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Décisions

CA Rouen, 2e ch. civ., 20 novembre 1997, n° 9504123

ROUEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Evreux Diffusion Presse (SA)

Défendeur :

Société Normande de Presse Républicaine

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Credeville

Conseillers :

MM. Dragne, Pérignon

Avoués :

SCP Reybel-Theubet, SCP Hamel-Fagoo

Avocats :

Mes Bidault, Mura.

T. com. Rouen, du 30 juin 1995

30 juin 1995

FAITS ET PROCÉDURE

La Société Normande de Presse Républicaine (SNPR) qui édite le journal Paris-Normandie a consenti le 9 novembre 1992, à Evreux Diffusion Presse, dont le PDG est Monsieur Gruchot qui exploite à Evreux la Maison de la Presse, un contrat de dépositaire en vue de la répartition et la vente de ce quotidien pour le secteur d'Evreux, moyennant la reprise de tous les exemplaires invendus en bon état ;

L'article 9 du contrat renvoie pour la rémunération du dépositaire à l'article 7 de la Convention : "Le dépositaire perçoit une remise de 23 % sur tout exemplaire vendu", étant entendu que sur la remise de 23 % constituant la commission convenue au profit de la société Evreux Diffusion Presse, celle-ci avait à rémunérer d'une part, les sous dépositaires, et d'autre part, les vendeurs-colporteurs indépendants, à mesure que ces derniers viendraient remplacer les vendeurs administratifs qui étaient eux, des salariés de la Société Normande de Presse Républicaine ;

L'organisation de la vente et de la distribution du quotidien Paris-Normandie dans le secteur d'Evreux, telles qu'elles résultent du contrat et de son annexe sont les suivantes :

A - Le dépositaire est Monsieur Gruchot (Evreux Diffusion Presse) ;

B - Le dépositaire doit entretenir un réseau de "diffuseurs" dénommé également "sous-dépositaires" (article 5). Les sous dépositaires vendent le journal au public dans leur établissement (bar ou autres commerces...) ;

C - Le dépositaire doit également sur le secteur entretenir un réseau de vendeurs-colporteurs de presse, en veillant à ce que les quartiers du secteur fassent l'objet ainsi de tournées de portage ;

D - L'annexe au contrat contient la condition particulière suivante : "le portage est actuellement assuré par quatre vendeurs administratifs qui, lors de leur départ éventuel, seront remplacés par des indépendants en prise directe avec le dépositaire" ;

A l'occasion de l'application de la condition particulière de l'annexe du contrat relative au remplacement des vendeurs administratifs par des indépendants, une difficulté est apparue ;

Par lettre du 24 janvier 1994, la société Evreux Diffusion Presse signalait à Paris-Normandie, l'inadaptation du système qui selon elle aboutissait à ne laisser aux vendeurs colporteurs qu'une rémunération insignifiante et dénonçait ses engagements concernant le portage ;

La Société Normande de Presse Républicaine par courrier du 31 janvier 1994, répondait en indiquant la mise en place à compter du 1er janvier 1994, d'une allocation de 0,52 F par journal porté et encaissé par les vendeurs-colporteurs d' Evreux Diffusion Presse "qui restait libre de verser à ses vendeurs-colporteurs un complément sur sa propre marge" ;

La société Evreux Diffusion Presse reconnaissait que "la dénonciation de ses engagements afférents au portage n'avait plus lieu d'être" ;

Mais le 16 février 1994, la Société Normande de Presse Républicaine écrivait, tout en confirmant l'allocation de portage de 0,52 F pour les vendeurs-colporteurs : "nous tenons à vous confirmer qu'une demande d'information eût été préférable à un courrier recommandé avec AR dénonçant vos engagements sans autre discussion préalable. En conséquence de votre attitude dans cette affaire, nous ramenons votre commission de dépositaire à 21% compter du 1er mars 1994" ;

La société Evreux Diffusion Presse, par lettre du 23 mars 1994, contestait cette réduction unilatérale et par lettre recommandée avec accusé réception du 20 mai 1994, la Société Normande de Presse Républicaine notifiait à Monsieur Gruchot qu'elle mettait fin unilatéralement aux accords se prévalant pour cela de l'article 3 du contrat qui dispose : "En raison de ses caractères spécifiques, la présente convention est en outre révocable au gré de l'éditeur, sans qu'il ait à indiquer de motif, ni à payer d'indemnité..." ;

Selon acte du 22 juin 1994, la société Evreux Diffusion Presse a assigné la Société Normande de Presse Républicaine Journal Paris-Normandie devant le tribunal de commerce de Rouen, pour :

