CA Paris, 18e ch. A, 19 novembre 1997, n° 96-32772
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Gelor (Sté)
Défendeur :
Lamour
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Quenson
Conseillers :
Mmes Dujardin, Boitaud
Avocats :
Mes Carnis, Hannelais, Leloup.
La société Gelor a relevé appel d'un jugement rendu le 27 octobre 1995 par le conseil de prud'hommes de Paris qui, ayant notamment constaté la nullité du contrat de franchise conclu avec M. Christian Lamour et ayant requalifié ce contrat en contrat de travail à durée déterminée, l'a condamnée à payer à ce dernier :
- 20 755,00 F droit d'entrée dans le réseau de franchise,
- 33 377,59 F remboursement des redevances,
- 31 793,58 F montant des loyers du camion,
- 20 000,00 F article 700 du nouveau code de procédure civile,
ainsi que, pour la période d'activité de M. Lamour en sa qualité de travailleur indépendant du 25/10/93 au 13/06/94 :
- le montant des cotisations sociales obligatoires,
- la différence entre le montant total des revenus net HT perçus et le salaire net qu'il aurait dû recevoir, augmentée de la prime de transport, de l'indemnité de déplacement et de congés payés,
enfin, les indemnités consécutives à la rupture :
- dommages et intérêts d'un montant égal aux rémunérations que M. Lamour aurait perçues jusqu'au terme du contrat, le 25/10/1999,
- l'indemnisation de précarité,
- un mois de salaire pour non respect de la procédure de licenciement.
Le jugement ordonne en outre le régularisation de la situation de M. Lamour auprès des organismes sociaux et l'affichage de la décision pendant un mois sur toutes les portes de l'entreprise.
La société Gelor conclut à l'infirmation du jugement et au débouté intégral des demandes.
Elle forme un appel incident aux fins d'obtenir le remboursement de la somme de 52 246 F 58 versée au titre de l'exécution du jugement ainsi que celle de 75 500 F 96 TTC au titre de la redevance et des marchandises impayées.
Subsidiairement, si la Cour retenait la qualification du contrat de franchise en contrat de travail, elle conclut au débouté de toutes les demandes.
Elle sollicite la paiement d'une somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
M. Lamour sollicite devant la Cour :
- 20 755 F droit d'entrée dans le réseau de franchise,
- 33 377 F 59 montant des redevances,
- 31 793 F 58 montant des loyers pour location de camion,
- 13 325 F montant des cotisations obligatoires,
- 43 464 F 20 différence entre le montant des revenus nets HT perçus pour la période du 25/10/93 au 13/06/94, augmenté de la prime de transport et de déplacement,
- l'indemnité compensatrice des congés payés pour la période du 25/10/93 au 13/06/94,
- 300 000 F à titre de dommages et intérêts pour rupture du contrat,
- un mois de salaire pour non respect de la procédure,
- 20 000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile,
Enfin, il demande que la société Gelor soit condamnée à régulariser sa situation auprès de l'Ursaff, des Assedic, et des Caisses de Retraites compétentes et à afficher la décision pendant un mois sur toutes les portes de ses locaux d'activité.
Après deux contrats de travail à durée déterminée de 3 mois du 19 avril au 19 octobre 1993, M. Lamour, engagé pour distribuer les produits surgelés de marque " Eismann Gelor " par la société Gelor dont l'activité est la vente à domicile de produits surgelés, a signé un contrat dénommé " contrat de franchise " le 25 octobre 1993 pour une durée de 6 ans.
Sur la demande de M. Lamour, le conseil de prud'hommes de Paris a prononcé la nullité de ce contrat et l'a requalifié en contrat de travail à durée déterminée.
Monsieur Lamour qui prétend que sa franchisation résulte non pas d'une option mais d'une contrainte liée aux difficultés économiques rencontrées par la société Gelor, soutient d'une part que la société lui a fait signer le contrat litigieux sans respecter les dispositions d'ordre public de la loi dite Doubin du 31 décembre 1989 et de son décret d'application du 4 avril 1991 et d'autre part que les modalités d'exécution de son travail sont restées identiques à celles des revendeurs salariés, pour une rémunération inférieure à celle qu'il percevait en tant que salarié de la société Gelor.
