CA Paris, 5e ch. A, 25 novembre 1998, n° 1994-10096
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Automobiles Citroën (SA)
Défendeur :
Guguen (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Renard-Payen
Conseillers :
Mmes Jaubert, Percheron
Avoués :
SCP Bourdais Virenque, SCP Roblin Chaix de Lavarenne
Avocats :
Mes Poudenx, Mihailov.
LA COUR statue sur l'appel de la société Automobiles Citroën à l'encontre du jugement rendu le 16 mars 1994 par le tribunal de commerce de Paris qui, après avoir déclaré régulière la procédure introduite et poursuivie par Maître Guguen, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, puis de mandataire liquidateur de la société d'Exploitation des Ets André Costes (Sedeac), l'a condamnée à payer à celui-ci, ès qualités, la somme de 800 000 F (500 000 F + 300 000 F) sur le fondement de l'article 1135 du Code civil, celle de 700 000 F au titre du non-renouvellement du contrat de concession soit la somme globale de 1 500 000 F outre celle de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et a débouté les parties du surplus de leurs demandes.
Référence étant faite aux énonciations du jugement attaqué et aux écritures des parties pour un plus ample exposé des faits et de la procédure antérieure, il suffit de rappeler les éléments suivants :
Concessionnaire de la marque Citroën à Villeneuve sur Lot en vertu d'un contrat de concession conclu pour une durée de quatre ans le 2 février 1988 à compter du1er janvier 1988 pour se terminer le 31 décembre 1991, la société d'exploitation des Ets André Costes - Sedeac - en redressement judiciaire, a, le 18 octobre 1991, fait assigner devant le tribunal de commerce de Paris, la société Automobiles Citroën afin de la voir contraindre sous astreinte à régulariser un nouveau contrat de concession.
La société Sedeac, qui s'était vue notifier par le concédant le non-renouvellement de son contrat au-delà du 31 décembre 1991, reprochait à celui-ci de ne pas avoir observé le délai de prévenance contractuel et de lui avoir, par ses manœuvres déloyales pour l'évincer du réseau, causé un préjudice important.
A la suite de nombreuses vicissitudes procédurales, la société Sedeac ayant fait l'objet d'un plan de continuation, puis d'une procédure de liquidation judiciaire, Yannick Guguen agissant en qualité de commissaire à l'exécution du plan et représentant des créanciers, puis de mandataire liquidateur de cette dernière, a demandé au tribunal d'homologuer les conclusions de M. Barge et de condamner la société Automobiles Citroën à lui payer ès qualités, la somme de 7 640 000 F en réparation du préjudice causé à son administrée.
Il fondait sa demande sur les dispositions des articles 1134 et 1135 du Code civil, reprochant au concédant, d'une part d'avoir cessé d'exécuter le contrat de concession de façon injustifiée, de mauvaise foi et dans l'intention de nuire et d'autre part, de ne pas avoir respecté l'obligation contractuelle de négocier de bonne foi la conclusion d'un nouveau contrat de concession.
La défenderesse s'est opposée à cette action, contestant la régularité de la procédure et prétendant n'avoir commis aucune faute contractuelle dans l'exécution du contrat de concession.
C'est dans ces conditions qu'a été rendu le jugement précité. Le tribunal a examiné d'un côté le non-renouvellement du contrat de concession qu'il a tenu pour régulier, d'un autre côté les préjudices allégués par Sedeac, qu'il a évalués forfaitairement à respectivement 500 000 F pour la surévaluation des quotas en 1990, 300 000 F pour la répercussion des mesures prises par le concédant en 1991 sur les marges du concessionnaire et enfin à 700 000 F les conséquences du non-renouvellement du contrat.
La société des Automobiles Citroën poursuit l'infirmation de ce jugement et prétendant qu'elle n'a commis aucune faute contractuelle, ni aucun manquement à l'article 1135 du Code civil, elle demande :
- de débouter la société Sedeac de toutes ses demandes,
subsidiairement,
- d'ordonner la compensation entre les condamnations qui pourraient être mises à sa charge et les sommes qu'elle a déclarées au passif de la société Sedeac entre les mains de Maître Guguen, ès qualités.
Elle sollicite en outre l'indemnisation de ses frais non compris dans les dépens à hauteur de 50 000 F.
