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Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 27 juin 1997, n° 94-18815

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Exploitation de la station service " Self Hayange " (SARL), Piqué (Epoux)

Défendeur :

Esso (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Pinot

Conseillers :

M. Cailliau, Mme Maestracci

Avoués :

Me Ribaut, SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet

Avocats :

Mes Damerval, Jourdan.

T. com. Paris, 11e ch., du 20 juin 1994

20 juin 1994

LA COUR statue sur l'appel relevé par la société Self Hayange, M. Piquée et Mme Piquée du jugement contradictoire, assorti de l'exécution provisoire, rendu, le 20 juin 1994, par le Tribunal de commerce de Paris qui a :

prononcé la nullité des contrats de mandat et gérance conclus les 29 et 30 octobre 1981 et 25 septembre 1985,

constaté que la société Hayange a renoncé à sa demande de requalification en mandat simple les relations contractuelles pour la période s'écoulant de l'année 1982 à l'année 1989,

dit en conséquence sans objet l'expertise ordonnée par le jugement avant dire droit du 29 janvier 1990,

dit la société Hayange mal fondée en sa demande d'indemnisation des pertes résultant du contrat de mandat réputé inexistant,

dit la société Hayange insuffisamment fondée en sa demande de provision relative aux sommes versées en trop à la société Esso sur les produits achetés,

ordonné une expertise à l'effet d'établir les comptes de restitution.

Référence faite aux énonciations du jugement ainsi qu'aux écritures des parties pour l'exposé des faits et de la procédure initiale, il suffit de rapporter les éléments essentiels suivants.

La société Hayange a exploité en qualité de locataire-gérante une station service située à Hayange appartenant à la société Esso depuis le 22 décembre 1978.

A compter de l'année 1981, les parties ont été liées par un contrat de mandat et gérance, d'abord par un premier contrat conclu les 29 et 30 octobre 1981, puis par un second en date du 25 décembre 1985.

Estimant que les conditions d'exploitation de la station-service s'étaient gravement dégradées en raison du montage juridique prétendument imposé par la société Esso, la société Hayange et les époux Piquée, en leur qualité de co-gérants, ont assigné la société Esso pour voir prononcer la nullité de la situation contractuelle par application des dispositions des articles 1129 et 1591 du Code Civil, subsidiairement par application des dispositions de la loi du 20 mars 1956, pour voir requalifier leurs rapports contractuels en un contrat de mandat et, ensuite de la nullité, d'établir un compte de restitution.

Par ailleurs, la société Esso a dénoncé le contrat en cours à effet du 30 septembre 1989.

Par le jugement déféré, le Tribunal, se référant à son précédent jugement avant dire droit du 29 janvier 1990 ordonnant une expertise à l'effet d'évaluer les pertes éventuellement subies par la société Hayange, a notamment prononcé la nullité des contrats susvisés.

Appelants, la société Hayange, M. Piquée et Mme Piquée soutiennent

que le montage contractuel initié par le pétrolier dans le but de transférer tous les risques de l'entreprise à l'exploitant en conservant à son profit la maîtrise de tous les paramètres essentiels de l'exploitation serait nul au regard des dispositions des articles 1129 et 1591, et 1174 du Code civil pour comporter l'obligation d'approvisionnement exclusif auprès de la société Esso et de payer les fournitures au tarif imposé par celle-ci,

qu'en conséquence de la nullité, les parties devraient être remises dans le même état que si les obligations nées du contrat n'avaient pas existé, et qu'un compte de restitution s'imposerait, sans que puissent être utilement invoqués la teneur des accords interprofessionnels.

Ils demandent en conséquence à la Cour, par voie de réformation de la décision, de prononcer la nullité des contrats en cause et d'ordonner une expertise, à la charge de la société Esso, à l'effet d'établir un compte de restitution prenant en compte le remboursement du déficit d'exploitation, la légitime rémunération des gérants, la moitié de la marge nette, calculée par différence entre le prix pratiqué dans la station-service et le cours international des produits sur le marché de Rotterdam, dégagée par la société Esso sur la vente des produits lubrifiants et carburants, la somme de 214 550 F incorporant une part bénéficiaire pour la société Esso, et de lui allouer la somme de 100 000 F, portée à 177 663,09, en application des dispositions de l'article 700 du NCPC.