- voir dire et juger que la réduction unilatérale du taux de remise constitue une violation des dispositions contractuelles, qu'en conséquence le contrat de dépôt de presse du 9 novembre 1992 a été rompu du fait des agissements fautifs de la Société Normande de Presse Républicaine et en conséquence prononcer la résiliation dudit contrat aux torts de la Société Normande de Presse Républicaine;

- voir déclarer nulle la clause de révocation ad nutum sans motif ni indemnité ;

- subsidiairement, et pour le cas où cette clause de révocation ne serait pas jugée nulle, voir constater que la Société Normande de Presse Républicaine a commis un abus dans l'exercice du droit de révocation ;

- voir constater que la Société Normande de Presse Républicaine a repris en direct l'ensemble de la diffusion du quotidien sur le secteur à compter du 1er juin 1994, et qu'en conséquence, elle doit de toute manière l'indemnité dûe au dépositaire sortant, puisque la Société Normande de Presse Républicaine ne peut pas invoquer et encore moins prouver une faute de la société ;

- s'entendre condamner en toute hypothèse, la Société Normande de Presse Républicaine Paris-Normandie à lui payer une somme de 556.715,73 F calculée conformément aux usages en vigueur dans la presse, avec intérêts de droit à compter de la demande, ainsi qu'une indemnité au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Le tribunal de commerce de Rouen, le 30 juin 1995 après avoir jugé que le contrat la liant à la Société Normande de Presse Républicaine était révocable ad nutum, a condamné la Société Normande de Presse Républicaine à payer à la société Evreux Diffusion Presse non pas la somme de 556.715,73 F demandée, mais celle de 100.000 F à titre d'indemnité, pour rupture du contrat du fait des agissements fautifs de la Société Normande de Presse Républicaine aux motifs :

- d'une part que le contrat "était bien un contrat de commissionnaire intuitu personae révocable ad nutum" ;

- mais d'autre part, que le contrat a été rompu du fait des agissements fautifs de la Société Normande de Presse Républicaine;

- et il a condamné celle-ci à payer à Monsieur Gruchot la somme de 20.000 F à titre de dommages et intérêts et celle de 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

La société Evreux Diffusion Presse a interjeté appel de cette décision pour voir :

- dire et juger que la réduction unilatérale du taux de remise de 23 % consenti à la société Evreux Diffusion Presse et le retrait de Monsieur Maurey, vendeur administratif repris par la Société Normande de Presse Républicaine pour son propre compte, constituent une violation des dispositions contractuelles matérialisées par le contrat du 9 novembre 1992 et son annexe ;

- déclarer recevable et bien fondée la demande en dommages et intérêts de la société Evreux Diffusion Presse à l'encontre de la Société Normande de Presse Républicaine Paris-Normandie ;

- condamner la Société Normande de Presse Républicaine Paris-Normandie à lui payer la somme de 556.715,73 F avec intérêts de droit à compter du jour de l'assignation, en réparation du préjudice causé, ainsi qu'une somme de 35.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile pour frais exposés en appel en marge des dépens ;

La Société Normande de Presse Républicaine a conclu pour voir :

- déclarer la société Evreux Diffusion Presse mal fondée en son appel principal ;

- déclarer la Société Normande de Presse Républicaine bien fondée en son appel incident ;

- mettre à néant le jugement entrepris et statuant à nouveau ;

- constater qu'il n'existe aucune relation contractuelle ni aucun lien de droit entre la Société Normande de Presse Républicaine et la société Evreux Diffusion Presse ;

- déclarer en conséquence, la société Evreux Diffusion Presse dépourvue de qualité pour agir et irrecevable en son action ;

- rejeter les prétentions formulées tant par la société Evreux Diffusion Presse que par Monsieur Gruchot ;

- les condamner à payer à la Société Normande de Presse Républicaine :

* 10.000 F de dommages et intérêts pour procédure et appel abusifs ;

* une indemnité de 30.000 F par application l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

SUR CE

1) Sur la nature du contrat du 9 novembre 1992 :

Attendu que le mandat est d'intérêt commun lorsque les deux parties contribuent par leurs activités réciproques et leur collaboration suivie à l'obtention et à l'accroissement d'un résultat qui est leur bien commun;

Que par son activité, le mandataire fidélise une clientèle commune avec le dessein d'en tirer un profit commun avec le mandant. Un tel objectif est bien celui qui résulte d'un certain nombre de clauses du contrat litigieux (l'article 1er, l'article 5, l'article 6...) où "le dépositaire concourt à la bonne diffusion des journaux";

Qu'en l'espèce, il s'agit d'un mandat conféré par la Société Normande de Presse Républicaine à la société Evreux Diffusion Presse puisque la société éditeur du quotidien confie à la société Evreux Diffusion Presse la mission, dans le secteur désigné, d'organiser la répartition et la vente des journaux, avec la précision que le dépositaire "concourt" à la bonne diffusion des journaux ;

Que d'ailleurs, la Société Normande de Presse Républicaine a affirmé elle-même dans son assignation en référé du 27 octobre 1994, qu'il s'agissait bien en l'espèce d'un mandat en vue de la répartition et de la vente du quotidien Paris- Normandie dans le secteur d'Evreux.

