CA Paris, 5e ch. B, 17 septembre 1998, n° 96-12862
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Ohayon
Défendeur :
Castrol (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Leclercq (Conseiller faisant fonction)
Conseillers :
M. Bouche, Mme Cabat
Avoués :
SCP Lagourgue, SCP Bernabé-Ricard
Avocats :
Mes Lacroix, Kamm.
Considérant que Simon Ohayon a fait appel d'un jugement contradictoire du 21 février 1996 du Tribunal de Commerce de Paris qui a retenu la compétence de cette juridiction, a condamné la société Castrol France à lui verser 160.000 F d'indemnité contractuelle de résiliation de contrat de distribution, l'a condamné à verser à la société Castrol France un solde de factures de 343.868,40 F, a ordonné la compensation de ces sommes et dit que le solde produirait des intérêts au taux légal à compter du 1er juin 1994, a rejeté les autres demandes et a partagé par moitié les dépens;
Qu'il soutient que le contrat de distribution de lubrifiants "marine" qu'il avait conclu le 23 janvier 1991 avec la société Castrol France, lui conférait une exclusivité dans le territoire concédé, puisqu'il fallait un cas de force majeure, selon l'article 14 de la convention, pour que le contrat soit suspendu et que la société Castrol France puisse "distribuer ou faire distribuer les produits sur le territoire par d'autres moyens" ;
Qu'il ajoute que le fait qu'il ait fallu qu'il autorise la société Castrol France le 26 août 1993 à livrer des produits à la société Isopack confirme qu'il disposait d'une exclusivité ; qu'il en déduit qu'il était en droit de s'opposer à ce que la société Isopack entre dans le réseau qu'il avait constitué, et démarche ses clients et que la société Castrol France a rompu unilatéralement et de façon abusive un contrat qui lui interdisait par contre de distribuer les produits des concurrents de la société Castrol ;
Qu'il soutient que les investissements qu'il a réalisés au profit de la société Castrol, et les risques qu'il a pris, impliquaient une continuité de leurs relations, et que la société Castrol qui n'avait pas de motif légitime de rupture, a résilié déloyalement le contrat de distribution afin de s'approprier la clientèle qu'il avait constituée ; qu'il précise que deux experts ont successivement évalué son préjudice à 2.946.963,44 F et 4.136.491,34 dirhams et qu'il est en droit de demander paiement de 1.900.000 F, imputation faite du solde de factures dû ;
Qu'il sollicite subsidiairement une contre-expertise et en toute hypothèse le paiement de 20.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;
Considérant que la société intimée conclut sous le nom de société Castrol immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Versailles qu'elle demande la confirmation du jugement sauf en ce qu'il a accordé à Simon Ohayon 160.000 F d'indemnité de résiliation, et la condamnation de Simon Ohayon à lui verser 343.868,40 F avec intérêts au taux légal à compter de la demande ;
Qu'elle rappelle qu'elle a concédé le 23 janvier 1991 à Simon Ohayon la distribution de ses huiles et graisses "marine" sur le territoire marocain et qu'elle a rompu les relations contractuelles le 27 septembre 1993 parce que Simon Ohayon a refusé d'entrer à sa demande dans " une construction à trois" impliquant la société Isopack ;
Qu'elle ajoute qu'elle disposait en plus de Simon Ohayon de deux distributeurs en territoire chérifien mais n'y avait aucun monopole ; qu'elle se défend d'avoir prospecté ni directement ni indirectement la clientèle de Simon Ohayon et conteste que ce dernier ait réalisé des investissements et pris des risques financiers puisqu'il ne lui réglait ses achats que 180 à 220 jours après avoir revendu les produits ;
Qu'elle reproche à Simon Ohayon de continuer à lui devoir 343.868,40 F de marchandises livrées, de lui avoir restitué des produits en mauvais état et d'avoir violé la clause de non-concurrence d'une durée de six mois qu'il avait acceptée, en devenant aussitôt l'agent du concurrent Texaco ;
Qu'elle ajoute que l'article 11 du contrat de distribution sanctionne la défaillance du distributeur d'une déchéance de son droit à toute indemnité ou rémunération et subsidiairement que l'indemnité de résiliation, égale à 20 % du montant hors taxes des factures du trimestre précédent, ne peut dépasser 120.000 F ;
Qu'elle conteste la pertinence des rapports unilatéraux d'expertise et observe que Simon Ohayon qui n'a perdu qu'une chance de renouvellement du contrat, n'a subi qu'un préjudice éventuel ;
Considérant qu'aucune des parties ne se prévaut en appel de la clause d'arbitrage dont les premiers Juges ont constaté avec pertinence qu'elle avait été novée en clause de tentative d'une conciliation qui a échoué ;