Il prétend qu'il était privé de la liberté d'entreprendre propre à la profession de travailleur indépendant.
Il demande à voir requalifier ce contrant en contrat de travail à durée indéterminée.
La société Gelor entend démontrer que le Conseil de prud'hommes n'était pas compétent pour statuer sur les relations contractuelles des parties lesquelles n'étaient pas liées par un contrat de travail.
Elle maintient qu'il s'agissait bien d'un contrat de franchise conclu dans le respect des dispositions légales, M. Lamour étant immatriculé au registre du commerce et exerçant son activité en toute indépendance.
Elle estime sur ce dernier point que M. Lamour ne rapporte pas la preuve qui lui incombe de l'existence d'un lien de subordination.
Sur ce :
La société Gelor n'a pas formellement soulevé d'exception d'incompétence devant le Conseil des Prud'hommes avant toute défense au fond et se borne devant la Cour à invoquer l'effet dévolutif de l'appel.
Il appartient à la Cour, investie de la plénitude de juridiction, de statuer sur le fond du litige.
L'article 1er de la loi du 31 décembre 1989 relative au développement des entreprises commerciales prévoit que toute personne qui met à la disposition d'une autre un nom commercial, une marque ou une enseigne, en exigeant d'elle un engagement d'exclusivité pour l'exercice de son activité, est tenue préalablement à la signature de tout contrat conclu dans l'intérêt commun des deux parties de fournir à l'autre partie un document donnant des informations sincères, qui lui permette de s'engager en connaissance de cause.
Le contenu de ce document qui doit être communiqué 20 jours au minimum avant la signature du contrat, est fixé par le décret n° 91-337 du 4 avril 1991.
En l'espèce, il est bien indiqué au préambule du contrat dit de franchise qu'il a été satisfait aux obligations légales d'information, le franchisé ayant reçu le dossier d'information comportant un exemplaire du présent contrat du 20 septembre 1993.
Le document, mis à jour le 27 septembre 1993, intitulé " La franchise Eismann " en préambule du contrat de franchise (annexe 2) comporte seulement mention de l'évolution du chiffre d'affaires, des comptes annuels des deux derniers exercices (annexe 1) ainsi que des informations sur l'évolution du marché, à l'exclusion de toute présentation du réseau d'exploitants.
Il n'est donc pas établi que M. Lamour ait eu connaissance de la liste des franchisés produite aux débats par la société Gelor comme figurant selon elle en annexe 2 avant la signature du contrat.
Cette omission n'a pas permis à M. Lamour de s'engager en toute connaissance de cause.
En tout état de cause, sur la nature du contrat :
Aux termes de l'article L. 120-3 du Code du travail, les personnes physiques immatriculées au registre du commerce sont présumées ne pas être liées par un contrat de travail dans l'exécution de l'activité donnant lieu à cette immatriculation. Toutefois, l'existence d'un contrat de travail peut être établie lorsque ces personnes fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d'ouvrage dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l'égard de celui-ci.
En l'espèce, il appartient à M. Lamour, immatriculé au registre du commerce depuis le 20 décembre 1993, de rapporter la preuve, au-delà du libellé formel des clauses contractuelles et dans la réalité de l'exécution du contrat, de l'existence d'une subordination juridique, exclusive de l'indépendance propre au statut du franchisé.
Il ressort du dossier que :
M. Lamour a signé un contrat dit " contrat de franchise " pour une durée de 6 ans, prévoyant la concession en exclusivité d'un territoire et l'obligation pour M. Lamour de commercialiser exclusivement les produits de la société.
Les horaires de chargements de marchandises dans les dépôts Eismann sont limités pour l'ensemble des vendeurs, franchisés compris : 8 H et 10 H (heure limite de départ du dépôt) puis à compter du 1er avril 1994, de 8 H à 9 H 30 soit un départ du dépôt vers 10 H 30 au plus tard (note du 30 mars 1994).
Les prix de vente des produits sont fixés par la société Gelor dans des catalogues donnés à la clientèle " pris tarif, prix promo, prix public conseillé ".