Au soutien de son recours, elle fait pour l'essentiel valoir :
- sur les prétendues fautes commises pour l'année 1990, que l'augmentation des quotas pour cette année, passés de 242 véhicules neufs en 1989 à 497, ne résulte d'aucune intention de nuire de sa part, mais d'un calcul dont la méthode exclut toute possibilité de discrimination d'un concessionnaire par rapport aux autres, que les mauvais résultats de la concession de Villeneuve sur Lot en 1990, sont la conséquence de bien d'autres facteurs que d'objectifs de vente excessifs ;
- que les mesures prises en 1991, que, courant 1990, tant le projet de M. Costes, dirigeant de la société Sedeac, de transmettre son exploitation à ses filles, qui n'avaient pas l'aval de la société Citroën, que les mauvais résultats de la concession fin 1990, l'ont contraint de prendre en janvier 1991 certaines mesures pour sauvegarder ses intérêts et ceux de con concessionnaire, qu'à la fin du mois de février 1991, les problèmes concernant la livraison des véhicules neufs et des pièces de rechange avaient été réglés entre les parties ;
- qu'elle s'estime enfin en droit, à titre subsidiaire, d'obtenir la compensation entre les sommes qu'elle a déclarées au passif de la société Sedeac et celles susceptibles d'être mises à sa charge.
Maître Guguen, ès qualités, conclut quant à lui à la confirmation du jugement déféré en ce qu'il a considéré que le comportement de la société Automobiles Citroën avait contrevenu aux dispositions de l'article 1135 du Code civil et prie la Cour y ajoutant, de :
- dire que celle-ci a manqué à ses obligations contractuelles et adopté à l'égard du concessionnaire un comportement délibérément malveillant contraire aux dispositions des alinéas 1 et 3 de l'article 1134 du Code civil,
- la débouter en conséquence de toutes ses demandes,
- la condamner au paiement d'une somme de 4 788 365 F à titre de dommages et intérêts,
- la condamner à assurer aux créanciers de la société Sedeac le règlement d'une somme correspondant à l'insuffisance d'actifs et au paiement d'une indemnité de 60 000 F au titre de ses frais non répétibles.
Il fait notamment observer que de l'ensemble des faits, il ressort que la responsabilité de l'appelante est doublement engagée par l'exécution de mauvaise foi du contrat au cours de l'exercice 1990 et par la rupture brutale des relations commerciales opposée à la fin du mois de janvier 1991.
Il note :
- qu'il ressort des pièces produites par le concédant lui-même, que la société Automobiles Citroën savait pertinemment que l'élévation de l'objectif de vente en 1990 à 497 véhicules neufs, excédait les capacités d'écoulement de la concession et aurait pour effet d'augmenter son stock, d'absorber la trésorerie dans sa totalité et de créer de nouveaux besoins de financement ;
- qu'après avoir déstabilisé l'entreprise lors de l'exercice 1990, le concédant, sans avertissement préalable, a purement et simplement cessé d'exécuter ses obligations contractuelles fin janvier 1991, la contraignant à déposer son bilan.
La société Automobiles Citroën réplique, en constatant que Yannick Guguen ne remet plus en cause le non-renouvellement du contrat de concession :
- sur la fixation de l'objectif de vente, que la méthode de calcul qui a été précisée, exclut toute possibilité de discrimination, que ce mode de calcul a été appliqué en 1990 de la même façon que les années précédentes ; que les conséquences objectives de cette situation ne sont pas celles que le mandataire liquidateur voudrait y voir, les mauvais résultats de la concession lors de l'exercice 1990 sont liés aux mauvaises performances commerciales de la société Sedeac ;
- que les mesures que le concédant a été amené à prendre en janvier 1991, étaient conformes aux stipulations contractuelles et n'ont causé qu'une gêne dans l'exploitation de l'entreprise.