Intimée et appelante incidemment, la société Esso conclut, par voie de réformation, au débouté des appelants en toutes leurs prétentions et sollicite la condamnation de la société Hayange à lui payer la somme de 219 850,88 F, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 6 février 1990, outre l'allocation de la somme de 25 000 F sur le fondement de l'article 700 susvisé.

Elle fait valoir

que la clause d'approvisionnement exclusif concernant les carburants ne serait pas entachée de nullité,

que la clause relative à la rémunération du mandataire ne présenterait pas un caractère potestatif ou indéterminé,

qu'il ne serait pas démontré qu'elle ait exécuté de mauvaise foi le contrat et en ait tiré un profit abusif.

Aux termes de leurs écritures complémentaires, Les Appelants reprennent

le moyen tiré de la nullité des contrats en raison du caractère potestatif du tarif des lubrifiants, sans avoir à démontrer que la politique des prix pratiqués par le pétrolier aurait été défavorable à l'exploitant, et alors qu'il serait démontré que la société Esso aurait vendu les lubrifiants, activité ne présentant pas un caractère mineur, aux grandes surfaces à un prix de 30 à 50 % inférieur au tarif imposé à l'exploitant, attitude qui serait exclusive de la bonne foi de la société Esso dans la formation et l'exécution de ses obligations contractuelles,

le moyen tiré de la nullité du contrat du mandat au regard de la potestativité et de l'indétermination de la rémunération du distributeur, au motif que l'exploitant ne pouvait par avance connaître le montant de sa rémunération et que le pétrolier n'aurait eu aucun intérêt au développement des ventes, ce qui démontrerait, de plus fort, la mauvaise foi de celui-ci.

Ils précisent le moyen tiré de l'abus dans la fixation du prix du carburant et de la mauvaise foi dans l'exécution du contrat imputables à la société Esso qui aurait pratiqué un prix largement au dessus du cours du marché de Rotterdam, sans contrepartie réelle conduisant la clientèle à se détourner de la station-service occasionnant à l'exploitant un préjudice comprenant des gérants démontrant la mauvaise foi de celle-ci dans l'exécution du contrat ce qui aurait conduit la clientèle de la station-service à se détourner.

Ils ajoutent que l'expertise pratiquée par l'expert fournirait à la Cour des éléments mettant en évidence que la station-service aurait fonctionné au détriment de l'exploitant caractérisant la mauvaise foi de la société Esso.

Subsidiairement, ils forment une demande tendant à obtenir l'indemnisation du mandataire sur le fondement des articles 1999 et 2000 du Code Civil.

Ils forment une prétention nouvelle tenant à la nullité des contrats en soulevant le moyen tiré de la violation des articles 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et des articles 7 et 8 alinéa 2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 pour avoir fausser le jeu de la concurrence et abuser de sa position dominante sur le marché des carburants pour automobiles en pratiquant des prix élevés privant l'exploitant de la possibilité de s'aligner sur la concurrence.

En réponse, la société Esso reprend l'argumentation précédemment développée en rappelant que la clause d'exclusivité ne porte que sur les lubrifiants vendus dans la station-service, et conclut au rejet de la demande fondée sur les dispositions susvisées au motif que ni la pratique illicite invoquée tenant à une pratique de prix élevé de nature à fausser le jeu de la concurrence, ni l'abus d'une position dominante sur le marché des stations-service seraient rapportées et ajoute que la clause relative aux lubrifiants, limitant l'exclusivité aux carburants vendus dans la station-service, bénéficiait de l'exemption par catégorie excluant cette clause de l'application des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986.

Sur quoi, LA COUR,

Sur la nullité du contrat de mandat et gérance sur le fondement des articles 1129, 1591 et 1174 du Code civil,

Considérant que le contrat conclu le 25 septembre 1985, seul produit aux débats, énonce

" au titre du mandat ", que la société Esso donne mandat à la société Hayange de vendre au détail, au nom et pour le compte de la société Esso et au prix par elle indiqué, les produits énergétiques visés à l'annexe, moyennant le versement d'une commission couvrant forfaitairement la rémunération et l'ensemble des frais de l'exploitant qui comprend une partie fixe et une partie variable,

