CA Besançon, 2e ch. com., 10 septembre 1997, n° 1458-95
BESANÇON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Sineu Graff (SA)
Défendeur :
Card
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseillers :
M. Valtat, Polanchet, Deglise
Avoués :
Me Graciano, SCP Leroux Meunnier
Avocats :
Mes Jeannette, Couteau.
Faits et prétentions des parties
Par contrat d'agent commercial en date du 20 décembre 1982, la SA Sineu Graff confie à Bernard Card le mandat de la représenter dans les départements de la Haute-Saône, du Doubs et du Territoire de Belfort ; deux avenants en date des 1er avril 1983 et 2 octobre 1989 élargissent ce secteur géographique à la Haute Marne, aux Vosges, à la Cote D'or, à la Nièvre, à la Saône et Loire et à l'Yonne.
Par lettre du 2 novembre 1993, la SA Sineu Graff résilie cet accord pour fautes graves et retire à Bernard Card la représentation de ses matériels dans les départements de Cote D'or, Nièvre, Saône et Loire, Yonne constituant la région Bourgogne.
Contestant l'existence de fautes graves, Bernard Card saisit le Tribunal de Grande Instance de Lure afin d'obtenir une indemnité compensatrice de son préjudice d'un montant de 705.639,61 F.
Par jugement en date du 20 juin 1995, le Tribunal fait droit à cette demande en ordonnant l'exécution provisoire de la condamnation à paiement et alloue 5.000 F à Bernard Card au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
La SA Sineu Graff relève régulièrement appel de cette décision en contestant l'évaluation faite par le Tribunal du montant de l'indemnité compensatrice, conclut à sa réformation au motif que Bernard Card a eu un comportement gravement fautif de nature à le priver de tout droit à indemnité. Elle réclame 15.000 F au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Elle expose que le contrat du 20 décembre 1982 est soumis aux dispositions de la loi du 25 juin 1991.
Elle affirme que l'indemnité a pour but de compenser le préjudice causé, non pas par la perte de clientèle, mais par la perte du revenu de la clientèle apportée au mandant, qu'elle doit être évaluée après justification du préjudice réel et non pas forfaitairement. Elle conteste le principe même d'une telle indemnité.
Sur la rupture du contrat, elle explique qu'elle n'avait aucun intérêt à se priver des services de l'intimé, bien au contraire, et reproche à ce dernier d'avoir manqué à son devoir d'information et à son obligation de défendre la représentation des produits qu'elle commercialisait et de prendre toutes mesures à cet effet ; plus précisément elle fait grief à Bernard Card de ne pas l'avoir avisée de l'activité concurrente et dangereuse de sa fille qui représentait les produits "HAGS" pour des entreprises concurrentes alors que le contrat d'agent commercial lui imposait d'informer sa mandante des "actions de la concurrence".
Elle ajoute que le comportement de l'intimé s'explique dans la mesure où il avait conçu le projet de poursuivre la représentation des articles "HAGS", d'en laisser la représentation à sa fille dans le secteur de Bourgogne et d'étendre son activité en Alsace-Lorraine au profit d'une société Azimuth Création, concurrente de la SA Sineu Graff.
Bernard Card conclut à la confirmation du jugement entrepris, sollicite les intérêts de droit sur la somme de 705.639,61 F à compter du 2 novembre 1993, la capitalisation de ceux-ci par année entière, 20.000 F en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile.
Il soutient que les relations entre les parties sont régies par le décret du 23 décembre 1958, qu'en l'absence de faute de sa part, il a droit, en cas de résiliation du mandat, à une indemnité compensatrice de son préjudice, que l'appelante a pris l'initiative de la rupture du contrat.
Il rappelle que l'appelante n'a jamais indiqué dans ses courriers quelles fautes lui étaient reprochées, que devant le Tribunal elle a invoqué pour la première fois une attitude de concurrence déloyale alors qu'il ne saurait être responsable des activités de sa fille, qu'il lui est désormais reproché un manquement à son obligation d'information.
Il prétend que le recrutement d'un commercial par un concurrent n'entre pas dans la rubrique "actions de la concurrence" dont il devait informer sa mandante, qu'on ne peut lui reprocher d'assurer, après la rupture du contrat, la promotion des produits HAGS pour le compte de la société Azimuth Création alors qu'aucune clause de non concurrence n'est stipulée dans le contrat d'agent commercial.
En conséquence, il estime n'avoir commis aucune faute et être en droit de prétendre à l'indemnité prévue par l'article 3 du décret du 23 décembre 1958 dont l'objet est de compenser la perte d'une clientèle, des investissements réalisés pendant onze années de collaboration, de la possibilité de céder la carte Sineu Graff, et dont le montant est évalué d'une manière générale par la jurisprudence sur la base des deux dernières années de commissions HT perçues par l'agent.
