CA Paris, 25e ch. B, 24 octobre 1997, n° 95-28353
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Doulos (SARL)
Défendeur :
Elf Antar France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Pinot
Conseillers :
M. Cailliau, Mme Maestracci
Avoués :
SCP Roblin-Chaix de Lavarene, SCP Cossec
Avocats :
Mes Bazetoux Weil, Devin.
LA COUR statue sur l'appel relevé par la SARL Doulos du jugement du Tribunal de commerce de Paris, 8e Chambre, assorti de l'exécution provisoire, qui l'a condamnée à payer à la société Elf Antar France, ci-après Elf, la somme de 220 832,30 F, avec intérêts au taux légal à compter du 9 mars 1994, capitalisés en application de l'article 1154 du Code civil, outre une indemnité de procédure de 5 000 F en application de l'article 700 du NCPC. Ce jugement déboutait la société Doulos de ses demandes reconventionnelles.
Il convient de se référer aux énonciations des premiers juges pour l'exposé détaillé des faits de l'espèce, des prétentions et des moyens des parties en première instance.
Il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants.
La société Doulos a conclu, le 26 novembre 1991, avec la société Elf un contrat dénommé " contrat de gérance " pour l'exploitation d'une station-service à Arcueil, complété par un avenant pour l'exploitation d'une autre station-service à Alfortville, sous la forme d'un contrat de mandat pour la distribution des carburants et de la gérance de fonds de commerce pour les autres produits et activités commerciales de diversification.
A la suite de la résiliation du contrat, résultant de la démission de la société Doulos pour défaut de rentabilité, la société Elf a réclamé à sa locataire-gérante, par mise en demeure du 9 mars 1994, le paiement des recettes de carburant non restituées, soit 220 382,30 F ; la société Doulos a répondu à cette prétention par une demande reconventionnelle de versement d'une provision de 200 000 F au titre des pertes subies dans le cadre du contrat de mandat applicable à la vente des carburants et d'une indemnité de rupture correspondant à deux années de commission.
Les premiers juges ont retenu que la société Doulos ne contestait pas devoir à la société Elf la somme de 220 382,30 F et ont rejeté ses demandes reconventionnelles, en estimant que les parties avaient pu conventionnellement exclure l'application de l'article 2000 du Code civil lorsque les pertes seraient dues à un dépassement des charges contractuellement prévues ; qu'en l'espèce, la société Doulos ne produisait pas les documents comptables requis, alors que ses pertes résultaient d'un dépassement de charges, notamment du poste de rémunération. Ils ont considéré que la résiliation du contrat était justifiée et ne devait donner lieu au versement d'aucune indemnité, conformément aux termes du contrat de gérance (article 4-8-2-1) en cas de rétention de recettes ou de versement différé.
Appelante, la société Doulos conclut à l'infirmation du jugement et reprend ses prétentions initiales sur le fondement des articles 2000, 1134 du Code civil, 8 et 9 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et en se référant aux accords interprofessionnels. Elle sollicite en outre la capitalisation des intérêts à compter de l'exploit introductif d'instance et une indemnité de procédure de 30 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
Elle fait valoir, au soutien de son appel, que :
- les conditions d'exploitation qui lui étaient imposées par la société Elf dans le cadre de son contrat de mandat ont entraîné pour la société gérante une situation déficitaire, face à laquelle la société Elf est restée indifférente, se dérobant à ses obligations résultant de l'article 2000 du Code civil, du contrat lui-même et des accords interprofessionnels,
- aucune clause du contrat ne prévoyait de renonciation expresse au principe de la contribution du mandant aux pertes subies par le mandataire à l'occasion de sa gestion, sans imprudence qui lui soit imputable, alors que, tout en respectant le tableau des charges annexé au contrat, elle avait néanmoins réalisé des pertes sans que celles-ci soient couvertes par une commission supplémentaire,
- ayant été contrainte de donner sa démission du fait des conditions d'exploitation qui lui étaient imposées, la société Elf doit en assumer les conséquences pour rupture abusive du mandat d'intérêt commun qui liait les parties et pour avoir manqué à la bonne foi exigée par l'article 1134 du Code civil dans l'exécution du contrat, et être condamnée en conséquence à lui verser une indemnité équivalant à deux années de commissions.
Intimée, la société Elf Antar France soulève la nullité de l'appel interjeté, sur le fondement de l'article 901 du NCPC en raison de l'indication erronée par l'appelante de son siège social, et conclut subsidiairement à la confirmation du jugement en toutes ses dispositions et sollicite la condamnation de la société Doulos à lui payer une indemnité de procédure de 15 000 F en application de l'article 700 du NCPC.