" au titre de la location-gérance " que les produits et services rendus dans ce cadre contractuel comprennent notamment les lubrifiants et le mélange 2 temps, pour lesquels lorsqu'ils sont utilisés dans la station, l'exploitant devra s'approvisionner exclusivement auprès de Esso aux tarifs et conditions de vente en vigueur au jour de la livraison ;

Considérant, lors même qu'il n'y a pas lieu de répondre aux considérations d'ordre général formulées par les appelants sur " la coexistence de deux situations juridiques diamétralement opposées au sein d'un même contrat heurtant le bon sens et les principes les plus établis en matière de droit économique ", qu'il suffit de relever que les conventions successivement en cause, ont été librement conclues entre les parties, sans que soit invoqué un vice affectant le consentement de l'une d'entre elles ;

Considérant que la société Hayange ne peut prétendre que la clause d'approvisionnement exclusif portant sur les lubrifiants et le mélange 2 temps utilisés dans la station est nulle au motif que, en application de la convention cadre, elle ne disposait pas de la faculté de discuter le prix et lors de chaque vente élémentaire le prix n'était déterminé ou déterminable en dehors de la volonté unilatérale de la société Esso ;

Qu'en effet les dispositions de l'article 1129 du Code civil ne sont pas applicables à la détermination du prix;

Que les dispositions de l'article 1591 du Code civil n'étant applicables qu'au contrat de vente, l'indétermination du prix des ventes élémentaires, à la supposer établie, n'affecte pas la validité de la convention cadre;

Considérant que le caractère potestatif et indéterminé de la rémunération du mandataire n'est pas établi ;

Qu'en effet [selon] l'indication de la société Hayange les parties auraient eu des intérêts divergents en ce qui concerne le développement des ventes des carburants puisque " la société Esso aurait eu intérêt à vendre un litrage optimum à un prix maximum alors que l'intérêt de l'exploitant aurait été de vendre maximum à un prix minimum " ne saurait être retenue puisque ni l'état de la concurrence, en l'espèce les stations-services desservant les carburants d'autres sociétés pétrolières, ni le comportement des clients ne sont pris en compte ;

Que la quantité de carburants vendus, en fonction de laquelle est calculée la partie variable de la commission, ne dépend pas uniquement de la politique de prix pratiqués par le pétrolier mais de l'activité déployée personnellement par l'exploitant, de l'implantation géographique de la station-service ainsi que de l'activité de la concurrence ;

Sur la demande en indemnisation fondée sur les dispositions de l'article 1134 du Code civil,

Considérant que la société Hayange fait grief à la société Esso, d'une part d'avoir pratiqué des prix abusifs pour les carburants comme pour les lubrifiants, d'autre part d'avoir méconnu son obligation d'exécuter le contrat de bonne foi en ne lui donnant pas les moyens de pratiquer des prix concurrentiels ;

Que, sur le premier point, que la seule indication que la société Esso aurait pratiqué un prix largement supérieur à celui du marché de Rotterdam auprès duquel elle s'approvisionnerait ne permet pas de retenir un prix de référence significatif et méconnaît les coûts pris en compte par le pétrolier pour déterminer son tarif et la stratégie commerciale par lui adoptée ;

Que la fixation du prix à la pompe, fut-il élevé comme le fait que les lubrifiants auraient été vendus à l'exploitant à un prix largement supérieur à celui des grandes surfaces est insuffisant à démontrer que la société Esso aurait agi en fonction de ses intérêts propres et au détriment de ceux de son cocontractant pour les motifs ci-dessus retenus quant à la fixation du prix des carburants et alors que l'approvisionnement des grandes surfaces et d'un exploitant d'une station-service ne sont pas comparables ;

Que, en invoquant le comportement fautif de la société Esso au motif prétendu que celle-ci n'aurait pas donné à l'exploitant les moyens de pratiquer des prix concurrentiels, les appelants tentent de remettre en cause l'économie librement acceptée par les parties du contrat ;

Sur la nullité fondée sur les dispositions de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 7, 8 et 9 de l'ordonnance du 1er décembre 1986,

Considérant que, en ce qui concerne le premier de ces textes, la preuve d'une action concertée ou d'une position dominante occupée par la société Esso sur le marché intérieur n'est pas rapportée ;

Considérant que le moyen tiré de l'exemption par catégorie, ne peut prospérer dans la mesure où l'application de l'article 85 du traité de Rome n'est pas en cause ;

