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Décisions

CA Versailles, 12e ch. sect. 1, 7 juillet 1999, n° 7024-96

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Chevrin

Défendeur :

Française des Jeux (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gallet

Conseillers :

MM. Lemonde, Raffejeaud

Avoués :

SCP Lissarague Dupuis, Associés, SCP Keime-Guttin

Avocats :

Mes Bucchini, Demesse.

T. com. Nanterre, 8e ch., du 27 mars 199…

27 mars 1996

Rappel des faits et de la procédure :

Le 28 janvier 1993, Mme Chevrin, qui exploite, à Nancy, sous l'enseigne " Le Marigny ", un fonds de commerce de Tabac-Presse-Loto, a déposé, auprès de la société d'économie mixte La Française des Jeux, une demande d'agrément pour vendre les jeux organisés par cette dernière. Les parties ont conclu un contrat par lequel la société La Française des Jeux a donné mandat à Mme Chevrin, en tant que détaillante, d'effectuer pour son compte auprès des personnes fréquentant l'établissement de celle-ci, les opérations afférentes aux divers jeux, moyennant une commission de 5 % sur le prix de vente public des produits.

Se plaignant de l'ouverture, en mai/juin 1994, à 200 mètres de son fonds, d'un point de vente de La Française des Jeux, Mme Chevrin a assigné celle-ci en réparation de son préjudice.

Par jugement rendu le 27 mars 1996, le Tribunal de commerce de Nanterre a débouté Mme Chevrin de l'intégralité de ses demandes et l'a condamnée à payer à la société La Française des Jeux la somme de 2 000 F en application de l'article 700 du NCPC. Le tribunal a considéré qu'aucune stipulation du contrat ne limitait l'implantation des points de vente ni n'obligeait la société La Française des Jeux à consulter la détaillante et que l'économie du contrat n'avait pas été modifiée. Il a ajouté que Mme Chevrin ne justifiait pas d'une baisse de valorisation de son fonds de commerce.

Par conclusions signifiées le 22 octobre 1996, Mme Francine Mangin épouse Chevrin, appelante, soutient que le mandat liant les parties est un mandat d'intérêt commun dont l'absence d'exécution de bonne foi constitue une faute susceptible de réparation. Elle écarte l'argument d'incessibilité de la clientèle pour souligner son préjudice. Elle demande à la Cour de :

Dire Mme Chevrin recevable et bien fondée en son appel,

Y faisant droit,

Infirmer le jugement rendu le 27 mars 1996 par la 8ème chambre du Tribunal de commerce de Nanterre,

Dire Mme Chevrin recevable et bien fondée en ses demandes,

Constater que la société Française des Jeux a commis un abus de droit et à tout le moins, a manqué à l'obligation de bonne foi de l'article 1134 du Code civil,

Condamner en conséquence la société La Française des Jeux à verser à Mme Chevrin la somme de 218 565 F en réparation du préjudice subi à la date de l'assignation, sous réserve d'une réactualisation de ce préjudice,

Condamner la Française des Jeux à payer à Mme Chevrin une somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC,

La condamner en tous les dépens de première instance et d'appel dont distraction pour ce qui la concerne au profit de la SCP Lissarague et Dupuis, titulaire d'un office d'avoué près la Cour d'appel de Versailles, qui pourra en poursuivre directement le recouvrement conformément aux dispositions de l'article 699 du NCPC.

Par conclusions signifiées le 8 avril 1998, la société La Française des Jeux invoque la liberté du commerce pour justifier l'implantation d'un point de vente à proximité du commerce de Mme Chevrin. Elle réfute la qualification de mandat d'intérêt commun et soutient que Mme Chevrin ne rapporte pas la preuve que le contrat n'a pas fait l'objet d'une exécution de bonne foi. Elle ajoute que la concession du droit d'exploiter une clientèle appartenant à l'Etat ou une autre collectivité publique ne peut faire naître une clientèle privée au profit du concessionnaire, de sorte qu'est exclue l'existence d'un mandat d'intérêt commun. Elle fait aussi valoir que le mandat est fondé sur l'intuitus personae, est dénué de tout caractère patrimonial et ne peut constituer un élément du fonds de commerce. Elle demande à la Cour de :

- confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

En conséquence,

- débouter Mme Chevrin de l'ensemble de ses demandes,

- la condamner à payer à la Française des Jeux une indemnité de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC,

- condamner Mme Chevrin en tous les dépens tant de première instance que d'appel, avec faculté pour la SCP Keime et Guttin, de recouvrer directement ceux d'appel dans les conditions de l'article 699 du NCPC.

