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Décisions

CA Toulouse, 2e ch. sect. 1, 1 mars 1999, n° 97-02439

TOULOUSE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cray Valley (SA), Gazechim (SA)

Défendeur :

Gaches Chimie Spécialité (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Foulon

Conseillers :

MM. Boyer, Charras

Avoués :

SCP Cantaloube Ferrieu, SCP Rives Podesta, SCP Sorel Dessart

Avocats :

Mes Thevenot, Poquillon, Chabaud.

T. com. Toulouse, du 24 mars 1997

24 mars 1997

Par contrat en date du 15 juillet 1984, les sociétés Rhône Poulenc et CDF Chimie, aux droits desquelles vient la société Cray Valley, ont consenti à la société Gaches Chimie Spécialités, l'exclusivité de la revente de leurs résines polyesters pour la région Midi-Pyrénées et plus spécialement pour les départements 09-12-19-31-32-46-65-81 et 82.

Par un avenant en date du 6 mai 1994, le territoire concédé a été étendu aux départements 11 et 66, dès lors que ceux-ci étaient en réalité suivis par la société Gaches Chimie depuis plus de 10 ans.

Par lettre en date du 10 mars 1995, la société Cray Valley a informé son cocontractant de sa décision de mettre fin aux relations contractuelles, en respectant un délai de préavis de quatre mois qui expirait ainsi le 15 juillet suivant.

Le 22 juin 1995, la société Gaches Chimie écrivait à la société Cray Valley qu'à la suite de leurs entretiens téléphoniques, elle notait l'accord verbal pour prolonger le contrat au 31 août 1995, et rappelait son besoin de garder le contrat jusqu'au 31 octobre 1995.

Le 27 juillet 1995, la société Cray Valley répondait que l'état du stock de la société Gaches Chimie lui permettait de faire face à la demande jusqu'au 31 août 1995 et qu'en conséquence, la commande n° 2005 du 13 juillet 1995 n'était pas justifiée pour les besoins du contrat actuel. La société Cray Valley précisait enfin qu'à compter du 1er septembre 1995, l'exclusivité serait confiée à une autre société.

Par deux actes d'huissier en date du 8 janvier et 31 janvier 1996, la société Gaches Chimie Spécialités faisait assigner d'une part la société Cray Valley et d'autre part, la société Gazechim et encore la société Cray Valley.

Elle demandait au tribunal de commerce de dire tout d'abord que la société Cray Valley avait rompu abusivement le contrat de distribution exclusive et avait manqué à son obligation de livrer.

Ensuite, elle demandait au tribunal de constater que la société Gazechim avait commercialisé sur son territoire les produits concédés en exclusivité et que cette violation du contrat n'avait été possible qu'avec l'aide de la société Cray Valley qui n'avait pas ainsi respecté son obligation d'assurer la police du réseau de distribution. Pour ce motif, elle réclamait la condamnation solidaire des deux sociétés à lui verser des dommages-intérêts.

Par jugement en date du 24 mars 1 997, le tribunal de commerce a :

- condamné la société Cray Valley à payer la somme de 200.000 F à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de distribution exclusive.

- condamné in solidum les deux sociétés Gazechim et Cray Valley à payer 100.000 F à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et préjudice commercial;

Les deux sociétés défenderesses étaient aussi condamnées à payer une somme au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Les appelantes

- La société Cray Valley

Pour critiquer ce jugement et en demander sa réformation sauf en ce qu'il a débouté la société Gaches Chimies de sa demande relative au refus de vente, la société Cray Valley fait valoir:

- qu'elle a toujours soutenu son concessionnaire.

- qu'elle n'a jamais participé au démantèlement de son propre réseau de distribution et ne s'est pas livrée à un démarchage irrégulier.

- que c'est par erreur qu'elle avait attribué à Gazechim la concession sur trois départements appartenant à Gaches Chimie.

- qu'en tout état de cause, la société Gaches Chimie n'a subi aucun préjudice,

- qu'elle n'a commis aucun abus de droit en résiliant le contrat dès lors qu'elle ne s'était pas engagée à le maintenir pour toujours.

- qu'elle n'a commis aucun refus de livraison dès lors que celle-ci avait un caractère anormal dans son quantum.

La société appelante sollicite 25.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.

II- La société Gazechim

La société Gazechim qui sollicite aussi la réformation du jugement et réclame 10.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile, soutient :

- qu'elle ignorait que certains des départements que lui avait attribués la société Cray Valley avaient déjà été concédés à Gaches Chimie et qu'ainsi le reproche de concurrence déloyale ne peut lui être fait.

