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Décisions

CA Douai, 2e ch., 27 novembre 1997, n° 94-06519

DOUAI

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Interbrew France (SA)

Défendeur :

Brasserie et développement Act (SARL), Brasserie et développement patrimoine (EURL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Gosselin

Conseillers :

M. Ludet, Mme Chaillet

Avoués :

Mes Le Marc'Hadour Pouille-Groulez, Congos Vandendaele, Masurel-Thery

Avocats :

Mes Contamine-Raynaud, Marchal, Auque.

T. com. Lille, du 9 juin 1994

9 juin 1994

Par acte du 17 juillet 1981, la société Immobilière des établissements Motte Cordonnier aux droits de laquelle est venue la société Brasserie et Développement qui exerce l'activité industrielle de brasserie, a donné à bail à M. Claude Wasse un immeuble à usage de commerce de débit de boissons situé à Armentières, ledit bail prévoyant une clause d'approvisionnement exclusif en bière et boissons. Ce bail a été transféré au profit des époux Bintein-Dachicourt qui a vendu le fonds aux époux Denaene Houvenaghel.

Par acte notarié du 21 mai 1992, la société Interbrew a vendu à la SA Brasserie Développement un certain nombre d'immeubles dont celui loué à Mme Woitrain, ledit acte prévoyant que la société Brasserie et Développement s'engageait à faire figurer les conventions de fournitures lors des renouvellements des baux en cours, pendant une durée de 10 ans sous peine d'une indemnité au profit de la société Interbrew France.

Par acte du 8 novembre 1993, les époux Denaene assignaient la société Brasserie et Développement devant le Tribunal de commerce de Lille aux fins de voir déclarer nulle la clause des fournitures stipulée dans le contrat de bail du 3 juillet 1984.

Par jugement rendu le 9 juin 1994, ce tribunal, recevant la société Interbrew France en son intervention volontaire tout en l'y déboutant, a :

- dit que la convention de fournitures inscrite au bail était nulle pour disparition de cause ;

- dit que le bail restait valide nonobstant la nullité de la convention de fournitures ;

- condamné solidairement la société Brasserie et Développement et la société Interbrew France à payer aux époux Denaene la somme de 2 000 F sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par acte du 15 juillet 1994, la société Interbrew France relevait appel de cette décision.

Par conclusions déposées les 15 novembre 1994 et 27 septembre 1996, cette société demande à la Cour, infirmant cette décision, de :

- constater et juger que la clause de fourniture exclusive est et demeure valable ;

- subsidiairement, si la Cour devait prononcer sa nullité ou sa caducité, de constater que cette clause de fourniture est et demeure valable ;

- subsidiairement, si la Cour devait prononcer sa nullité ou sa caducité, de constater que cette clause est déterminante du bail qui ne saurait être maintenu après sa disparition conformément à la volonté expresse des parties ;

- débouter le preneur de ses demandes et le condamner à lui verser 10 000 F sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Elle conteste la motivation retenue par le tribunal de commerce pour admettre la nullité de la convention de fournitures pour défaut de cause dans la mesure où la dissociation partielle de ces contrats par le transfert de propriété au profit de la société Brasserie et Développement n'a pu avoir pour effet d'enlever à l'un d'eux seulement, sa cause ; qu'après la cession, la situation du preneur est restée la même sans que celui-ci puisse exiger que le bailleur et le fournisseur restent la même personne ;

Que l'éventuelle disparition postérieure de la cause ne peut entraîner la caducité du contrat qui possédait une cause au moment de sa formation ;

