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Décisions

CA Caen, 3e ch. sect. soc., 9 juin 1997, n° 9502084

CAEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Beleguic, Lemée (ès qual.), AGS-CGEA de Rouen, ASSEDIC de Basse-Normandie

Défendeur :

Choisnet

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Letouze

Conseillers :

M. Deroyer, Mme Clouet

Avocats :

Mes Houssemaine, Duchesne, Dousse, Salmon.

Cons. Prud'h. Rouen, du 22 mars 1995

22 mars 1995

Le 6 novembre 1990, M. Choisnet a été embauché pour une durée de deux ans, en qualité d'apprenti mécanicien, par la Société de fait Beleguic Jacques et Yannick, laquelle exploitait un commerce de cycles, cyclomoteurs, accessoires divers et réparations.

A l'issue de ce contrat, il a été embauché en qualité de main d'œuvre pour une durée indéterminée à compter du 6 novembre 1992 par M. Beleguic Yannick, exploitant depuis le 1er novembre 1992, dans le cadre d'un contrat de location-gérance consenti par la société de fait, la partie " cyclomoteur " du fonds de commerce susvisé, étant précisé que la partie cycles était, depuis la même date, exploitée par M. Jacques Beleguic qui s'était également vu consentir une location-gérance par la société de fait Jacques et Yannick Beleguic.

M. Beleguic Yannick ayant abandonné son commerce le 30 mars 1993 sans avertir quiconque, M. Choisnet a cessé de travailler le 10 avril 1993 après avoir saisi le Conseil de Prud'hommes d'une demande tendant à voir condamner M. Beleguic Yannick à lui payer le salaire correspondant aux jours travaillés en avril 1993 ainsi que diverses indemnités consécutives à la rupture de son contrat de travail.

M. Beleguic Yannick a été mis en redressement judiciaire le 8 novembre 1993 puis en liquidation judiciaire par jugement du 13 décembre 1993 désignant Maître Lemée en qualité de mandataire liquidateur.

L'instruction de l'affaire ayant fait apparaître que M. Beleguic Jacques était copropriétaire du fonds de commerce de cycles-motocycles qu'exploitait M. Beleguic Yannick aux termes d'un contrat de location-gérance, Maître Lemée a appelé en garantie M. Beleguic Jacques sur le fondement des dispositions de l'article 8 de la loi du 20 mars 1956.

Par jugement du 22 mars 1995 rendu en présence de l'ASSEDIC de Basse-Normandie agissant en sa qualité de gestionnaire du FNGS, le Conseil de Prud'hommes a statué en ces termes :

- condamne conjointement Messieurs Yannick et Jacques Beleguic et Maître Lemée, ès qualité à payer à M. Choisnet les sommes suivantes :

-- 7.139,49 F brut diminués de l'acompte de 3.000 F au titre des salaires,

-- 713,95 F brut au titre des congés payés,

-- 11.600 F brut au titre de préavis,

-- 10.000 F au titre des dommages-intérêts pour rupture abusive,

- les condamne à remettre à M. Choisnet les bulletins de salaire correspondants, le certificat de travail, l'attestation ASSEDIC, ces sommes assorties des intérêts légaux à dater du prononcé du jugement,

- déboute M. Choisnet de sa demande d'indemnité pour non respect de la procédure,

- déboute M. Beleguic de sa demande incidente, au titre de l'article 700 du NCPC.

- ordonne l'exécution provisoire du présent jugement concernant les créances salariales,

- condamne conjointement Messieurs Yannick et Jacques Beleguic et Maître Lemée, es- qualité aux dépens.