Considérant que la société Castrol France et Simon Ohayon domicilié à Agadir ont conclu le 23 janvier 1991 à effet du 1er janvier 1991 un " contrat de distribution " de lubrifiants Castrol destinés aux armements de pêche ayant leurs sièges au Maroc, d'une durée d'un an renouvelable automatiquement pour des périodes successives de douze mois à défaut de préavis écrit adressé trois mois avant l'expiration de la période en cours ;
Que la société Castrol France a résilié le contrat par lettre du 27 septembre 1993 sans offrir de verser une indemnité au motif qu'elle comptait constituer une société au Maroc qui "regrouperait l'ensemble de ses activités sur ce territoire"; que l'article 6 du contrat lui faisait obligation de verser à son distributeur, dans l'hypothèse d'une résiliation à l'initiative du concédant, une indemnité égale à 20 % du montant hors taxes des ventes facturées durant le semestre précédant le date de résiliation, cependant que le distributeur déclarait à l'article II, en contradiction avec la clause pénale précédente, "renoncer à réclamer toute indemnité ou rémunération notamment toute indemnité de clientèle du fait de la résiliation pour tout motif qui pourrait être évoqué par l'une des deux parties" et à l'article 7 s'interdire toute activité concurrente directe ou indirecte au Maroc pendant une durée de six mois après la résiliation ;
Considérant qu'il résulte d'un rapport de l'expert comptable marocain Mohamed Loudiyi, commis par ordonnance du Président du Tribunal de première instance d'Agadir, qui a procédé à une enquête auprès des armateurs de pêche côtière ou hautière marocains, que le gouvernement chérifien a contraint les sociétés de pêche hautière à se replier sur les ports marocains d'Agadir et de Tan Tan, que lorsque ce regroupement s'est achevé, les sociétés Shell et Afriquia disposaient d'un quasi-monopole de l'approvisionnement en carburants et lubrifiants "marine" et que la société Castrol France a fait appel à Simon Ohayon pour implanter ses lubrifiants sur ce marché marocain fermé parce qu'il s'agissait d'un homme d'affaires respecté à Agadir et bien introduit dans ce domaine d'activité sur le plan régional ;
Que la société Castrol France n'établit nullement le contraire ; que le préambule du contrat précise qu'" afin de développer la vente aux pêcheries d'Agadir des lubrifiants marine " qu'elle vend sous la marque Castrol, "elle désigne Simon Ohayon comme son distributeur pour la livraison de lubrifiants Castrol à ses clients dans le territoire" c'est-à-dire " aux armements de pêche ayant leurs sièges sociaux au Maroc " ; que la société Castrol France revendique pour toute antériorité de la distribution de ses produits au Maroc, sans même en justifier, des accords avec une société SLPC Marbar de Casablanca qui n'est pas un port de regroupement des bateaux de pêche marocains, et avec une société Sepic dont le siège n'est pas précisé et qui ne distribuerait que des lubrifiants destinés à l'industrie ;
Que Simon Ohayon peut à juste titre soutenir que le contrat du 23 janvier 1991 faisait de lui un distributeur exclusif au Maroc des lubrifiants "marine" de marque Castrol destinés aux sociétés de pêche marocaines et plus particulièrement à celles implantées à Agadir; qu'il y était l'unique distributeur; que l'emploi du pronom "son" et l'absence de définition de la moindre limite territoriale l'établissent; que la loyauté élémentaire exigeait que la société Castrol France ait informé Simon Ohayon du contraire si elle entendait se réserver le droit de faire appel à d'autres distributeurs;
Que les investissements opérés par Simon Ohayon au port d'Agadir ne s'expliquent enfin que par l'assurance qu'il avait de disposer d'une exclusivité qui n'était que le corollaire de celle qu'il accordait à la société Castrol France pour la commercialisation des lubrifiants, par des clauses de non-concurrence et d'agrément préalable de la société Castrol pour tout approvisionnement extérieur rendu indispensable du fait d'un arrêt par force majeure des livraisons de produits Castrol, lesquelles n'utilisent elles aussi aucun des termes exclusivité, exclusif ou exclusivement;