Discussion
Le contrat, signé le 20 décembre 1982 et rompu le 2 novembre 1993, est soumis aux dispositions du décret du 23 décembre 1958, la loi du 25 juin 1991 ne s'appliquant qu'aux contrats conclus après son entrée en vigueur et à compter du 1er janvier 1994 à l'ensemble des contrats en cours à cette date.
Aux termes de l'article 3 alinéa 2 du décret de 1958, dès lors qu'il y a résiliation déclarée, par le fait du mandant, l'agent a droit à indemnité sauf faute de sa part ; seule une faute grave est susceptible de priver l'agent de toute indemnité.
En l'espèce, force est de constater, ainsi que l'ont justement retenu les premiers juges, que l'appelante a pris l'initiative de la rupture du contrat d'agent commercial il suffit pour s'en convaincre de se reporter au courrier en date du 2 novembre 1993 par lequel la SA Sineu Graff retire à Bernard Card la représentation de ses matériels :
" Nous vous in formons que nous résilions nos accords suivant notre lettre du 02.10.89 et la vôtre du 03.10.89 représentant un avenant de votre contrat et vous accordant le secteur d'activité Bourgogne.
Il en résulte que nous vous retirons la représentation de nos matériels dans les départements 21 - 58 - 71 et 89 à partir de la réception de la présente lettre.
Cette décision est prise pour fautes graves, compte tenu de vos agissements, directement ou indirectement sur ce secteur, contraires aux intérêts de notre entreprise ".
La SA Sineu Graff prive ainsi l'intimé d'une part importante de son secteur, sans avertissement préalable, sans préavis ni délai, compromettant sérieusement son activité d'agent.
Quant à la faute privative de l'indemnité susdite, il appartient à la société mandante d'en apporter la preuve.
Sur ce point, les premiers juges ont également justement apprécié les moyens développés par l'appelante par des motifs qu'il convient d'adopter sauf à y ajouter que, ainsi que le relève d'une manière pertinente Bernard Card :
- la lettre du 2 novembre 1993 reproduite ci-dessus reste très vague sur la nature des agissements qui lui sont alors reprochés ;
- il n'a obtenu aucune réponse à ses courriers recommandés avec AR des 9 novembre et 29 novembre 1993, par lesquels il sollicitait des précisions sur les fautes graves reprochées, sinon celle du 7 décembre 1993 dans laquelle l'appelante "estime qu'il y a faute grave" sans autre commentaire ;
- sa dernière demande d'explications du 7 décembre 1993 n'a reçu aucun écho ;
Cette attitude de l'appelante démontrant, pour le moins, un certain embarras pour cadrer les agissements fautifs de son agent.
Il convient encore de relever que la SA Sineu Graff a reproché à Bernard Card, dans un premier temps devant le Tribunal, des faits de concurrence déloyale et lui fait désormais grief d'avoir manqué à son obligation d'information, une telle démarche juridique étant révélatrice de la difficulté rencontrée par l'appelante pour caractériser une faute grave de Bernard Card.
Enfin, par "actions de la concurrence", il faut entendre prix pratiqués, opérations promotionnelles organisées, clientèle visée, produits diffusés par la concurrence et non pas composition des équipes des sociétés commerciales concurrentes sur laquelle Bernard Card n'avait pas à informer sa mandante.
Les usages et la jurisprudence fixent habituellement l'indemnité compensatrice à deux années de commissions. Aucun argument ne milite en l'espèce en faveur d'une réduction de l'indemnité à une somme moindre, surtout si l'on rappelle que la rupture du contrat est intervenue après onze années de collaboration fructueuse et teintées d'une parfaite loyauté.
Et dans la mesure où le montant de deux années de commissions, chiffré à 705.639,61 F, n'est nullement discuté, il y a lieu de faire droit à la demande de Bernard Card et de confirmer le jugement déféré.
Les intérêts sur cette somme courront à compter de l'acte introductif d'instance délivré le 14 mars 1994. La capitalisation en sera ordonnée.
Les frais irrépétibles de l'intimé, à l'aune des prétentions de l'appelante, seront justement évalués à 15.000 F.
Par ces motifs : La COUR, statuant publiquement, contradictoirement, après en avoir délibéré ; Déclare l'appel de la SA Sineu Graff recevable en la forme ; Le dit non fondé ; Confirme le jugement déféré, sauf à faire courir les intérêts au taux légal sur la somme de sept cent cinq mille six cent trente neuf francs et soixante et un centimes (705.639,61 F) à compter du 14 mars 1994 ; Y ajoutant ; Ordonne la capitalisation des intérêts ; Condamne la SA Sineu Graff à payer à Bernard Card la somme de quinze mille francs (15.000 F) au titre de l'article 700 du nouveau code de procédure civile ; Met les dépens à sa charge avec droit pour la SCP Leroux Meunier, avoués associés, de se prévaloir de l'article 699 du nouveau code de procédure civile.