Sur quoi, LA COUR,
Considérant que Yannick Guguen, ès qualités de mandataire liquidateur de la société Sedeac, mise en liquidation judiciaire par jugement du Tribunal de commerce de Villeneuve sur Lot, le 9 juillet 1993, ne conteste plus la régularité du non-renouvellement du contrat de concession, qui est arrivé à son terme contractuel le 31 décembre 1991, après observation par le concédant du délai de prévenance conventionnelle de 6 mois ;
Considérant qu'il ressort des documents versés aux débats et de l'argumentation contradictoire des parties, que les relations de celles-ci dans le cadre du contrat de concession conclu entre elles en février 1988, qui succédait, semble-t-il, a des relations commerciales qui remontaient déjà à plusieurs années (1981 selon la société Sedeac), se sont détériorées au cours de l'année 1990 à l'issue de laquelle le concessionnaire a enregistré un résultat négatif de 1 680 000 F ;
Qu'il apparaît également que M. Costes, dirigeant de la société Sedeac, a décidé, selon l'intimé dès la signature du contrat - ce qui ne ressort d'aucun élément - de transmettre son entreprise à ses deux filles suivant des modalités qui n'ont pas reçu, au cours de l'automne 1990, l'aval du concédant qu reprochait à ce projet une fragilisation financière de la concession et qui se refusait à agréer Mesdames Costes pour se substituer à leur père - courrier du 20 octobre 1990 de Citroën à Sedeac et compte rendu que la réunion tenue sur ce point le 5 novembre 1990 - ;
Considérant ceci étant qu'à la suite de notification en juillet 1991, du non-renouvellement du contrat par la société Citroën, décision contestée par la société Sedeac alors en redressement judiciaire depuis le 5 février précédent, cette dernière au mois d'octobre 1991, a saisi le Tribunal de commerce de Paris dans les conditions précisées en première partie de l'arrêt, imputant au concédant ses mauvais résultats de 1990 et son dépôt de bilan le 1er février 1991 ;
Considérant que Yannick Guguen, ès qualités, réorganisant quelque peu en appel tant ses demandes que son argumentation, reproche pour l'essentiel à la société les Automobiles Citroën, dans le dernier état de ses écritures, d'une part, l'exécution malveillante du contrat en 1990 par une augmentation brutale des objectifs de vente de la concession, d'autre part une rupture anticipée et injustifiée des relations contractuelles en janvier 1991 et enfin l'entrave au redressement de l'entreprise ;
Qu'il fonde sa demande d'indemnisation du préjudice causé à son administrée, qui consiste dans la perte de marge brute éprouvée par celle-ci du fait des agissements " prédateurs " de la société Citroën sur les exercices 1990 et 1991, telle qu'évaluée par Claude Barge, " expert judiciaire ", dans son rapport versé aux débats ;
Qu'en outre, estimant l'appelante entièrement responsable du dépôt de bilan de la société Sedeac et de son absence de redressement, il demande que la société Citroën soit condamnée à lui verser une somme correspondant au préjudice subi par les créanciers du fait de l'insuffisance d'actifs, telle qu'elle apparaîtra à l'issue des opérations de liquidation ;
Sue la déstabilisation de la concession sur l'exercice 1990 :
Considérant qu'il est constant que l'objectif de vente de véhicules neufs a été fixé en septembre 1989 pour l'exercice 1990 à 497 alors qu'en 1989, il n'était que de 242 véhicules neufs, 433 ayants été vendus par la société Sedeac ;
Que l'appelante justifie de sa méthode de calcul des objectifs de vente pour l'ensemble des concessions et des succursales du réseau pour les années 1989 et 1990 et verse à ce titre aux débats, deux tableaux de calcul des objectifs pour ces deux années relatifs à la direction régionale de Bordeaux ;
Considérant que son côté, Yannick Guguen sans vraiment remettre en cause la méthode de calcul du concédant, fait valoir qu'elle ne tient cependant pas assez compte du territoire concédé et qu'elle privilégie surtout l'intérêt surtout l'intérêt commercial du constructeur ;
Qu'il fait en outre observer que cet objectif était à la fois excessif pour représenter pour la société Sedeac un taux de pénétration sur le marché de 19,41 % - 17,4 % pour l'appelante - très supérieur au taux de pénétration de la marque de 12,85 % et injustifié pour représenter une augmentation de 17,2 % par rapport à l'exercice précédent ;
Considérant qu'en relevant le taux de pénétration sur le marché de 19,4 % pour la concession de Villeneuve-sur-Lot les objectifs 1990, très supérieur au taux de pénétration de la marque sur l'ensemble du territoire et nettement supérieur à celui de 14,37 % réalisé en 1990 pour la direction régionale de Bordeaux, alors que cette même année la société Sedeac avait réalisé un taux de pénétration de 14,27 %, la juridiction consulaire a pu relever à bon droit par application des dispositions de l'article 1135 du Code civil, qu'en fixant un tel objectif la société Citroën avait causé à son concessionnaire un préjudice qu'il a évalué à 500 000 F;
Mais considérant que Yannick Guguen ne démontre pas plus devant la cour que devant le tribunal que cet objectif excessif, serait la seule cause des mauvais résultats de la concession en 1990 ;
Que le rapport de Claude Barge sur lequel il se fonde pour justifier de ses prétentions, ne peut être retenu ;