Elle soutient principalement, s'agissant des seules demandes reconventionnelles de la société Doulos, qui acquiesce sur la demande principale de la société Elf, que :
- les dispositions de l'article 2000 du Code civil ne sont pas d'ordre public et les parties y ont expressément dérogé en prévoyant que, dans l'hypothèse où la commission proportionnelle couvrirait insuffisamment les charges du mandat, telles qu'évaluées au compte de charges, un examen des comptes d'exploitation du mandataire serait effectué, à l'initiative de la partie la plus diligente, la société Elf s'engageant à verser une commission fixe supplémentaire destinée à équilibrer les charges,
- le mécanisme ainsi prévu par le contrat excluait toute prise en charge par la société Elf des dépassements volontaires de charges non couverts par des recettes complémentaires, caractéristiques d'une mauvaise gestion,
la société Doulos ne lui a pas transmis la caution bancaire qu'elle devait lui faire parvenir pour garantir la valeur du stock remis en dépôt et n'a pas davantage répondu à ces demandes d'information sur " les prix de la concurrence " et d'examen de ses pièces comptables relatives au mandat, malgré de nombreuses relances de sa part,
- la seule réponse à ces demandes a été la présentation de la démission de la société Doulos, courant décembre 1992, l'exploitation des deux stations ayant été poursuivies jusqu'à la fin du mois de janvier 1993,
- la demande de provision de 200 000 F n'est explicitée par aucun élément produit par la société Doulos, qui s'en remet à l'expertise qu'elle demande à la Cour d'ordonner, alors qu'elle est dans l'incapacité de prouver les pertes d'exploitation subies du fait de la seule exécution de son mandat,
- la demande d'indemnité de rupture équivalant à deux années de commissions doit être écartée dès lors que les pertes d'exploitation ne sont pas démontrées et que celles éventuellement subies sont liées à la mauvaise gestion de la société Doulos,
- elle a fait preuve d'une parfaite bonne foi dans l'exécution du contrat, ayant même accepté, dans l'attente des pièces comptables promises, de diminuer de façon très sensible le montant du loyer en décembre 1992 pour ne pas pénaliser la situation de la société Doulos, laquelle a attendu l'introduction de la présente instance pour demander la prise en charge de ses pertes par la société Elf et une indemnité de résiliation, alors qu'elle a pris seule l'initiative de la rupture des relations contractuelles,
- la société Doulos a commis de nombreux manquements dans l'exécution de son contrat, dont le plus grave est d'avoir détourné les produits des ventes de carburant, justifiant la rupture immédiate du contrat, de plein droit et sans préavis.
La société Elf, répondant à des conclusions de la société Doulos lui indiquant son nouveau siège social depuis le 20 août 1995, souligne, par conclusions du 26 juin 1997, qu'à la date de la déclaration d'appel, le 14 décembre 1995, le siège social de la société Doulos n'était pas celui figurant sur l'acte d'appel, le changement de siège social ayant été publié dans un journal d'annonces légales, l'Action Paysanne, le 29 septembre 1995. Elle sollicite en conséquence le bénéfice de ses précédentes conclusions sur la nullité de l'appel de la société Doulos.
La société Doulos réplique, par conclusions du 27 juin 1997, en soulignant que l'irrégularité de la mention de sa déclaration d'appel relative à son siège social ne peut entraîner la nullité de l'acte d'appel que si la preuve est établie d'un grief ou d'une relation entre l'irrégularité et le préjudice ; qu'en conséquence son appel doit être déclaré recevable.
Sur quoi, LA COUR,
Considérant que la mention inexacte du siège social de la société Doulos sur l'acte d'appel n'est pas à elle seule de nature à justifier le prononcé de la nullité de l'appel s'il est établi en même temps que cette fausse indication a causé un grief à l'intimée ni empêché l'identification de l'appelante ;
Qu'en l'espèce la société Doulos a pu être parfaitement identifiée par l'intimée, comme en témoigne le respect du contradictoire par les parties au cours de la procédure d'appel ;
Qu'au surplus aucun grief n'a pu être établi par la société Elf à l'appui de son exception de nullité, préalable nécessaire à l'accueil d'une nullité de la déclaration d'appel pour vice de forme ;
Considérant que, dans ces conditions, la demande de nullité de la société Elf sera rejetée et l'appel de la société Doulos sera déclaré recevable ;
Considérant que l'appelante reprend devant la Cour ses demandes reconventionnelles, qui portent d'une part sur la prise en charge des pertes réalisées à l'occasion de l'exécution du contrat de mandat, au titre desquelles il est réclamé une provision de 200 000 F avant expertise, et d'autre part sur le versement d'une indemnité de résiliation correspondant à deux années de commissions ; qu'elle ne remet pas en cause la condamnation dont elle a fait l'objet concernant les recettes de carburants non reversées à la société Elf, qui s'élèvent à la somme de 220 382,30 F, puisqu'elle se borne à solliciter la compensation de cette dernière avec les sommes qu'elle réclame à titre reconventionnel ;
Sur la prise en charge des pertes réalisées à l'occasion du contrat de mandat par la société Doulos :
Considérant qu'aux termes du contrat de gérance la société Elf et la société Doulos s'étaient accordées sur le principe d'une rémunération reposant sur une commission forfaitaire proportionnelle de 110 F HT par m3 et sur une commission fixe de 11 558,33 F par mois, qui devaient permettre de couvrir les charges du mandat ;