Qu'il ne peut y avoir résolution du contrat pour inexécution sur le fondement de l'article 1184 du Code civil dans la mesure où le preneur ne justifie pas d'une inexécution contractuelle, le preneur continuant à bénéficier à la fois de la jouissance des locaux et de la fourniture des bières ; que la transmission du bail s'est faite par l'effet de la loi et la convention des parties ; qu'il n'y a pas lieu à nullité de la convention pour indétermination de la personne du fournisseur, la considération de la personne n'étant pas déterminante dans ce genre de contrat ; qu'il n'y a pas davantage existence à cet égard d'une condition potestative puisqu'elle s'engage à une obligation de résultat réalisée par elle-même ou par un tiers entrepositaire qu'elle désigne ; qu'il n'y a pas indétermination du prix puisque celui-ci est déterminé par référence à un tarif ;

Que la loi du 14 octobre 1943 est inapplicable en l'espèce dans la mesure où elle ne vise que les biens et non les immeubles dont relèvent le présent bail commercial ; que l'article 85-1 du Traité de Rome n'est pas davantage applicable dans la mesure où il ne vise qu'à interdire les clauses ayant pour effet d'empêcher la concurrence à l'intérieur du Marché Commun, et non dans un même état membre ;

Qu'il n'y a pas davantage violation du principe du renouvellement des baux commerciaux dans la mesure où la clause ne fait aucunement obstacle au renouvellement du bail existant ; qu'il y a contradiction à prétendre à l'indissolubilité des liens entre contrat de bail et contrat de fourniture pour obtenir la nullité de la clause puis prétendre que la nullité de cette clause serait sans incidence sur la validité du bail ;

Par conclusions déposées les 11 janvier 1995 et 19 mars 1996 les époux Denaene demandent à la Cour de confirmer le jugement critiqué et de condamner la société Interbrew à lui régler 10 000 F sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Ils exposent que l'économie du contrat initial a été bouleversée en 1992 dans la mesure où, jusque lors, le contrat de bail passé entre le locataire débitant de boissons et de bailleur/brasseur, constituant un tout, avait pour intérêt le fait que le bailleur/brasseur consentait au locataire des conditions intéressantes en contrepartie desquelles le locataire s'engageait à distribuer exclusivement les produits du bailleur/brasseur ; que cette situation indissociable devait cesser avec la scission bailleur/brasseur, la société Brasserie et Développement, marchand de bières, n'ayant que l'intérêt de rentabiliser ses locations ;

Que l'absence de cause résulte de la contestation objective de l'absence de contrepartie puisque la cause de l'obligation de fourniture trouverait sa contrepartie dans les conditions de bail, le fournisseur ne pouvant plus garantir au fourni le respect des obligations des bailleurs ;

Que la convention de fournitures est également nulle pour indétermination de l'objet dans la mesure où elle prévoit à la charge du fourni une obligation de faire au profit d'une personne non désignée ;

Que la nullité découle également de son non-respect du règlement de la commission des communautés 1984/1983 du 22 juin 1983 qui prohibe les accords de fournitures de bières et autres boissons indéterminées pour une durée supérieure à cinq ans, or, en l'espèce, la durée est indéterminée, la convention devant s'appliquer jusqu'à la fin de l'exploitation du fonds ;

Que la clause est également nulle pour indétermination du prix ;

Qu'il ne saurait y avoir nullité du bail en conséquence de l'annulation de la clause dans la mesure où l'insertion dans un bail d'une clause illicite n'entraîne pas la nullité du bail ; que la société Brasserie et Développement ne peut prétendre que la clause d'approvisionnement était une cause déterminante dans la mesure où elle n'est pas bénéficiaire de cette clause, Interbrew fournisseur n'étant plus de son côté recevable à agir en nullité du bail puisqu'elle n'est plus titulaire de ce bail ;

Qu'il y a lieu à résolution du contrat de fourniture pour défaut d'exécution des prestations, le fournisseur parce qu'il n'est plus le bailleur, ne pouvant plus garantir l'exécution de son obligation de maintien des termes du bail ;

Aux termes d'écritures déposées le 19 octobre 1995 et 17 janvier 1996, la société Brasserie et Développement après avoir sollicité la confirmation du jugement, demande à la Cour de :

- lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice sur le bien fondé des demandes formulées ;

