Butagaz" prenait acte de cette situation le 14 septembre 1998 et déclarait qu'elle constituait une rupture du contrat n'ouvrant aucun droit à indemnité.

SUR LE DROIT A INDEMNITE :

En droit, l'article L. 134-12 du Code de Commerce prévoit qu'en cas de cessation des relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi. L'article L. 134-13 prévoit trois cas dans lesquels l'indemnité n'est pas versée : l'accord entre les parties, la faute grave de l'agent, et la rupture des relations due à l'initiative de l'agent non justifiée par le comportement du mandant.

L'article L. 134-16 du Code de Commerce prescrit que toute clause contraire aux dispositions des articles L. 134-12 et -13 est réputée non écrite.

En l'espèce, l'article 12-2-2 du contrat du 1er février 1994 contrarie les dispositions de l'article L. 134-12 du Code de Commerce puisqu'il prévoit une perte de droit à indemnité en faveur de l'agent. Il le fait dans une circonstance non visée à l'article L. 134-13 du Code de Commerce. Cette stipulation contractuelle doit donc être considérée comme non écrite dans la mesure où elle prive l'agent d'indemnité.

La société "Butagaz" ne peut invoquer pour s'exonérer de son obligation de paiement d'indemnité, aucun des cas prévus par l'article L. 134-13 du Code de Commerce :

- il n'y a pas eu accord entre les parties,

- il ne peut être sérieusement soutenu que la cession par une société de ses parts constitue pour son cocontractant habituel une faute grave. Ne constitue pas plus une faute grave le fait d'avoir opéré une cession sans l'agrément de la société "Butagaz" ; la société "Roux SA" ne faisait en cela qu'user de son pouvoir de décision dans les domaines qui la concernent, le défaut d'agrément ne constituant pas un obstacle à la validité de ces décisions, mais simplement entraînant la perte des droits attachés à cet agrément dans la sphère des relations contractuelles.

- la cessation du contrat ne résulte pas d'une initiative de l'agent : la cession non agréée ouvrait seulement droit pour la société "Butagaz", à une rupture ; elle a pris acte de la cession, et s'en est prévalue pour rompre : cette rupture est licite, mais ne la dégage pas de son obligation au paiement d'une indemnité.

Dans ces conditions, et contrairement à ce qu'ont décidé les premiers juges, il y a lieu de faire droit, dans le principe, à la demande de la société "Roux SA".

Il en résulte également que la société "Butagaz SA" doit être déboutée de sa demande d'indemnité pour rupture fautive du contrat par la société "Roux SA", à la charge de laquelle aucune faute ne peut être relevée.

SUR LE MONTANT DE L'INDEMNITE :

Il convient de constater que l'évaluation du préjudice consécutif à la rupture du mandat d'agent commercial peut être faite en considération de deux références :

- la première est constituée par l'article 12-1 du contrat du 1er février 1994 prévoit un montant minimum pour l'indemnité litigieuse ; cette stipulation s'impose aux parties ; elle ne fournit cependant pas d'indication pour la part d'indemnité qui dépasserait ce minimum. Le montant de ce minimum étant fixé à 6 mois de la rémunération totale calculée sur une moyenne mensuelle, il y a lieu de se reporter au contrat pour déterminer ce qu'est la rémunération totale. L'article 5 du contrat permet de le déterminer précisément : la rémunération y est définie dans ses différents éléments, comprenant un forfait de frais fixe couvrant les frais de fonctionnement, immobiliers, informatiques, de cariste et de chariot, les frais d'encadrement et la partie fixe des coûts commerciaux conditionnés et des coûts administratifs. Le montant des commissions versées par la société "Butagaz" à la société "Roux SA" pour les années 1996, 1997 et 1998 tel qu'il est avancé par l'agent commercial, ne fait, en lui-même, l'objet d'aucune discussion entre les parties. Il y a donc lieu de retenir que l'indemnité à allouer à la société "Roux SA" ne pourra être inférieure à 1.100.000 euros.

- la seconde consiste dans la pratique jurisprudentielle courante de fixer l'indemnité à un montant égal à deux ans de commissions. Cette référence courante n'a pas de force obligatoire, et ne peut être utilisée sans être précisément confrontée à la situation concrète ressortant de l'application du contrat entre les parties.