La procédure a été clôturée par une ordonnance du conseiller de la mise en état en date du 2 février 1999, et l'affaire a été invoquée à l'audience du 8 avril 1999.

Sur ce, LA COUR,

Considérant que, selon l'article 1134 alinéa 3 du Code civil, " elles [les conventions légalement formées] doivent être exécutées de bonne foi " ;

Considérant qu'aux termes du contrat intitulé " contrat La Française des Jeux / Détaillant ", conclu, début 1993, entre la société La Française des Jeux et Mme Francine Chevrin, dont l'objet est de " définir et de fixer les engagements réciproques de chaque partie dans le cadre du mandat donné par La Française des Jeux au détaillant ", et dont " la signature vaut agrément du détaillant par La Française des Jeux et permet au titulaire de cet agrément de promouvoir et commercialiser ceux des jeux qui lui sont confiés par la Française des Jeux et d'exploiter les moyens matériels de prise de jeux mis en place dans son établissement par ladite société ", la société La Française des Jeux a donné mandat à Mme Francine Chevrin d'effectuer pour son compte auprès des personnes fréquentant son fonds de commerce de tabac presse, à l'enseigne Le Marigny, situé 23 rue des Eglises, à Nancy, les opérations décrites à l'article 4, notamment la mise à disposition de la clientèle de la Française des Jeux des règlements des jeux en vigueur, l'encaissement des enjeux et leur retransmission à la mandante, la mise à disposition de La Française des Jeux d'un comptoir terminal de vente, l'acquisition d'un mobilier approprié, la commercialisation des produits de la Française des Jeux ; qu'il est stipulé l'obligation de réaliser un chiffre d'affaires minimum fixé par la société La Française des Jeux à 10 000 F, sanctionnée par un retrait de l'agrément ;

Qu'il est constant qu'en septembre 1994, la société La Française des Jeux a ouvert, au n° 63 de la rue Saint-Dizier, à environ 200 mètres du commerce de Mme Chevrin, une nouvelle agence " Loto " qui s'est ajoutée au point de validation du loto déjà exploité au n° 32 de la rue Saint-Nicolas ;

Que le contrat conclu entre les parties s'analyse en un mandat d'intérêt commun ; qu'en effet, il comporte un clause d'exclusivité par laquelle " le détaillant s'engage pendant la durée du contrat à ne pas commercialiser de produits similaires ou connexes aux produits de la Française des Jeux ", et qui marque la dépendance juridique et économique du mandataire ; que, contrairement à ce que soutient la société la Française des Jeux, la clientèle est au moins partiellement commune, comme l'exprime d'ailleurs le mandat donné à Mme Chevrin d'effectuer les opérations prévues au contrat " auprès des personnes fréquentant [son] établissement " ; qu'à cet égard, il est manifeste que, compte tenu de la nature du commerce exploité par Mme Chevrin, une partie des joueurs acquéreurs des produits de la société La Française des Jeux constitue la clientèle personnelle de Mme Chevrin ; que la société La Française des Jeux ne peut utilement soutenir que la détaillante n'a aucun rôle déterminant dans le développement du chiffre d'affaires, alors que le contrat oblige celle-ci à veiller à " l'accueil et au contact clientèle pour expliquer et promouvoir les jeux de la société La Française des Jeux " ; que l'activité déployée par Mme Chevrin pour promouvoir et commercialiser les jeux qui lui sont confiés par la société La Française des Jeux, comme l'y oblige le contrat, est un facteur de développement de sa propre clientèle, tout comme ses efforts pour augmenter la fréquentation de son commerce sont susceptibles d'accroître le nombre des clients de la société La Française des Jeux ; qu'il faut encore ajouter que le pouvoir d'attraction des produits de la Française des Jeux pour l'établissement de Mme Chevrin, que celle-ci a eu nécessairement en vue lorsqu'elle a présenté sa demande d'agrément, contribue à l'augmentation et à la fidélisation de la clientèle de la détaillante ; que, dans cette mesure, il importe peu de savoir si la clientèle de la société la Française des Jeux est éventuellement une clientèle de l' Etat, dès lors qu'elle est aussi, dût-ce partiellement, celle du fonds de commerce exploité par Mme Chevrin, de même que, pour le même motif, le caractère intuitu personae du contrat est sans incidence ; qu'en outre, l'examen de l'évolution du chiffre d'affaires Loto de cette dernière montre qu'à compter du mois de septembre 1994, date d'ouverture du nouveau point de vente de la société la Française des Jeux, une baisse moyenne d'environ 29 % a été enregistrée, aboutissant à une pareille diminution des commissions ;