- dans l'hypothèse où la Cour déclarerait licite la clause de fournitures, de condamner les époux Denaene à lui verser 10 000 F à titre de dommages et intérêts et 5 000 F sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

- dans l'hypothèse où la Cour estimerait la clause de fournitures nulle, de dire que celle-ci a cessé d'exister en fait à la date du 21 mai 1992 et dire que dans cette hypothèse le bail tout entier est nul ; en conséquence, ordonner l'expulsion des époux Denaene, les condamner à une astreinte définitive de 1 000 F par jour de retard jusqu'à libération des lieux ainsi qu'à une indemnité d'occupation équivalente au montant du loyer actuel ;

- condamner les époux Denaene à lui payer 10 000 F à titre de dommages et intérêts et 5 000 F sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

- dire que les époux Denaene devront transférer la licence de 4e catégorie affectée à l'exploitation du débit de boissons ;

Sur ce,

Attendu que la société Interbrew apparaît recevable en son intervention et ses demandes dans la mesure où elle a un intérêt à voir préserver la poursuite de l'exécution de la clause de fourniture exclusive de bières dont elle reste bénéficiaire et débitrice vis à vis des époux Denaene qui ne contestent pas la validité ;

Attendu que contrairement à ce qu'ont jugé les premiers juges, il apparaît que les époux Denaene sont mal fondés à invoquer une nullité de cette clause d'approvisionnement exclusif pour absence de cause dont elle ne conteste ni l'existence ni la validité au moment de la conclusion du contrat, intervenue en cours d'exécution du contrat suite à la vente du fonds en 1992 pour inexécution à partir de cette date par le bailleur de ses obligations, dans la mesure où une éventuelle substitution du bailleur était prévue dans le contrat initial, qu'elle résulte par ailleurs d'une disposition légale (soit l'article 1734 du Code civil) mais que surtout ce transfert de propriété, s'il a opéré une scission entre les prestataires des deux obligations prévues au contrat (soit location du fonds et fourniture exclusive de bières) n'a pas eu pour conséquence de modifier l'exécution même de ces deux prestations qui continuent à être assurées au preneur-fourni;

Attendu que pas davantage, et pour les mêmes raisons, les époux Denaene n'apparaissent fondés à solliciter la nullité de la clause d'approvisionnement exclusif sur le fondement d'un bouleversement puisque ces conditions du bail étaient prévues dès la rédaction du contrat initial, acceptées par les parties, et que l'usage qu'en feraient les différents bailleurs successifs, n'était pas prévisible mais autorisé dans ses conditions d'application ;

Attendu que les époux Denaene sont encore mal fondés à invoquer la nullité de la clause pour indétermination du fournisseur, dans la mesure où, contractuellement le fournisseur s'était réservé la possibilité du choix d'un entrepositaire, choix qui apparaît sans incidence sur la validité de l'exécution de la prestation à condition que l'objet et le prix soient définis ; qu'en l'espèce, l'objet (soit les boissons) est parfaitement défini, de même que le prix, dans la mesure où le contrat de fourniture était accompagné d'un tarif, une telle détermination du prix étant parfaitement valable ;

Attendu que les époux Denaene invoquent un autre moyen de nullité de la clause, soit le non respect de la limitation dans le temps de cette clause d'exclusivité ;

Attendu qu'à cet égard, il convient de constater que cette clause insérée au bail initial du 3 juillet 1984 qui constitue les clauses et conditions du bail renouvelé est ainsi libellée : " les obligations de fournitures sont souscrites pour toute la durée du bail, de ses prolongations et des renouvellements accordés éventuellement au preneur en application des lois sur les baux commerciaux " ;