Appelant de cette décision M. Jacques Beleguic fait valoir en substance :

- qu'il est toujours demeuré étranger au contrat de travail liant son frère Yannick Beleguic à M. Choisnet, n'a nullement conseillé à ce dernier de quitter son travail de la sorte qu'il ne porte aucune responsabilité de la rupture ;

- que l'acompte de 3.000 F perçu par M. Choisnet a été payé non pas par Jacques Beleguic mais par la Sté de fait Jacques et Yannick Beleguic ;

- que la Sté de fait ayant existé avec son frère Yannick a été dissoute ainsi que cela ressort de la réclamation qu'ils ont faite en commun le 9 janvier 1993 ;

- qu'il en résulte que tous les contrats dont elle avait le support sont nuls ;

- que M. Choisnet qui a seul qualité pour le faire n'a pas exercé le recours prévu par l'article 8 de la loi de 1956,

- qu'il n'y a pas eu résiliation de la location-gérance, résiliation qui ne saurait résulter de la seule liquidation judiciaire du gérant de sorte que le fonds n'a pas fait retour au bailleur.

M. Jacques Beleguic demande en conséquence à la Cour de :

- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné M. Jacques Beleguic à payer solidairement avec Maître Lemée, les sommes auxquelles peut prétendre M. Choisnet,

- débouter en conséquence l'ASSEDIC de toutes ses demandes, fins et conclusions,

- condamner l'ASSEDIC et Maître Lemée à lui verser la somme de 8.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC,

- condamner les mêmes solidairement en tous les dépens.

Par voie d'appel incident M. Choisnet fait valoir :

- que la rupture du contrat de travail est bien imputable à l'employeur lequel est parti sans aviser quiconque ni de son départ ni de la date de son retour ;

- qu'il n'est pas sérieux de soutenir qu'il a démissionné et que c'est à l'employeur qui invoque la démission de l'établir ;

- que la procédure de licenciement n'a pas été respectée,

- qu'il a subi, du fait de la rupture abusive de son contrat de travail un préjudice très supérieur à celui qui a été indemnisé par les premiers juges,

- que Jacques Beleguic auquel ne s'appliquent pas les dispositions de l'article 55 de la loi du 25 juin 1985 doit être condamné solidairement au paiement des sommes dues.

Il demande en conséquence à la Cour :

- de le recevoir en son appel incident,

- réformer le jugement du Conseil de Prud'hommes du 22 mars 1995 en ce qui concerne les dommages-intérêts et l'indemnité pour non respect de la procédure,

En conséquence,

- condamner solidairement Maître Lemée, es-qualité et M. Jacques Beleguic à payer à M. Choisnet les sommes suivantes :

-- 34.800 F au titre des dommages-intérêts pour rupture abusive,

-- 5.800 F au titre de l'indemnité pour non respect de la procédure,

- condamner M. Jacques Beleguic au paiement des intérêts au taux légal à compter du jugement du 22 mars 1995,

Pour le surplus,

- confirmer le jugement du Conseil de Prud'hommes,

- dire l'arrêt à intervenir opposable à l'AGS et au CGEA.

Maître Lemée soutient :

- qu'il y a lieu de qualifier le départ de M. Choisnet en une démission puisqu'il a cessé son activité de son propre chef sur les conseils de Jacques Beleguic, et que Yannick Beleguic qui s'est arrêté quelques jours pour raison de santé, n'a jamais souhaité se séparer des services de son salarié,

- qu'on ne peut donc reprocher à Yannick Beleguic un licenciement abusif,

- que la société de fait existe toujours et qu'il résulte des dispositions de l'article 1873 du Code Civil que chaque associé est tenu solidairement à l'égard des tiers des obligations nées des actes accomplis en qualité d'associés par les uns et les autres ;

- que la créance qui est réclamée à M. Yannick Beleguic est aussi la dette personnelle de M. Jacques Beleguic en sa qualité de copropriétaire du fonds de commerce et ce, pendant les six mois de la publication de la mise en gérance libre. Que la demande présentée en première instance par M. Choisnet a été effectuée le 11 mai 1993, soit dans le délai de six mois précité,

- que dans l'hypothèse où la Cour confirmerait les condamnations prononcées en première instance, M. Jacques Beleguic devrait être reconnu également obligé vis à vis de M. Choisnet et qu'il devra garantir l'action dont Maître Lemée, es-qualité, est l'objet.