Attendu cependant que le contrat litigieux porte au dernier paragraphe de l'article 3, une clause stipulant que c'est en raison "de ses caractères spécifiques que la convention est révocable au gré de l'éditeur", alors que la nature spécifique de la convention est celle d'un mandat d'intérêt commun qui par nature, n'est pas révocable ad nutum;

Mais attendu que s'il y a lieu d'admettre que la Société Normande de Presse Républicaine a pu insérer valablement dans le contrat de mandat d'intérêt commun, une clause lui réservant le droit de mettre fin unilatéralement au mandat sans indemnité, la révocation ne peut toutefois légitimement intervenir que si le mandant a respecté les clauses et conditions spécifiées par le contrat et le mandataire peut toujours prétendre à des dommages et intérêts s'il établit le caractère fautif ou frauduleux de la révocation ;

Attendu en effet qu'en modifiant de manière unilatérale le taux de rémunération alors qu'il ressort de la lecture du contrat et de son annexe (article 8) que la Société Normande de Presse Républicaine ne pouvait que modifier les délais dans lesquels les sommes lui revenant doivent être réglées et non modifier les taux de rémunération eux-mêmes, la Société Normande de Presse Républicaine a violé les clauses du contrat.

2) Sur le quantum de l'indemnité devant revenir à la société Evreux Diffusion Presse :

Attendu que la société Evreux Diffusion Presse a sollicité paiement d'une somme de 556.715,73 F aux termes d'un calcul basé sur les usages de la profession, et ce montant n'a pas été contesté par la Société Normande de Presse Républicaine;

Attendu que le système d'évaluation présenté par la société Evreux Diffusion Presse est celui de l'usage applicable lorsqu'il s'agit de chiffrer la valeur patrimoniale d'un dépôt de presse, ce calcul étant attesté par le Syndicat National des Dépositaires de Presse ;

Que l'évaluation se fait sur la base suivante :

A - Total des chiffres d'affaire des douze derniers mois de l'année précédente, soit 3.866.081,48 F ;

B - Application à ce chiffre d'un taux de 8 % puisque tel est le taux de commission restant acquis au dépositaire après rémunération, sur le taux de 23 % alloué par le contrat, des sous-dépositaires diffuseurs et des vendeurs-colporteurs ; 3.866.081,48 F x 8 % 309.286,52 F.

C - Déduction des frais généraux fixés forfaitairement à 40 % soit une déduction de 123.714,60 F ;

Reste : 185.571,92 F.

D - Ce dernier chiffre est à multiplier par le coefficient (d'usage) 3, ce qui donne 556.715,73 F.

Attendu que la Société Normande de Presse Républicaine par écritures du 9 juillet 1997 oppose un moyen nouveau à savoir que l'action et la procédure ont été engagées exclusivement par la société Evreux Diffusion Presse qui n'avait jamais eu de relations contractuelles, et se trouve dépourvue de tout lien de droit avec la Société Normande de Presse Républicaine;

Attendu que la Société Normande de Presse Républicaine -par voie d'appel incident- demande à la Cour d'annuler le jugement (pour l'avoir condamnée au profit de Monsieur Gruchot alors que la demanderesse est la société Evreux Diffusion Presse), Monsieur Gruchot n'étant pas recevable à former devant la Cour une demande de condamnation à titre personnel ;

Attendu que le contrat du 9 novembre 1992 a été passé avec "Monsieur Gruchot - Maison de la Presse" qui est l'enseigne du magasin où s'exploite le fonds de commerce appartenant à la société dont Monsieur Gruchot était le gérant, société dénommée à l'époque "SARL Luneville Diffusion" à laquelle la Société Normande de Presse Républicaine s'est adressée pour lui demander le solde débiteur de ses factures ;

Que d'autres factures, ou courriers, sont adressés à "Monsieur Gruchot - Maison de la Presse" ;

Que lorsqu'il s'est agi d'accorder une remise complémentaire de 3 %, la Société Normande de Presse Républicaine a fait bénéficier de cette attribution "Monsieur Gruchot - SARL Luneville Diffusion" (lettre du 8 décembre 1992) et lors d'un ajustement de taux de commissions, la Société Normande de Presse Républicaine l'a adressé "en votre faveur" à "Luneville Diffusion - Monsieur Gruchot" (lettre du 24 mai 1994) ;