Attendu par ailleurs que l'acte de vente du fonds de l'immeuble loué par la société Interbrew France au profit de la société " Brasserie et Développement " intervenu le 21 mai 1992 prévoyait en sa page 40 l'obligation pour l'acquéreur de faire figurer les conventions de fournitures stipulées aux termes des contrats de location des immeubles lors des renouvellements des baux en cours ou de nouveaux baux pendant une durée de 10 ans sous peine pour l'acquéreur du versement d'une indemnité forfaitaire de 300 000 F par immeuble concerné ;

Attendu que, aux termes de l'article 1er de la loi du 14 octobre 1943, " est limitée à 10 ans la durée maxima de validité de toute clause d'exclusivité par laquelle l'acheteur, concessionnaire ou locataire de biens meubles s'engage vis à vis de son vendeur, cédant ou bailleur à ne pas faire usage d'objets semblables ou complémentaires en provenance d'un autre fournisseur " ; que cette disposition est applicable, même si la vente n'est pas encore parfaite au moment de la souscription de l'exclusivité et se réalisera par des actes d'exécution successive, aux clauses de fourniture exclusive de bière ; que le fait qu'une telle clause ait été insérée dans un contrat de bail portant sur un immeuble ne saurait avoir pour effet, de faire échapper ladite clause aux dispositions précitées, dès lors que, d'une part la volonté des parties ne peut soustraire une convention de ce genre à des dispositions d'ordre public en l'insérant dans un contrat non visé par le texte précité et que d'autre part, son insertion dans un contrat de bail d'immeuble ne modifie pas la nature de la convention qui demeure un contrat assimilé à un achat portant sur un bien meuble entrant dans les prévisions de ce texte ; qu'ainsi la clause précitée ne répondant pas aux exigences de durée limitée prévue par l'article 1er de la loi du 14 octobre 1943 en raison de sa reconduction automatique à chaque renouvellement de bail et de l'obligation qui est faite à tout cédant de l'imposer à son cessionnaire sans aucune limitation dans le temps, doit être annulée en ce qu'elle dépasse la durée maxima autorisée au-delà de laquelle les parties ne pouvaient valablement contracter, soit les époux Denaene ayant souscrit une telle obligation avec date d'effet le 1er janvier 1981, au-delà du1er janvier 1991 ; qu'à cet égard, il n'est pas inintéressant de constater que dans la convention précitée liant Interbrew à Brasserie et Développement, cette dernière société s'est engagée à faire reproduire une telle clause d'exclusivité dans la limite d'une durée de dix années ;

Attendu par ailleurs que l'annulation de cette clause ne peut avoir pour conséquence l'annulation du contrat en son entier en premier lieu dans la mesure où elle porte atteinte en raison de son caractère général et absolu, au droit de renouvellement du preneur qui n'y consentirait pas et qu'en second lieu, décider le contraire reviendrait à assurer au profit du bailleur, en raison de la menace d'annulation du bail tout entier, la pérennité d'une clause interdite par une disposition d'ordre public ; que dès lors, il y a lieu de rejeter la demande d'annulation du bail ; que le rejet des prétentions principales des sociétés Brasserie et Développement et Interbrew entraîne celui de leurs demandes accessoires ;

Qu'enfin, il convient d'allouer aux époux Denaene la somme supplémentaire de 3 000 F sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile que devra régler la société Interbrew ;

Par ces motifs, Statuant par dispositions confirmatives, infirmatives et nouvelles, Annule à compter du 1er janvier 1991 la clause de fourniture exclusive insérée dans le contrat de bail liant la société Brasserie et Développement et aux époux Denaene Houvenaghel. Dit que cette annulation de la clause n'entraîne pas l'annulation du contrat de bail. Condamne la société Brasserie et Développement à payer aux époux Denaene la somme de 3 000 F sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau code de procédure civile. Déboute les parties de leurs demandes contraires ou supplémentaires. Condamne solidairement les société Interbrew et Brasserie et Développement à payer les dépens de première instance et condamne la société Interbrew aux dépens d'appel dont distractions respectives au profit de la SCP Masurel-Thery et Congos Vandendaele, avoués, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.