Cette seconde référence ne peut s'appliquer telle quelle en l'espèce. En effet, si d'une part :

- la société "Roux SA" et la société "Butagaz SA" ont eu des relations commerciales au titre du mandat d'agent commercial depuis 1932, ce que le mandant a expressément reconnu dans une lettre du 2 janvier 1967, et ce qui est par ailleurs prouvé par la constance de relations lisibles clairement dans une suite de contrats ayant le même objet, et des parties se succédant les unes aux autres,

- À l'origine de ces relations, la clientèle n'existait pas pour une denrée qui n'était pas antérieurement commercialisée, de sorte qu'elle a été entièrement constituée par la société "Roux SA",

- L'activité issue de l'exécution du contrat de mandat entre les parties a constitué une part très substantielle (environ 41 % de son résultat courant),

Par contre d'autre part :

- les rapports de mandataires à mandant sont substantiellement différents de ce qu'ils sont d'habitude ; notamment, le mandataire prenait en charge les frais fixes pour un montant annuel important (plus de 2.700.000 F en 1997 et 1998), dont il est aussi à relever que, faits de frais de transports et de livraisons, ils n'ont aucune ressemblance avec les frais de fonctionnement très modérés qu'exposent en principe les agents commerciaux,

- en particulier, les frais de publicité et le maintien de la notoriété de la marque ainsi que le savoir-faire général étaient entièrement pris en charge par la société "Butagaz",

- la cession des activités assumées au titre du mandat a entraîné le versement par la société repreneuse, d'une somme importante,

- la rémunération totale versée par la société "Butagaz SA" inclut ainsi des éléments n'entrant pas normalement dans l'évaluation du préjudice de l'agent commercial.

L'évaluation du préjudice par une méthode analogique à celle de l'évaluation du fonds de commerce n'apparaît pas pertinente en l'espèce : si l'activité de la société "Roux SA" pour la société "Butagaz" était très rentable, pour autant, les parties se sont placé dès l'origine, et constamment par la suite dans un cadre contractuel radicalement différent de celui du fonds de commerce, au sein duquel la maîtrise de l'activité de distribution par la société "Butagaz" a toujours été réaffirmée.

La proposition de la société "Roux SA" de retenir un montant égal à 12 fois le montant des résultats courants avant impôts ne peut donc être retenue, puisqu'elle procède de cet esprit. Il est d'ailleurs à constater que l'allocation de cette indemnité reviendrait à donner à la société "Roux SA" le profit de 12 années sans l'exécution des prestations correspondantes, mais avec la possibilité pour la société bénéficiaire à la fois de réorienter ses activités et de tirer un profit supplémentaire de ces indemnités après que le préjudice ait disparu.

Par contre, le résultat courant avant impôts constitue un point de comparaison intéressant ; il peut être rapporté aux deux années qui sont la durée courante pour servir de base de calcul à l'indemnité de rupture ; il peut être observé que ce résultat courant avant impôts et ce qu'est ordinairement le montant des commissions annuelles d'un agent commercial ne sont pas sans analogie, sinon dans l'ordre de grandeur usuel, du moins dans la nature du profit subsistant, dès lors que l'essentiel des frais fixes de la société "Roux SA" était pris en charge par la société "Butagaz".

Or le montant du résultat net avant impôts sur deux années est très voisin du minimum de six mois de commissions que prévoit le contrat du 1er février 1994. Cependant, la Cour ne fixera pas l'indemnité due à la somme de 1.100.000 euros, parce qu'elle ne tient pas suffisamment compte des circonstances exceptionnelles quant à la durée des relations contractuelles et le volume des apports de la société "Roux SA" à la société "Butagaz", qui se rencontrent dans l'espèce.

Ces éléments conduisent à fixer l'indemnité due à la somme de 1.500.000 euros.

SUR LES DEMANDES ANNEXES :

Il apparaît à la lecture des dossiers des parties que la société "Roux SA" a exposé des frais irrépétibles importants qui ont été utiles à la solution du procès. Il apparaît en conséquence équitable de laisser supporter à la société "Butagaz" une part, limitée à 10.000 euros, des frais irrépétibles du procès supportés par la société "Roux SA" et ceci par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La société "Butagaz" sera en outre condamnée aux dépens d'instance et d'appel.

Par ces motifs, LA COUR, - infirme le jugement dont appel, - statuant à nouveau, condamne la société "Butagaz SA" à payer à la société "Roux SA" la somme de 1.500.000 euros à titre d'indemnité de rupture du contrat d'agent commercial, - déboute la société "Butagaz SA" de sa demande de dommages et intérêts, - condamne la société "Butagaz SA" à payer à la société "Roux SA" la somme de 10.000 euros par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, - condamne la société "Butagaz" aux dépens d'instance et d'appel, qui seront recouvrés avec application, au profit des avoués de la cause, de L'article 699 du Code de Procédure Civile.