CA Paris, 5e ch. C, 30 janvier 1998, n° 96-18679
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Boffi Spa (Sté)
Défendeur :
Italia Cuccine (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Desgrange
Conseillers :
Mme Cabat, M. Betch
Avoués :
SCP Barrier Monin, SCP Autier
Avocats :
Mes Ader, Chaltiel.
LA COUR statue sur l'appel formé par la société Boffi SPA, société de droit italien, contre un jugement, assorti de l'exécution provisoire, rendu le 21 mai 1996 par le Tribunal de commerce de Paris qui l'a condamnée à payer à la société Italia Cuccine, précédemment dénommée société MP, la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de concession qui liait les deux sociétés ainsi que celle de 15 000 F fixée en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La Cour se réfère pour l'exposé des faits et de la procédure à la relation exacte qu'en ont fait les Premiers Juges ;
Il suffit de rappeler que la société MP qui a pour activité la conception, l'agencement et l'installation de cuisines haut de gamme a été, durant près de vingt cinq ans, concessionnaire de la marque Boffi dont les meubles sont fabriqués par la société Boffi. Le 328 octobre 1994, la société Boffi a fait connaître à la société MP sa décision de mettre fin au contrat, en lui accordant un préavis de six mois.
Par assignation du 29 mai 1995 la société MP a saisi le Tribunal de commerce de Paris pour obtenir paiement de la somme de deux millions de francs en réparation du préjudice subi à la suite de la rupture du contrat de concession.
Le tribunal a retenu que la société Boffi avait abusivement rompu le contrat et a condamné la société Boffi à lui verser, à titre de dommages-intérêts, la somme de 500 000 F.
Appelante, la société Boffi demande à la Cour d'infirmer la décision déférée, de dire qu'elle n'a commis aucune faute en accordant un préavis conforme à l'usage et de condamner la société MP à lui payer la somme de 30 000 F pour ses frais irrépétibles de procédure.
Intimée, la société MP conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société Boffi pour rupture abusive du contrat et forme un appel incident demandant la condamnation de la société Boffi à lui payer la somme de deux millions de francs à titre de dommages-intérêts et celle de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR,
Considérant que si le concédant a le droit de mettre fin à un contrat de concession à durée indéterminée, c'est à condition que la résiliation n'ait pas un caractère abusif et que le concédant respecte un préavis suffisant.
Considérant qu'il est constant que la société Boffi a conclu un contrat de distribution avec la société MP exploitant un magasin situé Boulevard Saint Germain à Paris ; que ce contrat qui n'a fait pas l'objet d'un écrit, a été formalisé par un échange de lettres des 28 septembre et 31 décembre 1989, donnant à la société MP la distribution exclusive des cuisines haut de gamme de la marque Boffi dans les 1er, 4e, 5e, 6e, 7e, 14e, 15e et 16e arrondissements de Paris.
Considérant que les relations commerciales se sont déroulées dans de très bonnes conditions et de manière très fructueuse pour les deux sociétés durant près de vingt cinq ans; qu'il est démontré que la société MP, son gérant M. Michel Pognon et son épouse Mme Marie Noëlle Pognon se sont totalement investis dans l'exploitation de la marque Boffi, dont ils ont assuré la promotion en France, dans les revues spécialisées de meubles et aménagements de cuisine et dans des magasines à grande diffusion ; que la société MP justifie avoir réalisé plus de 60 % de son chiffre d'affaires en tant que concessionnaire de la marque Boffi, et de la forte et constante progression de la vente des cuisines de la marque Boffi durant toute la durée du contrat de concession.
Considérant que la société Boffi soutient n'avoir commis aucune faute en ayant fait usage, en octobre 1994 de son droit de rompre le contrat à durée indéterminée qui la liait à la société MP et en lui accordant un préavis de six mois ; que le moyen produit par l'appelante et pris de ce que la durée du préavis consacrée par les usages est de trois à six mois, doit être examiné à la lumière des spécificités de l'espèce.
Considérant que les relations commerciales se sont déroulées entre les sociétés MP et Boffi durant vingt cinq ans dans un climat de totale confiance et d'estime réciproques ; que l'analyse des nombreux courriers échangés entre les parties, avant la notification de la décision de rupture, démontre que cette collaboration professionnelle qui, avec le temps, a pris un ton amical, a été fructueuse pour les deux parties ; qu'aucun reproche de quelque nature que ce soit n'a jamais été formulé par le concédant à l'égard du concessionnaire.
Considérant que c'est la crainte de voir la société MP cesser son activité et ses dirigeants songer à prendre leur retraite et les difficultés qui pourraient en résulter, pour assurer la continuité de la vente de ses produits et le renom de la marque Boffi, qui ont conduit le concédant à rompre le contrat de concession d'une manière soudaine et à consentir au concessionnaire un délai dont la brièveté, compte tenu des circonstances, lui confère un caractère abusif.