Certes, il est stipulé au contrat qu'il appartiendra au franchisé de déterminer les prix de vente des produits à ses clients, les prix figurant dans les catalogues remis n'étant que des prix " conseillés ". Cependant, le franchisé se trouve, en fait, dans l'obligation d'appliquer ce tarif ainsi généralisé à l'ensemble du réseau et ne conserve pas une réelle autonomie dans la fixation du prix de revente.L'exemple d'une animation tee-shirt facultative pour les franchisés n'apporte pas la démonstration contraire mais seulement celle d'une liberté ponctuelle sur un programme de promotion proposé par le directeur de vente.
Si la publicité vend les produits aux franchisés au tarif public HT en vigueur déduction faite d'une liste de rabais allant de 21 % à 31 % suivant les produits, cette remise constitue pour le franchisé le minimum de sa rémunération.
La société Gelor ne fournit aucun exemple permettant d'établir que les franchisés " s'évadaient " du prix public conseillé.
Ceci explique que M. Lamour a retiré de son activité de franchisé un revenu inférieur à celui qu'il retirait de son activité de vendeur salarié.
La comparaison avec les revenus d'autres franchisés dont l'ancienneté en cette qualité et les données propres à leur secteur d'exclusivité ne sont pas connues, n'est pas de nature à établir un défaut d'investissement propre à l'intéressé qui par ailleurs était classé 23e sur une liste de 53 " vendeurs cumulés " en mars 1994.
Enfin il ressort du ton et de la teneur des courriers ou notes adressées par le directeur des ventes que celui-ci exerçait une pression hiérarchique sur les franchisés comme sur les vendeurs salariés (note du 2 juin 1993).
Il se déduit de l'ensemble de ces éléments que M. Lamour ne disposait pas d'une réelle indépendance, la faculté de ne pas être revêtu de la tenue Eismann, la possibilité de stationner le camion ailleurs qu'au dépôt et la faculté de chargement en une ou plusieurs fois par semaine n'étant pas des éléments signifiants d'une autonomie économique propre au statut du franchisé.
Ainsi, M. Lamour détruit la présomption résultant de son immatriculation au registre du commerce.
C'est donc bien par un contrat de travail établi sous le couvert d'une franchise que les parties étaient liés.
Le jugement sera infirmé en ce qu'il a requalifié ce contrat en contrat de travail à durée déterminée alors qu'il doit être requalifié en contrat de travail à durée indéterminée, la durée du contrat étant supérieure à la durée maximum légale prévue à l'article L. 122-1-2 du code du travail.
Sur la rupture
La lettre du 13 juin 1994 adressée par la société Gelor à M. Lamour mettant fin à leurs relations contractuelles doit s'analyser en une lettre de licenciement pour faute grave, dès lors, que faisant état de 3 fausses déclarations portées sur les listings de tournées entraînant le paiement d'un faux nouveau client ou la non suppression de 2 clients inactifs, la société rappelait les termes de l'article 13 du contrat : " si l'inexécution d'une obligation du franchisé porte atteinte à l'image du réseau, affecte gravement les intérêts de la société ou porte sur une obligation essentielle des termes du présent contrat, celle-ci pourra, sans mise en demeure préalable et sans préavis, résilier le contrat. "
M. Lamour conteste l'existence de fausses déclarations.
Sur ce :
La société Gelor fait état de l'inscription d'un faux nouveau client, Mme Porteboeuf.
Or Mme Guiho atteste avoir donné comme nouvelle cliente Mme Porteboeuf Isabelle (les commandes passant par Mme Guiho).
La société Gelor fait grief à M. Lamour d'avoir mentionné la commande de deux clientes, Mesdames Caderon et Bonnet.
La seule édition des bordereaux de tournée datées des 6 et 7 juin 1994 portant les mentions manuscrites dont on ne connaît pas l'auteur " cette cliente n'a pas pris cette somme le 06/06/94, Congelo en panne ", " la cliente n'a pas été visitée " ne permet pas d'établir les fausses déclarations alléguées.
En tout état de cause, le faible montant des sommes qui auraient été indûment perçues par M. Lamour du fait de ces déclarations (3 x 260 F) ne peuvent constituer ni la faute grave ni la cause réelle et sérieuse de la rupture.