Maître Lemée demande en conséquence à la Cour de :

- débouter M. Jacques Beleguic de l'ensemble de ses demandes, le dire irrecevable et mal fondé,

- constater que M. Choisnet a bien démissionné et infirmer le jugement entrepris,

- condamner M. Jacques Beleguic à verser à Maître Lemée, es-qualité, la somme de 8.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC,

-- condamner M. Jacques Beleguic en tous les dépens qui seront recouvrés comme en matière d'aide juridictionnelle.

L'AGS et le CGEA de Rouen lequel assure désormais la gestion de l'AGS jusqu'alors confiée à l'ASSEDIC de Basse-Normandie interviennent volontairement et font valoir :

- que le salarié ne peut que solliciter l'inscription sur le relevé des créances salariales des créances dont il peut justifier d'un principe et du quantum,

- que M. Jacques Beleguic n'était pas totalement étranger à la situation de M. Choisnet puisqu'il lui a versé un acompte de 3.000 F et lui a conseillé de quitter l'entreprise ;

- qu'à supposer les créances de M. Choisnet dues, les dispositions de l'article 8 de la loi de 1956 doivent s'appliquer de sorte que M. Choisnet peut obtenir la condamnation de Jacques Beleguic,

- qu'en toute hypothèse, par l'effet de la fin du contrat de location gérance le fonds de commerce a fait retour au bailleur soit à l'associé de fait Jacques Beleguic lequel ne démontre pas que le fonds était inexploitable,

- qu'il conviendra de statuer sur l'imputabilité de la rupture.

L'AGS et le CGEA de Rouen demandent en conséquence à la Cour de :

- les recevoir en leur intervention volontaire,

- donner acte au CGEA de Rouen de sa qualité de représentant de l'AGS dans l'instance,

- mettre en conséquence hors de cause l'ASSEDIC de Basse-Normandie,

Sur le fond :

- réserver CGEA à plus amplement conclure au vu des écrits qui seront établis au nom de Maître Lemée, es-qualité,

- dès à présent,

- confirmer le jugement dont appel en ce qu'il a prononcé la condamnation de M. Jacques Beleguic au paiement des créances revenant à M. Choisnet,

- subsidiairement et en toute hypothèse,

- constater que M. Choisnet ne justifie d'aucun préjudice,

- à supposer la rupture du contrat de travail imputable à l'employeur, le débouter de toute réclamation indemnitaire et entendre réformer le jugement dont appel de ce chef,

- à supposer la rupture du contrat de travail imputable à l'employeur, le débouter de toute réclamation indemnitaire et entendre réformer le jugement dont appel de ce chef,

- déclarer à intervenir opposable à l'AGS et au CGEA de Rouen dans les seules limites de la garantie légale et des plafonds applicables.

Motifs de la décision

1°) Sur la rupture du contrat de travail et ses conséquences

Il est constant que Yannick Beleguic a quitté son commerce le 30 mars 1993 sans en aviser quiconque, sans laisser d'instructions à son salarié ni l'avertir de la durée de son absence et de la date prévisible de son retour.

En disparaissant soudainement de l'entreprise le 30 mars 1993 sans avoir effectué les diligences qui auraient permis à son salarié de percevoir sa rémunération, sans laisser d'instructions à quiconque pour assumer en son absence la marche normale de l'entreprise et sans faire connaître la durée de son absence et la date prévisible de son retour, M. Yannick Beleguic a failli à ses obligations essentielles dans des conditions qui lui rendent la rupture du contrat de travail imputable étant souligné qu'aucun élément ne permet de considérer que M. Choisnet aurait eu la volonté claire et non équivoque de démissionner.

M. Choisnet doit en conséquence être considéré comme ayant été l'objet d'un licenciement irrégulier et dépourvu d'une cause réelle et sérieuse puisqu'il n'y a eu ni entretien préalable ni lettre de licenciement.

Il peut donc prétendre à une indemnité par application des dispositions de l'article L. 122-14-5 du Code du Travail.

Au vu des pièces produites lesquelles chiffrent avec précision son préjudice, il lui sera alloué la somme de 36.000 F à titre de dommages-intérêts pour licenciement irrégulier et abusif.