- qu'en tout état de cause, ce n'est que le 6 mai 1994 qu'elle a été avertie de la difficulté et que le reproche de concurrence déloyale ne pouvait être fait qu'à partir de cette date.

- que de toutes façons, elle a immédiatement cessé de procéder au démarchage des clients.

- qu'enfin, en l'absence de relations contractuelles entre Gaches Chimie et elle-même, une mise en demeure de cesser la prospection aurait dû lui être adressée.

A titre subsidiaire, elle demande que le montant des dommages-intérêts soit réduit à une juste proportion.

L'intimée, la société Gaches Chimie Spécialités

La société intimée qui soutient que les deux sociétés appelantes ont agi dans le cadre d'un plan concerté visant à récupérer ses efforts commerciaux, estime que l'attitude fautive des deux sociétés lui a causé un préjudice que seule une expertise sera en mesure d'apprécier exactement. Elle réclame néanmoins à ce titre une provision de 50.000 F et subsidiairement, dans le cas où l'expertise ne serait pas ordonnée, la somme de 500.000 F à titre de dommages- intérêts.

En ce qui concerne la rupture du contrat, elle soutient que celle-ci est abusive et maintient sa demande initiale de réparation à hauteur de 3.100.000 F.

Enfin, elle estime que la société Cray Valley a bien manqué à son obligation de livrer et que ce comportement qui ne peut trouver sa justification au regard du montant de la commande, doit être sanctionné par l'octroi de la somme de 100.000 F à titre de dommages-intérêts.

La société intimée réclame enfin la condamnation in solidum des deux appelants à lui payer 24.120 F en application de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et à la seule société Cray Valley, la somme de 36.180 F sur le même fondement.

Sur quoi, LA COUR

Attendu sur la rupture du contrat de distribution exclusive, que ce contrat signé le 15 juillet 1984 prévoit en son article 10 qu'il est conclu pour une année renouvelable par tacite reconduction et qu'il peut être dénoncé par l'une ou l'autre des parties avec un préavis de quatre mois de la date anniversaire de la signature de celui-ci ;

Qu'en dénonçant cet accord le 10 mars 1995, la société Cray Valley en adonc, formellement, respecté les termes;

Que cependant l'exercice du droit de ne pas renouveler un contrat trouve sa limite dans l'abus qui peut être fait de ce droit; qu'en l'espèce, alors que le contrat s'est normalement poursuivi pendant 11 années, aucun motif n'a été donné à sa non-reconduction et il n'est pas soutenu que la société Gaches Chimie Spécialités ait manqué à ses obligations de distributeur exclusif;

Attendu qu'ainsi que le soutient ladite société, l'abus du droit peut être recherché dans les circonstances qui ont entouré la rupture, indépendamment des modalités de celle-ci;

Or attendu qu'il résulte des pièces contradictoires de la procédure, que dès le mois d'août 1993, la société Gaches Chimie Spécialités a pu constater que son concédant avait accordé une même exclusivité à la société Gazechim pour trois des départements (11-12-66) qui lui avaient déjà été concédés;

Que si la société Cray Valley a admis l'anormalité de cette situation, qu'elle a qualifiée d'erreur et qu'elle a réparée quelques mois plus tard après plusieurs relances de la société Gaches Chimie, ces faits montrent qu'en réalité la société concédante avait déjà commencé à préparer la réorganisation de son réseau de distribution en faveur de la société Gazechim, en anticipant d'ores et déjà les effets d'une rupture programmée de ses relations contractuelles avec la société Gaches Chimie;

Que le premier juge qui a procédé à des constatations identiques, en a exactement déduit que la société Cray Valley avait ainsi abusivement rompu le contrat de distribution exclusive et que la brusquerie d'une telle rupture intervenue après plus de 10 années de relations commerciales, avait nécessairement causé un préjudice à la société Gaches Chimie;

Attendu sur l'évaluation du préjudice que la société Gaches Chimie propose de retenir à titre de critères, la perte de clientèle et la perte de marge sur les produits concédés;

Mais attendu que pour établir exactement la réalité de ces préjudices, la société intimée, qui ne conteste pas avoir, dès le 1er novembre 1995, conclu un nouveau contrat de distribution exclusive avec le concurrent direct de Cray Valley, ne fournit à la Cour aucun élément objectif d'appréciation ;

Qu'elle se borne en effet, aux termes de considération d'ordre général où elle évoque le caractère "indéniable" de son préjudice, à produire une liste des critères retenus par la jurisprudence et une simple attestation de son expert-comptable qui affirme que le taux moyen de marge brute de la famille "résines polyesters" s'établit à 25 %, pour les années 94-95;