Sur les conséquences de la requalification du contrat et de la rupture.
Les sommes réclamées au titre du droit d'entrée dans le réseau franchise, des redevances versées par M. Lamour du montant des loyers versés au titre de la location du camion entre la date du contrat dit de franchise du 25 octobre 1993 et le 13 juin 1994 (lettre de rupture) et le salaire net qu'il aurait dû percevoir durant cette même période, augmenté de la prime de transport et de l'indemnité de déplacement et des congés payés, n'est pas subsidiairement discutée dans son montant. Elle est due, soit celle de 43 464 F 20, étant précisé que le salarié a tenu compte dans le calcul de cette somme de l'indemnité compensatrice de congés payés.
Enfin, la Cour a les éléments nécessaires pour fixer à 40 000 F le montant de la réparation du préjudice subi par M. Lamour du fait de la rupture abusive et du non respect de la procédure de licenciement.
Sur la demande reconventionnelle
La société Gelor réclame à M. Lamour la somme de 52 246,58 F payée au titre du montant du droit d'entrée non acquitté et du stock non réglé et non restitué.
Pour les motifs ci-dessus exposés, le remboursement de la somme réglée en vertu du jugement et le solde du droit d'entrée ne sont pas dues.
En revanche, M. Lamour devra rembourser à la société Gelor le montant du stock de départ mis à sa disposition, déduction faite du stock restitué et payé, soit la somme non subsidiairement discutée par M. Lamour de 36 955 F 96.
Sur l'affichage de la décision,
Il n'apparaît pas nécessaire de l'ordonner. Le jugement sera infirmé sur ce point.
Sur la demande de régularisation auprès des organismes sociaux
La mise en cause de ces organismes est nécessaire. Il convient d'ordonner la réouverture des débats à cet effet.
Les circonstances de la cause commandent d'allouer à M. Lamour une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure Civile. Pour l'ensemble de la procédure.
Par ces motifs : Infirme le jugement, Prononce la nullité du contrat dit de franchise et celle des contrats afférents, Dit que M. Lamour était lié à la société Gelor par un contrat de travail à durée indéterminée, Condamne la société Gelor à payer à M. Lamour les sommes suivantes : - 20.755,00 F (Vingt Mille Sept Cent Cinquante Cinq Francs) droit d'entrée dans le réseau de franchise, - 33.377,59 F (Trente Trois Mille Trois Cent Soixante Dix Sept Francs Cinquante Neuf) remboursement des redevances, - 31.793,58 F (Trente et un Mille Sept Cent Quatre Vingt Treize Francs Cinquante Huit montant des loyers du camion), - 13.325,00 F (Treize Mille Trois Cent Vingt Cinq Francs) au titre des cotisations sociales, - 43.463,20 F (Quarante Trois Mille Trois Cent Soixante Trois Francs Vingt) au titre de la différence entre le montant total des revenus nets hors taxes tirés de l'activité de M. Lamour entre la date du contrat dit de franchise du 25 octobre 1993 et le 13 juin 1994 et le salaire net qu'il aurait dû percevoir durant cette même période, augmenté de la prime de transport et l'indemnité de déplacement des congés payés, - 40.000,00 F (Quarante Mille Francs) à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive et non respect de la procédure, - 10.000,00 F (Dix Mille Francs) article 700 du Nouveau Code procédure civile pour l'ensemble de la procédure, Déboute M. Lamour de sa demande d'affichage de la décision, Dit que la somme de 36.955,96 F (Trente Six Mille Neuf Cent Cinquante Cinq France Quatre Vingt Treize) due à la société Gelor viendra en compensation des sommes dues à M. Lamour, Prononcer la réouverture des débats sur la demande régularisation auprès des organismes sociaux, Dit que M. Lamour devra communiquer à la Cour les noms et adresses des organismes sociaux auprès desquels il sollicite une régularisation de sa situation en vue de leur convocation, avant le 20 décembre 1997, Dit que l'affaire sera rappelée à l'audience du 16 mars 1998 à 13 heures 30. Ordonne la convocation par le greffe de ces organismes sociaux pour cette date d'audience. Déboute les parties du surplus des demandes. Condamne la société Gelor aux dépens de première instance et d'appel.