Le salaire de mars 1993 et avril 1993 n'ayant pas été payé à M. Choisnet il lui est dû sauf à déduire l'acompte de 3.000 F que Jacques Beleguic lui a versé le 4 avril.

M. Yannick Beleguic ayant été mis en redressement puis en liquidation judiciaire en vertu des dispositions de l'article 47 de la loi du 25 janvier 1985 il ne peut être prononcé aucune condamnation contre lui de sorte qu'il sera simplement procédé à la fixation de la créance de M. Choisnet sur la liquidation judiciaire de son ancien employeur.

2°) Sur la condamnation de M. Jacques Beleguic

En vertu de l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 jusqu'à la publication du contrat de location-gérance et pendant un délai de 6 mois à compter de cette publication, le loueur du fonds et solidairement responsable avec le locataire-gérant des dettes contractées par celui-ci à l'occasion de l'exploitation du fonds.

En l'espèce la société de fait Jacques et Yannick Beleguic est bien, aux termes du contrat de location-gérance du 26 novembre 1992, publié le 7 janvier 1993, loueur du fonds de commerce de cyclomoteur à Yannick Beleguic.

D'autre part, la dette de M. Yannick Beleguic à l'égard de M. Choisnet résultant de l'exécution et de la rupture du contrat de travail de ce salarié, elle a bien été contractée par Yannick Beleguic à l'occasion de l'exploitation du fonds et dans le délai de 6 mois à compter du 7 janvier 1993.

Or, contrairement à ce que soutient Jacques Beleguic, cette société de fait n'a pas été dissoute ainsi que cela est démontré d'une part par la déclaration [de] Jacques et Yannick Beleguic ont faite eux-mêmes au Centre de formalité des entreprises le 14 janvier 1993 (la société de fait devient loueur de fonds) d'autre part par le fait qu'après le départ de son frère, Jacques Beleguic a effectué de nombreux encaissements sur le compte n° 60986 V de cette société de fait (cf. pièce n° 9 de Maître Lemée) enfin par l'aveu même de Jacques Beleguic qui indique dans ses conclusions du 22 janvier 1997 (page 2) " l'acompte de 3.000 F a été payé non pas par M. Jacques Beleguic lui-même mais par la société de fait Jacques et Yannick Beleguic. "

Les conditions d'application de l'article 8 susvisé étant réunies, il convient de dire que Jacques Beleguic, associé de la société de fait Jacques et Yannick Beleguic est solidairement responsable des dettes contractées par Yannick Beleguic à l'égard de M. Choisnet.

Sur les frais irrépétibles

Partie succombant dans son appel principal Jacques Beleguic supportera une partie des dépens [et] versera à Maître Lemée es-qualité la somme de 4.000 F au titre des frais irrépétibles.

Par ces motifs, LA COUR, Admet M. Choisnet au bénéfice de l'aide judiciaire provisoire, Fixe la créance de M. Choisnet sur la liquidation judiciaire de Yannick Beleguic aux sommes suivantes : - 4.139,49 F brut au titre du salaire de mars et avril 1993, - 713,95 F brut au titre des congés payés, - 11.600 F au titre du préavis, - 36.000 F à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive, Déclare Jacques Beleguic solidairement tenu avec la liquidation judiciaire de Yannick Beleguic au paiement des sommes ci-dessus allouées et en tant que de besoin le condamner au paiement desdites sommes, Met hors de cause l'ASSEDIC de Basse-Normandie, Reçoit l'AGS et le CGEA de Rouen en leur intervention volontaire, Donne acte au CGEA de sa qualité de représentant de l'AGS, Déclare le présent arrêt opposable à l'AGS et au CGEA de Rouen dans les limites de la garantie légale et des plafonds applicables, Condamne Jacques Beleguic à payer à Maître Lemée la somme de 4.000 F au titre des dispositions de l'article 700 du NCPC, Dit que les dépens seront supportés pour moitié par Jacques Beleguic, pour moitié par la liquidation judiciaire de Yannick Beleguic, liquidation dont ils constitueront des frais privilégiés.