Que le vague calcul manuscrit sur la côte d'un dossier à partir de chiffres invérifiables ne saurait remplacer la production d'éléments comptables détaillés et explicites ;

Que de même, et alors qu'il aurait été aisé d'en justifier, la société intimée ne fournit aucune pièce comptable pour établir sa demande de 500.000 F au titre des investissements "importants" qu'elle a dû réaliser;

Que dans ces conditions, compte-tenu des circonstances de la rupture, du montant de 3,3 MF admis par la société Cray Valley comme étant celui des commandes passées par Gaches Chimie en 1994, d'une marge brute qui peut être évaluée eu égard aux usages commerciaux en la matière à 15 %, la Cour fixe à 460.000 F le préjudice subi par la société Gaches Chimie du fait de la rupture abusive du contrat ;

Attendu sur la concurrence déloyale qu'il est constant que la société Cray Valley a, dès août 1993, approvisionné un autre distributeur, la société Gazechim, dans une partie du secteur concédé à la société Gaches Chimie (départements 11-12-66);

Que cet approvisionnement fait au mépris du contrat conclu en juillet 1984 a été officiellement organisé, par la diffusion, auprès de la clientèle, de circulaire mentionnant le 10 novembre 1993, que Cray Valley confiait au groupe Gazechim, "le plus à même d'entretenir avec Cray Valley des relations de partenariat", la distribution des résines polyesters Norsodyne, dans la région Languedoc-Roussillon;

Que ce n'est que le 6 mai 1994, puis le 27 juin 1994, soit après plusieurs mois de violation du contrat d'exclusivité, que la société Cray Valley a entrepris toutes les démarches nécessaires pour rétablir son concessionnaire dans ses droits ;

Que de tels agissements déloyaux constituent la faute contractuelle entraînant la responsabilité de la société Cray Valley;

Attendu en ce qui concerne la société Gazechim qui a elle aussi le statut de distributeur exclusif, que sa responsabilité ne peut être recherchée à l'égard de la société Gaches Chimie Spécialités que sur le terrain quasi-délictuel dès lors que n'est pas démontrée l'existence d'un lien contractuel entre ces deux sociétés;

Que la concurrence déloyale ne peut être en conséquence caractérisée que par la démonstration de la violation, en toute connaissance de cause, par la société Gazechim, du contrat dont bénéficiait la société Gaches Chimie;

Mais attendu qu'il résulte des pièces de la procédure que c'est la société Cray Valley qui a spontanément concédé à la société Gazechim, la distribution exclusive des résines polyesters, notamment pour trois des départements déjà attribués à Gaches Chimie, ou plus exactement pour un des départements visé dans le contrat d'exclusivité (12) et pour deux départements pour lesquels le concédant a ultérieurement reconnu que bien que non compris dans le contrat de distribution exclusive (11 et 66), ils devaient faire l'objet d'une protection dès lors que la société Gaches Chimie y déployait depuis toujours son activité commerciale;

Que jusqu'à la date à laquelle la société Cray Valley a rétabli la société Gaches Chimie dans ses droits (6 mai 1994), puis a annulé le précédent contrat de Gazechim (le 29 juin 1994), pour redistribuer le secteur de cette société, aucune faute ne peut être reprochée à la société Gazechim qui se voyait officiellement concéder des droits par son fournisseur ;

Qu'en ce qui concerne la période postérieure, il incombe à la société Gaches Chimie de démontrer que le démarchage de sa clientèle s'est poursuivi ;

Attendu sur ce point, que la société Gaches Chimie produit aux débats diverses factures émanant de la société Gazechim datées de janvier 1995, avril 1995, mai 1995, juin 1995, qui montrent que cette société livrait des résines polyester à des clients domiciliés sur les départements 31 et 12 qui ne faisaient pas partie de son réseau de distribution et qui, pour l'un d'entre eux (12) était de ceux qui lui avait été retiré le 29 juin 1994 ;

Que le démarchage d'une clientèle en dehors du territoire concédé est constitutif d'un acte de concurrence déloyale entraînant la responsabilité de son auteur;

Attendu sur les conséquences de ces agissements, que la société Gaches Chimie estime que son préjudice consiste notamment dans la perte de marge sur le produit concédé, et qu'elle fixe celle-ci à 0,25 %;