Considérant que les dispositions de l'article 7 de la seconde ordonnance exigent que soit démontrée l'existence d'une action concertée de la société Esso sur le marché de référence, susceptible d'influer sur le libre jeu de la concurrence ;

Qu'à supposer même défini le marché pertinent comme celui des carburants pour les automobiles, la preuve d'une action concertée de la société Esso sur ce marché n'est à l'évidence pas rapportée ;

Considérant que la société Esso invoque seulement les dispositions de l'alinéa 2 de l'article 8 de l'ordonnance susvisée ;

Que l'exploitation abusive par la société Esso de l'état de dépendance économique de l'exploitant ne saurait être retenue dès lors que la société Hayange qui n'était liée à la société Esso par une clause d'approvisionnement exclusif limitée aux lubrifiants et au mélange de 2 temps utilisés dans la station-service, disposait de solutions équivalentes pour s'approvisionner et surtout que la clause en cause, incluse dans une convention relevant du régime de la distribution intégrée, porte sur une activité marginale ;

Sur l'indemnisation fondée sur les dispositions des articles 1999 et 2000 du Code civil,

Considérant que l'objet de la commission a été défini dans le contrat ; que la commission convenue couvre forfaitairement la rémunération et l'ensemble des frais de l'exploitant ;

Que la société Hayange ne peut donc prétendre bénéficier des dispositions de l'article 1999 du Code civil ;

Considérant que la société Hayange est fondée à invoquer le bénéfice de l'article 2000 du Code civil dès lors que la commission forfaitaire sur la vente des carburants ne peut avoir pour objet de couvrir les pertes d'exploitation subies par le mandataire sans imprudence de sa part à l'occasion de sa gestion ;

Qu'une expertise s'impose de déterminer les seules pertes d'exploitation éventuellement générées par l'activité de mandataire de la société Hayange, qui comprendront notamment les charges salariales normales, à l'exclusion des apports faits le cas échéant si les pertes constatées ne relèvent d'une imprudence du mandataire ;

Sur la créance de la société Esso,

Considérant que la société Esso sollicite le paiement de la somme de 219 580,88 F en principal au titre du solde de fin de gestion, créance qui est contestée par les appelants ;

Que les divers relevés de compte et factures produits par la société Esso ne permettent pas à la Cour d'apprécier le montant de la créance réclamée ;

Que l'expert ci-après désigné aura également pour mission de vérifier le montant de cette créance ;

Sur les demandes accessoires et les dépens,

Considérant qu'il est prématuré de statuer sur ces demandes et sur la charge des dépens ;

Par ces motifs : Réforme en toutes ses dispositions le jugement déféré, Déboute la société Hayange, M. Piquée et Mme Piquée de leurs demandes en nullité des contrats de mandat et de gérance, fondées d'une part, sur les dispositions des articles 1129, 1591 et 1174 du Code civil, et d'autre part, sur les dispositions des articles 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 et 7, 8 et 9 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, Les déboute de leur demande d'indemnisation fondée sur les dispositions de l'article 1134 du Code civil, Avant dire droit sur le surplus des demandes, Ordonne une expertise, Désigne pour y procéder Mme Sainte Marie demeurant 18 rue Roger bacon 75017 Paris, tel 01.45.72.41.09, avec mission de déterminer les pertes d'exploitation supportées par la société Hayange dans l'exercice de son activité de mandataire pendant la durée des contrats conclus les 29 et 30 septembre 1981 et 25 septembre 1985, en y incluant notamment les charges salariales normales et sans retenir les apports éventuellement faits par les gérants à la société, enfin en précisant si les pertes dégagées sont imputables à l'imprudence du mandataire, donner son avis sur le montant de la créance de la société Esso, Fixe à la somme de 15 000 F le montant de la provision à valoir sur les honoraires de l'expert que la société Esso devra verser au secrétariat greffe de la Cour avant le 1er septembre 1997, Dit que l'expert déposera son rapport avant le 10 avril 1998, Dit qu'à défaut de consignation de la provision dans le délai imparti l'expertise deviendra caduque et l'affaire rappelée pour qu'elle soit jugée en l'état, Désigne M. Cailliau, conseiller, pour suivre les opérations d'expertise, Réserve les dépens.