Qu'en laissant ouvrir un point de vente, commercialisant les même produits, à environ 200 mètres de celui pour lequel Mme Chevrin avait, dans la perspective d'un développement de son fonds de commerce, sollicité et obtenu un agrément moins d'un an auparavant, dans une ville d'importance moyenne où existait déjà, à faible distance, une autre agence identique et où la clientèle potentielle est nécessairement limitée, la société la Française des Jeux a rendu plus difficiles les conditions d'exécution du contrat conclu entre les parties et créé le risque d'un retrait de l'agrément pour non-réalisation du chiffre d'affaires imposé contractuellement ; qu'elle a ainsi manqué à ses obligations de loyauté et de bonne foi prescrites par les dispositions du texte ci-dessus rappelé, et adopté un comportement fautif ; que la liberté du commerce, l'absence de clause de non-concurrence ou d'exclusivité en faveur de la détaillante, et l'absence d'une clause prévoyant l'information préalable de la mandataire avant l'ouverture d'un nouveau point de vente ne peuvent exonérer la société la Française des Jeux du respect des obligations inhérentes à tout contrat; que ce manquement et ce comportement fautif sont d'autant plus caractérisés que, d'une part, la société la Française des Jeux impose des investissements à sa détaillante qui peut en espérer légitimement l'amortissement et que, d'autre part, la société La Française des Jeux " s'engage à donner au détaillant tous les éléments pour maintenir et développer son activité dans les meilleures conditions " ;

Qu'il s'ensuit que la société La Française des Jeux est tenue de réparer le préjudice découlant de son manquement à ses obligations contractuelles et de son comportement fautif ;

Considérant qu'en l'absence de toute précision de la part de l'appelante qui n'a pas cru devoir exposer, dans ses écritures d'appel, les modalités de calcul de son préjudice et qui ne fournit aucune pièces justificatives autre que le tableau comparatif des chiffres d'affaires en 1993 et 1994, la Cour trouve dans les éléments d'appréciation qui lui sont soumis la possibilité de fixer à 10 000 F le montant de l'indemnisation à laquelle est tenu la société la Française des Jeux ;

Considérant que l'équité commande que Mme Chevrin n'ait pas à assumer l'intégralité des frais irrépétibles qu'elle a dû exposer dans la procédure ; que la Cour est en mesure de fixer à 15 000 F la somme que la société la Française des Jeux devra lui payer à ce titre ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Déclare recevable l'appel interjeté par Mme Francine Mangin épouse Chevrin à l'encontre du jugement rendu le 27 mars 1996 par le Tribunal de commerce de Nanterre, Le dit bien fondé, Infirme le jugement entrepris, Déclare la société La Française des Jeux entièrement responsable du préjudice souffert par Mme Chevrin, à la suite de son manquement à ses obligations contractuelles, Condamne la société La Française des Jeux à payer à Mme Francine Mangin épouse Chevrin la somme de 10 000 F (dix mille francs) à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du 6 mars 1995, date de l'assignation, Condamne la société La Française des Jeux à payer à Mme Francine Mangin épouse Chevrin la somme de 15 000 F (quinze mille francs) en application de l'article 700 du NCPC, La condamne également aux entiers dépens, qui, en ce qui concerne ceux d'appel, pourront être recouvrés directement par la SCP Lissarague Dupuis et Associés, conformément à l'article 699 du NCPC, Déboute les parties de leurs autres conclusions contraires ou plus amples.