Mais attendu qu'alors qu'elle aurait pu fournir des éléments comptables précis permettant de situer l'évolution de son chiffre d'affaires par département, pendant la période de janvier à juin 1995 au cours de laquelle elle établit que quelques-uns de ses clients ont été démarchés par Gazechim et pour la période août 1993 à fin juin 1994, pendant laquelle la société Cray Valley a méconnu son droit de distributeur exclusif, la société Gaches Chimie se contente, là encore, de procéder par affirmation ;

Qu'il en est de même pour ce qui concerne le taux de la marge qu'elle décrète péremptoirement être de 25 %, chez elle, et non de 15 %;

Attendu cependant que si cette carence dans l'administration de la preuve interdit à la société Gaches Chimie de réclamer une expertise, il convient aussi de relever que les deux sociétés appelantes qui auraient pu critiquer utilement la liste des clients détournés et le tonnage vendu selon les estimations de la société Gaches Chimie, se contentent elles aussi de simples dénégations;

Qu'en l'état de la procédure, la Cour fixe globalement le montant des dommages-intérêts à la somme de 400.000 F dont 100.000 F seront supportés in solidum par les deux sociétés appelantes;

Attendu sur le grief de refus de livrer une commande, que la société Gaches Chimie reproche à la société Cray Valley d'avoir, alors qu'elle était toujours tenue dans le lien contractuel, refusé d'honorer une commande n° 2005 du 13 juillet 1995, portant sur 40 tonnes de résines et ce au motif qu'elle n'était pas justifiée par les besoins du contrat actuel (lettre du 2 août 1995)

Que le bien fondé de ce grief, dont la preuve incombe au fournisseur, doit être examiné au regard des dispositions contractuelles puisque la société Cray Valley était le seul fournisseur de la société Gaches Chimie;

Or attendu que n'est fourni aux débats aucun relevé des clients et tonnages par trimestre et année alors que l'article 4 du contrat prévoit l'établissement de tels documents ; qu'en effet, seuls des états des commandes permettraient à la Cour d'apprécier, eu égard à la période où la commande a été faite et aux tonnages antérieurs, si la commande litigieuse présentait ou non un caractère anormal et révélait la volonté de la société Gaches Chimie, non pas de satisfaire des clients immédiatement, mais de se constituer un stock avant le terme du contrat prévu pour le 31 août suivant ;

Que les quelques pièces produites par la société intimée permettent de noter que le tonnage litigieux (40 tonnes) n'était pas exceptionnel, puisque déjà le 31 mai 1995, une même commande avait été passée et satisfaite et qu'il n'était pas exorbitant au regard de l'évolution du chiffre d'affaires de la société Gaches Chimie.

Que dans ces conditions et contrairement à l'opinion des premiers juges, il n'apparait pas que la société Cray Valley ait été contractuellement en droit de refuser la commande du 13 juillet 1995 ;

Qu'en conséquence, il sera alloué à la société intimée, la somme de 30.000 F en réparation du préjudice qu'elle a subi du fait de ce comportement fautif;

Attendu enfin que les sociétés appelantes qui succombent dans leurs prétentions supporteront la charge des dépens de l'intégralité de l'instance dans la proportion de 2/3 pour la société Cray Valley et 1/3 pour la société Gazechim;

Que l'équité commande de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile selon les modalités prévues au présent dispositif;

Par ces motifs : Déclare les sociétés Cray Valley et Gazechim recevables mais mal fondées en leur appel ; Confirme dans son principe le jugement en ce qui concerne le caractère abusif de la rupture du contrat et les agissements de concurrence déloyale ; Le réforme pour le surplus et statuant à nouveau ; Condamne la société Cray Valley à payer à la société Gaches Chimie Spécialités, la somme de 460.000 F (quatre cent soixante mille francs) à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat ; Condamne in solidum les sociétés Cray Valley et Gazechim à verser à la société Gaches Chimie Spécialités la somme de 100.000 F (cent mille francs) à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale et la société Cray Valley seule, à payer la somme de 300.000 F (trois cent mille francs) sur le même fondement ; Condamne la société Cray Valley à payer à la société Gaches Chimie Spécialités la somme de 30.000 F (trente mille francs) à titre de dommages-intérêts pour refus de livrer une commande ; Condamne la société Cray Valley et la société Gazechim à supporter les dépens de l'intégralité de l'instance dans la proportion respective de 2/3 et 1/3 ; Condamne enfin la société Cray Valley à payer à la société Gaches Chimie Spécialités la somme de 20.000 F (vingt mille francs) au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile et la société Gazechim à payer la somme de 8.000 F (huit mille francs) sur le même fondement. Accorde à la SCP d'avoués Sorel-Dessart qui le demande, le bénéfice de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.