Qu'il ne peut donc être sérieusement prétendu par la Société Normande de Presse Républicaine n'avoir eu aucune relation contractuelle avec la société dont Monsieur Gruchot est le gérant, alors que c'est à cette société que la Société Normande de Presse Républicaine attribue en particulier remise complémentaire et ajustement de taux de commissions ;

Attendu qu'à l'époque du contrat du 9 novembre 1992, Monsieur Gruchot était le gérant de la SARL Luneville Diffusion, elle-même attributaire de l'enseigne "Maison de la Presse" ;

Que cette Société, tout en conservant l'enseigne, a transféré son siège depuis Luneville à Evreux à compter du 19 février 1993 et a changé en même temps sa dénomination sociale pour s'appeler désormais "SARL Evreux Diffusion Presse" (laquelle se transformera plus tard en société anonyme) ;

Attendu d'ailleurs que dans le présent procès, la Société Normande de Presse Républicaine, aux termes de ses conclusions de première instance, a demandé au tribunal de "dire et juger que le contrat de concessionnaire liant la Société Normande de Presse Républicaine à la société Evreux Diffusion Presse Monsieur Gruchot est un contrat de concessionnaire-consignataire-ducroire " et dans une procédure parallèle en référé, la Société Normande De Presse Républicaine, par exploit du 27 octobre 1994 a assigné, sur la base de la même convention du 9 novembre 1992, en paiement d'une provision de 114.812 F "la SARL Evreux Diffusion prise en la personne de son gérant Monsieur Gruchot". C'est la SARL qui a réglé les sommes demandées dans l'assignation. La Société Normande de Presse Républicaine a accepté le paiement et la procédure de référé n'a pas eu de suite ;

Qu'il est dès lors évident, que lorsque le jugement présentement déféré à la Cour a condamné la Société Normande de Presse Républicaine à payer une indemnité de 100.000 F "au sieur Gruchot", il s'agissait de Monsieur Gruchot ès-qualité de gérant de la SARL Evreux Diffusion Presse ;

Attendu dans ces conditions que cette intervention est recevable, qu'elle ne viole pas l'interdiction édictée par l'article 564 du nouveau Code de procédure civile et la jurisprudence concernant ce texte, la demande de Monsieur Gruchot à titre personnel procédant en effet de la demande originelle formée par la demanderesse à l'instance, qu'elle ne fait que reprendre, et tend aux mêmes fins et le litige ainsi soumis par cette intervention au Juge d'appel n'est donc pas un litige nouveau qui n'aurait pas subi l'épreuve du premier degré de juridiction;

Que l'intervention de Monsieur Gruchot réalise la régularisation faisant disparaître la fin de non recevoir, tel que le prévoit l'article 126 du nouveau Code de procédure civile qui peut être régularisée en cause d'appel par l'intervention de la personne qualifiée pour agir ;

Attendu qu'il est inéquitable de laisser à la société Evreux Diffusion Presse et à Monsieur Gruchot les frais qu'ils ont exposés en marge des dépens mais qu'il y a lieu toutefois de les limiter à hauteur de 20.000 F;

Par ces motifs : Concernant la société anonyme Evreux Diffusion Presse, constate l'interruption de l'instance par la démission de Maître Reybel, Avoué, vu l'article 369 du nouveau Code de procédure civile ; Lui donne acte de ce qu'elle constitue la SCP Reybel-Theubet ; Donne acte à Monsieur Michel Gruchot de ce qu'il intervient volontairement dans la procédure actuellement pendante devant la Cour entre la société anonyme Evreux Diffusion Presse et la Société Normande de Presse Républicaine ; Déclare ladite intervention recevable ; Dit que la Société Normande de Presse Républicaine Paris-Normandie devra payer la somme de cinq cent cinquante six mille sept cent quinze francs soixante treize (556.715,73 F) avec intérêts de droit à compter du jour de l'assignation à Monsieur Gruchot ensemble ès-qualité de Président du Conseil d'Administration de la société Evreux Diffusion Presse, et en son nom personnel à charge pour lui de reverser à la société anonyme Evreux Diffusion Presse venant aux droits de la SARL Luneville Diffusion, ladite indemnité de réparation ; Dit que la Société Normande de Presse Républicaine devra payer à la société Evreux Diffusion Presse et à Monsieur Gruchot personnellement, et ès-qualité, la somme de vingt mille francs (20.000 F) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Laisse à la Société Normande de Presse Républicaine les dépens de première instance et d'appel et reconnaît à la SCP Reybel-Theubet, Avoués, le droit de recouvrer directement ceux des dépens dont elle aurait fait l'avance sans avoir reçu provision.