Qu'en effet ce rapport non contradictoire est dépourvu de toute objectivité, que le raisonnement de l'expert sur les conséquences des quotas 1990 sur les résultats de la société Sedeac est difficile à suivre et n'est étayé par aucun élément de preuve suffisant, d'autant qu'il résulte des déclarations fiscales du concédant, que la différence entre les primes versées à la société Sedeac entre 1989 et 1990, ne s'élève qu'à la somme de 87 811,03 F ;
Sur la rupture anticipée des relations contractuelles :
Considérant que par courrier recommandée en date du 28 janvier 1991, la société Citroën a informé la société Sedeac de sa décision de faire application de l'article 5 du contrat, compte tenu de l'aggravation de sa situation financière arrêté au 31 décembre 1990, et de prendre les mesures conservatoires suivantes :
- Les véhicules neufs qui vous sont destinés seront retenus sur le parc GEFCO à Bordeaux ;
- nous laisserons les véhicules actuellement présents chez vous sous contrôle d'un collaborateur Citroën ;
- Les clefs et PV des mines de tous ces véhicules vous seront remis pour livraisons immédiates par vous à la clientèle, contre paiement concomitant à SOFIRA du prix des véhicules par chèque de banque ;
Que le 21 janvier précédent, le Crédipar a porté à la connaissance de la société Sedeac que, à la date d'échéance de son contrat au 15 février 1991, elle se ferait rembourser son concours de 350 000 F, en constatant que celle-ci s'étant engagée à diriger vers elle les demandes en financement de ses clients, elle ne recevait plus de sa part, tandis que le 30 janvier suivant la SOFIB dénonçait son concours de 200 000 F, peu ou pas utilisé le dernier trimestre, en l'absence de situation financière récente ;
Considérant que, contrairement à ce que soutient Maître Guguen, les mesures conservatoires ainsi prises par le concédant conformément aux stipulations de l'article 5 du contrat de concession, ne peuvent s'analyser en rupture anticipée du contrat et, quand bien même auraient-elles été l'élément qui a déclenché le dépôt de bilan le 1er février suivant, elle n'en sont pas la cause, qui réside dans les résultats négatifs de la concession à la fin de l'année 1990 ;
Que cependant cet ensemble de mesures prises tant par le concédant que par les établissements financiers qui lui sont affiliés, n'ont pas été de nature à faciliter la gestion de la concession et ont créé une gêne certaine pour cette dernière dans l'exploitation de son activité;
Qu'il est bien évident que le constructeur qui savait qu'il ne renouvellerait pas le contrat à son échéance puisqu'il n'acceptait pas les modalités de transmission de l'entreprise et n'agréait pas les successeurs du concessionnaire en place, a par son intransigeance dans la mise en jeu de ces mesures, sans mise en demeure préalable, alors qu'il n'y avait encore aucun impayé et sans chercher à trouver avec sa cocontractante des modalités de restructuration financière de l'entreprise, n'a pas exécuté de bonne foi le contrat et n'a pas facilité le redressement de son concessionnaire, mis en redressement judiciaire;
Considérant qu'il ressort de l'ensemble des documents versés aux débats, qu'à compter de la notification de non-renouvellement du contrat, les relations entre les parties n'ont fait que s'envenimer prenant dès le mois d'octobre 1991 une tournure nettement contentieuse rendant difficile en l'absence de preuves incontestables, une appréciation objective de la situation et notamment s'il y a eu ou non des violations de l'exclusivité concédée à la société Sedeac ;
Considérant qu'il en résulte que la société Citroën doit être condamnée à indemniser le préjudice causé à son concessionnaire au cours de la dernière année d'exécution du contrat; que la cour dispose des éléments d'appréciation suffisants pour fixer à la somme de 1 000 000 F le montant de cette indemnisation ;
Sur la demande de compensation de la société Citroën :
Considérant que celle-ci a déclaré sa créance auprès de Yannick Guguen, ès qualités, le 30 septembre 1993 pour les sommes de 538 064,34 F et 2 567 790,67 F (article 40 de la loi du 25 janvier 1985) ;
Que les créances de la société Citroën et celles de la société Sedeac étant connexes pour trouver leur origine dans le contrat de concession, il convient de prononcer la compensation judiciaire entre les dettes réciproques des parties ;
Sur le surplus :
Considérant que l'appelante qui succombe en son recours, ne peut prétendre être indemnisée de ses frais non compris dans les dépens, tandis qu'il sera alloué à ce titre à Yannick Guguen, ès qualités, la somme complémentaire précisée au dispositif ;
Par ces motifs, Confirme, par substitution de motifs, le jugement dont appel et y ajoutant, Ordonne la compensation entre les dettes réciproques de la société des Automobiles Citroën et de la société Sedeac ; Déboute les parties du surplus de leurs demandes ; Condamne la société des Automobiles Citroën à payer à Maître Guguen, ès qualités, la somme complémentaire de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; La condamne aux dépens d'appel, qui pourront être recouvrés directement par la SCP Roblin Chaix de Lavarenne, avoué, dans les conditions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.