Considérant en effet qu'il est établi que, si fin 1993 a été évoquée la possibilité pour les dirigeants de la société MP de céder leur fonds de commerce et l'ensemble de leur activité dans la perspective de leur retraite, aucune échéance n'a été fixée et les dirigeants de la société MP se sont engagés à choisir le moment venu des successeurs compétents pour reprendre la marque, et procéder à ce choix en accord avec la société Boffi ; que dans ce contexte, les parties se sont orientées vers un projet de cession du fonds de commerce de la société MP à deux collaborateurs de cette société que la société Boffi connaissait et appréciait ; que ce projet donnait au concédant de sérieuses garanties pour l'avenir sur la continuité de la démarche commerciale conduite depuis vingt cinq ans par la société MP en vue de la promotion réussie de la marque Boffi.
Considérant qu'il est indiscutable que le projet n'ayant pas abouti, la société Boffi a craint que la société MP cède son fonds de commerce, soit pour une autre activité, soit à un concurrent et qu'elle se trouve de la sorte, privée d'un point de vente dans le secteur de vente des cuisines de luxe, non seulement en France mais en Europe.
Considérant qu'à partir de là, les relations entre les parties se sont dégradées, la société Boffi n'étant plus préoccupée que d'assurer le maintien de sa représentation à Paris sans aucun égard à l'ancienneté des relations qui la liaient avec la société MP, ni à la qualité professionnelle avec laquelle celle-ci les avait toujours conduites ; que la société Boffi a alors recherché la possibilité de l'installation d'un autre concessionnaire dans le 16e arrondissement, secteur concédé à la société MP ; que devant les réserves de celle-ci, elle s'est orientée vers la mise en place d'un autre circuit de distribution de sa marque, en prenant une participation directe dans une société créée le 8 mars 1995 pour exploiter, boulevard Saint Germain, un magasin distribuant les cuisines de la marque Boffi.
Considérant que la soudaineté de la décision de rupture du contrat ainsi que la brièveté du préavis accordé sont la conséquence de la décision prise par la société Boffi d'évincer la société MP, dès lors qu'elle avait organisé la distribution de sa marque en dehors de la société MP.
Considérant que la société Boffi ne peut valablement soutenir qu'elle était justifiée à agir ainsi, en raison de la décision qu'aurait prise la société MP de céder à court terme son activité ; qu'elle n'apporte aucun élément probant à l'appui de cette allégation et ne peut se fonder sur le seul fait que la société MP a fait procéder, en 1994, à l'évaluation de son fonds de commerce pour déduire de cette initiative, que la société MP avait décidé de mettre en vente, à bref délai son fonds de commerce.
Considérant qu'au vu de la très longue durée des relations contractuelles des parties, de la manière dont la société MP a exécuté ce contrat, de l'implication très forte qu'elle a manifestée tout au long des vingt cinq années de la concession pour promouvoir la marque Boffi, et des performances économiques et financières qui en ont résultées, tant pour le concédant que pour le concessionnaire, il est démontré que le délai de préavis de six mois accordé au concessionnaire était insuffisant; que compte tenu du secteur d'activité considéré qui concerne la distribution d'équipements de cuisine haut de gamme, des démarches qu'entraîne pour le concessionnaire évincé la restructuration de son activité, du coût élevé de la modification de l'agencement de ses locaux, un préavis de six mois n'était pas de nature à permettre à la société MP de prendre ses dispositions pour donner en temps utile une nouvelle orientation à ses activités ; que la rupture par la société Boffi du contrat de concession la liant à la société MP a été fautive; qu'elle en doit réparation.
Considérant que la cour d'appel dispose en tenant compte de la baisse du chiffre d'affaires constatée dans les mois qui ont suivi la rupture, et née de la nécessité éprouvée par la société MP de restructurer son activité, des déficits constatés au cours de l'exercice 1995, dont partie au moins trouve, indéniablement sa source dans le changement d'enseigne, des éléments suffisants pour chiffrer à la somme de 500 000 F le montant de la somme allouée à la société MP en réparation du préjudice qu'elle a subi en lien de causalité avec la faute commise par la société Boffi, étant précisé que la société MP ne justifie pas du préjudice moral qu'elle invoque ni de l'intention de nuire qu'elle reproche à la société Boffi.
Considérant que l'équité commande l'attribution d'une somme de 15 000 F au titre de ses frais irrépétibles de première instance mais ne dicte pas l'allocation d'une somme à ce titre en cause d'appel.
Par ces motifs : Déclare recevable l'appel formé par la société Boffi SPA, société de droit italien ; Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré ; Rejette toutes demandes autres ou contraires aux motifs ; Condamne la société Boffi SPA au paiement des dépens de première instance et d'appel avec admission pour ces derniers de l'avoué concerné au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.