Considérant que les premiers Juges ont relevé que le 26 août 1993 Simon Ohayon avait "autorisé à titre exceptionnel" la livraison d'un ou de plusieurs conteneurs d'huiles Castrol à la société Isopack qui lui sera par la suite substituée au point de reprendre une partie des stocks ; que la société Castrol France reproche à Simon Ohayon d'avoir "refusé, après une réunion du 26 août 1993 consacrée à ce sujet, d'entrer dans une construction à trois" comprenant le fabricant Castrol France et les distributeurs Simon Ohayon et Isopack; que l'intimée ne peut contester qu'elle a tenté en vain d'imposer à Simon Ohayon une renonciation à l'exclusivité qui lui avait été consentie, ce que confirme un télex du 10 janvier 1994 dont les précisions ne sont pas démenties;
Considérant que la lettre de résiliation ne fait état d'aucun grief à l'encontre de Simon Ohayon ; que la société Castrol France tente tardivement de justifier sa décision en arguant :
- d'un arriéré non contesté de paiement de livraisons qui n'est pas justifié dans le dossier remis à la Cour ce qui interdit d'y trouver une faute d'autant qu'en tirant argument de ce que Simon Ohayon payait ses achats 180 à 220 jours après la revente des produits pour s'imputer à elle-même la totalité des risques, la société Castrol France reconnaît qu'elle accordait de très larges délais de paiement,
- d'une mauvaise conservation des stocks de produits livrés qu'elle ne peut justifier par la seule production de documents constatant des avaries imputables à un défaut d'arrimage sur le bateau assurant le transport des fûts,
- d'une violation de la clause de non-concurrence qui se situe après l'expiration du contrat de distribution et qui ne pourrait au surplus être retenue que si cette clause n'était pas abusive dès lors qu'elle privait Simon Ohayon de toute faculté de satisfaire ses clients en produits de remplacement pendant une durée propre à capter frauduleusement sa clientèle ;
Que la lettre de résiliation comporte au surplus un motif inexact en ce qu'elle fait état de la création par la société Castrol France d'une filiale marocaine alors que la concession dont Simon Ohayon disposait, a été attribuée à la société indépendante Isopack ;
Considérant que par fax des 28 septembre 1993 et 10 janvier 1994 Simon Ohayon a protesté contre la résiliation de son contrat de distribution en exposant qu'il avait fallu beaucoup d'insistance pour qu'il accepte d'implanter les produits de la marque Castrol sur le marché d'Agadir accaparé par deux sociétés concurrentes, qu'il avait dû réaliser plus d'1.500.000 F d'investissements pour parvenir à "imposer" la marque et vendre près de vingt tonnes de produits par mois et qu'il n'avait "encore rien gagné" lorsqu'il a été privé de la possibilité de profiter des efforts accomplis durant trois ans au bénéfice du groupe Castrol ;
Que la société Castrol France ne conteste nullement les termes de ces fax ; qu'ils sont au surplus confirmés par l'enquête réalisée par l'expert judiciaire Mohamed Loudiyi ; qu'il en résulte qu'à l'occasion de l'arrivée d'un nouveau "directeur lubrifiants marine" qui a cédé aux promesses de plus grande efficacité de la société Ispoack, la société Castrol France a décidé de substituer celle-ci à Simon Ohayon sans se soucier de permettre à ce dernier de rentabiliser ses investissements;
Qu'il suffit de se reporter aux échanges de fax pour constater qu'elle a choisi cette solution déloyale parce qu'il lui a paru à tort que l'absence d'utilisation des termes "exclusivité, exclusif ou exclusivement" lui permettrait de nier une exclusivité qui avait été réellement convenue, dont la preuve est libre et qui a été effective, et qu'elle croyait le risque qu'elle prenait, limité par la clause pénale de l'article 6 elle-même réduite contradictoirement à néant par la renonciation à indemnisation de l'article 11-4 du contrat;
Considérant qu'à ce stade de la réflexion il convient que les parties s'expliquent sur le droit du co-contractant dont le contrat est résilié à obtenir réparation de son préjudice, la portée de la clause pénale dont l'article 1152 du Code Civil autorise la diminution ou l'augmentation si elle s'avère manifestement excessive ou dérisoire, et sur la validité de la clause de renonciation susvisée qui ne serait jamais qu'une des nombreuses clauses apparemment léonines et abusives d'un contrat propre à faciliter une captation parasitaire de la clientèle du concessionnaire dès que celui-ci est parvenu à implanter la marque ;
Par ces motifs, Infirme la décision déférée en toutes ses dispositions, Constate que Simon Ohayon était distributeur exclusif des produits "marine" Castrol auprès des sociétés de pêche ayant leur siège au Maroc, Déclare déloyale et abusive la résiliation du contrat de distribution du 23 janvier 1993, Ordonne la réouverture des débats, Fixe la nouvelle clôture de la mise en état au 26 février 1999 et les nouvelles plaidoiries au 12 mars 1999 Réserve les dépens.