Considérant qu'il était prévu qu'en fin d'exercice, dans le cas où les commissions versées n'auraient pas permis de couvrir les charges d'exploitation, telles qu'évaluées dans le compte de charges du mandat, les comptes d'exploitation du mandat seraient examinés à la diligence de l'une ou l'autre des parties ;
Considérant que de tels aménagements contractuels, parfaitement licites, ne constituent pas une dérogation expresse aux dispositions de l'article 2000 du Code civil;
Considérant que la société Doulos, qui devait fournir, en garantie du stock de carburants ou des recettes non reversées, outre un engagement de cautionnement personnel et solidaire de ses gérants de 250 000 F, une caution bancaire ou hypothécaire de 200 000 F, n'a pas été en mesure de présenter cette dernière garantie pourtant prévue au contrat ;
Considérant qu'il est constant que la société Doulos n'a pas déféré aux demandes réitérées de la société Elf portant sur la présentation des pièces comptables qu'elle devait détenir sur la gestion des stations services, notamment celles concernant l'exécution du contrat de mandat ;
Considérant que l'augmentation des charges alléguée par la société Doulos pour fonder sa demande de prise en charge des pertes subies par la société mandante, ne repose sur aucune autre constatation que celle des pertes réalisées, figurant sur les situations comptables mensuelles établies de janvier à mai 1992, dont la dernière laisse apparaître une perte cumulée de 73 032 F ;
Qu'il ne peut être déduit de ces seuls éléments, qui ne portent que sur une période limitée à cinq mois, alors que l'exploitation des stations a été poursuivie jusqu'à la fin du mois de janvier 1993, que l'imprudence du mandataire est à l'origine des pertes constatées ;
Considérant que la société Elf n'établit pas que les charges qui ont incontestablement obéré la gestion de la société appelante étaient le fait de l'imprudence du mandataire ou la conséquence du dépassement volontaire par les cogérants des charges contractuellement prévues ;
Considérant qu'une mesure d'expertise sera en conséquence ordonnée pour déterminer le montant et examiner la nature de ces charges supplémentaires sur la totalité de la période d'activité de la société Doulos, ainsi que pour rechercher si la situation financière de la société Doulos, en décembre 1992, était la conséquence d'une gestion imprudente de la part de la société exploitante ;
Considérant que la demande de condamnation dirigée contre la société Elf au paiement d'une provision de 200 000 F dans l'attente du dépôt du rapport de l'expert ne repose sur aucune justification ; qu'en conséquence, la société Doulos sera déboutée de ce chef de demande ;
Sur l'indemnité de rupture du contrat de gérance :
Considérant que la demande d'indemnité de rupture du mandat d'intérêt commun formée par la société Doulos ne repose sur aucun fondement, dès lors que cette société a pris elle-même l'initiative de la cessation brutale de ses relations commerciales avec la société Elf et qu'elle a commis des manquements graves à ses propres obligations, en ne restituant pas les recettes provenant de la vente des carburants et en omettant de produire la caution bancaire prévue au contrat et les documents comptables réclamés par la société Elf ;
Qu'il convient en conséquence de débouter la société Doulos de ses demandes de ce chef ;
Considérant qu'il y a lieu de surseoir à statuer sur les demandes formées au titre de l'article 700 du NCPC et de réserver les dépens ;
Par ces motifs : Statuant dans les limites de l'appel, Déclare recevable l'appel de la société Doulos, Déboute la société Doulos de sa demande de condamnation de la société Elf à lui payer la somme de 200 000 F à titre provisionnel, Déboute la société Doulos de sa demande d'indemnité de rupture du contrat de mandat, Ordonne, avant dire droit, une mesure d'instruction et désigne pour y procéder, M. Jean-Yves Rostoker, expert inscrit sur la liste de la Cour d'appel de Paris, demeurant 10, rue Chardin, 75016 Paris, tél. 01 42 24 62 62, avec mission de : connaissance prise du dossier et des pièces de la procédure, après avoir convoqué les parties et recueilli leurs explications, 1- rechercher l'origine, la nature et le montant des charges qui ont été la cause des difficultés de la société Doulos dans la gestion de son contrat de mandat, 2- dire si ces charges peuvent être imputées à l'imprudence du mandataire, étant la conséquence notamment d'une mauvaise gestion ou d'un dépassement volontaire de charges, ou si elles ne sont que la suite d'une mauvaise estimation du mandant, justifiant de sa part la prise en charge des pertes de la société Doulos, 3- rechercher si les parties ont disposé, au cours de leurs relations contractuelles, et dans l'affirmative, à quel moment, des informations comptables qui leur auraient permis de prendre l'initiative d'une révision du tableau des charges prévue à l'origine, 4- fournir tous éléments à la Cour utiles à la solution du litige et de nature à lui permettre de chiffrer, éventuellement, le montant des pertes non imputables à l'imprudence du mandataire, Fixe à la somme de 10 000 F le montant de la provision à valoir sur les frais et honoraires de l'expert, Dit que cette provision sera mise à la charge de la société Elf et de la société Doulos, à parts égales, qui devront la consigner avant le 11 décembre 1997, Dit que l'expert remettra son rapport avant le 30 avril 1998, Fixe au 2 juillet 1998 la clôture de la procédure et au 24 septembre 1998 la date des plaidoiries, Réserve les dépens.