CA Paris, 5e ch. B, 22 octobre 1999, n° 1997-22334
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Garage Bondu Frères (SA)
Défendeur :
Automobiles Peugeot (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Main
Conseillers :
M. Faucher, Mme Riffault
Avoués :
SCP Roblin Chaix de Lavarenne, SCP Bourdais Virenque
Avocats :
Mes Bourgeon, Kouchnir-Cargill.
LA COUR statue sur l'appel formé par la société Garage Bondu Frères (société Bondu) contre le jugement contradictoire rendu le 16 décembre 1996 par le Tribunal de commerce de Paris, qui l'a déboutée de sa demande en dommages-intérêts contre la société Peugeot pour rupture abusive d'un contrat de concession exclusive et l'a condamnée à payer à la société Peugeot 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, mettant les dépens à sa charge.
La société Bondu était concessionnaire exclusif de la société Peugeot à Beuvry (Pas de Calais) depuis 1968. A partir du 1er janvier 1991 elle a été liée à la société Automobiles Peugeot par un contrat à durée indéterminée conclu le 13 décembre 1990, et résilié par le concessionnaire le 28 octobre 1992 à effet du 31 octobre 1993.
Estimant cette résiliation abusive, la société Bondu a, le 10 juillet 1995, fait assigner la société Peugeot en réparation du préjudice causé par la rupture, évalué à 6 000 000 F.
C'est dans ces conditions qu'est intervenue la décision déférée, qui a retenu qu'aucun manquement ou faute n'était établi à la charge de la société défenderesse.
La société Bondu, appelante, soutient pour l'essentiel que :
- la rupture s'est inscrite dans un dessein plus large de restructuration du réseau, conçu au début des années 1990 pour enrayer le déclin des ventes et augmenter le potentiel commercial de chaque concession en en réduisant le nombre,
- la rupture s'explique également par le souci de la société Peugeot de revendre avec une plus value, en élargissant son territoire à celui de la concession de Beuvry, supprimée, la concession de Béthune, qu'elle a reprise directement après mise en redressement judiciaire de l'exploitant en décembre 1989 et refus d'agréer une reprise par la société Bondu pour la céder ultérieurement à son concessionnaire de Boulogne, en réalisant une plus-value de 5 500 000 F compensant la créance irrécouvrable de 5 200 000 F qu'elle avait sur la société Mizon, concessionnaire de Béthune, après dépôt du bilan,
- la société Peugeot a agi de manière déloyale :
-- en dissimulant ses projets lorsqu'en 1980 elle a substitué un contrat à durée indéterminée au contrat à durée déterminée qui régissait jusqu'alors les relations entre les parties,
-- en ne mettant pas la société Bondu en situation de céder son affaire, refusant, contrairement à ses engagements, de discuter les modalités financières de sortie du réseau et de reprise de son fonds de commerce qui lui auraient permis de partir sans perdre le fruit de sa participation à l'effort commun,
-- en s'appropriant de facto le fonds de la société Bondu par le détournement du fichier de clientèle, l'apposition de panneaux orientant les clients vers la société Saba, concessionnaire de Boulogne opérant désormais aussi sur les territoires autrefois affectés à Beuvry.
- en obligeant la société Bondu à licencier son personnel et à en supporter le coût, pour en faire reprendre une partie par la société Saba.
L'appelante, qui évalue à 2 450 000 F les actifs incorporels du fonds détournés par la société Peugeot, prie la Cour de dire que cette société a eu un comportement abusif et de la condamner à lui payer 6 000 000 F à titre de dommages-intérêts ainsi que 60 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Automobiles Peugeot, intimée, conclut à la confirmation du jugement et réclame en outre 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Cela étant exposé,
Considérant que la société Peugeot a observé le délai de préavis d'un an auquel était subordonnée la faculté de résilier le contrat de concession exclusiveconclu entre les parties le 13 décembre 1990 à effet du 1er janvier 1991 ;
Que, le précédent contrat, conclu pour 4 ans, venant à expiration le 31 décembre 1990 la société Peugeot n'avait aucune obligation de le reconduire ou d'en conclure un nouveau ; que la société Bondu a librement accepté, sans émettre de protestations ou réserves, de signer le nouveau contrat qui lui était proposé ; qu'il n'est nullement établi que la société Peugeot a conclu ce nouveau contrat, à durée indéterminée, dans le but d'éliminer la société Bondu à bon compte et plus facilement, ayant déjà conçu un projet de restructuration qu'elle aurait dissimulé à son concessionnaire ; qu'en effet, il eût été plus simple, dans ce cas, de mettre un terme définitif aux relations contractuelles avec la société Bondu, à l'expiration du contrat à durée déterminée, pour répartir le territoire de la concession de Beuvry entre les autres concessions existant dans la région ;
Que le refus d'agréer la société Bondu pour la concession de Béthune, dans l'hypothèse où sa candidature à la reprise du fonds de la société Mizon aurait été retenue par le tribunal de commerce ne peut être considéré comme fautif, une tel agrément n'étant pas un droit et le constructeur devant se voir reconnaître une grande liberté d'appréciation, pour autant que le choix opéré - et donc le rejet des autres candidatures - n'est pas principalement fondé sur l'intention de nuire, à l'exclusion des motifs économiques et commerciaux qui doivent en principe guider un tel choix ;
Considérant que, s'il apparaît en effet que la décision de résiliation reprochée à la société Peugeot s'est inscrite dans une entreprise de restructuration du réseau de distribution du constructeur dans le Nord de la France, décidée en raison de l'évolution négative des ventes observée à partir du milieu de l'année 1990 et au demeurant reconnue par la société Bondu, la poursuite d'un tel objectif et la stratégie qui en a découlé ne peuvent être regardées comme abusives de la part du constructeur légitimement soucieux de surmonter des difficultés objectives en améliorant le dispositif de distribution selon des modalités qui relèvent de son analyse et dont le choix lui appartient ;
Que la dissimulation alléguée du motif de la résiliation n'est pas démontrée, alors au contraire que, de l'aveu même de la société Bondu, le constructeur ne s'est pas prévalu de l'article III-2° du contrat, permettant la résiliation lorsque les résultats du concessionnaire sont notoirement insuffisants par rapport au pourcentage de pénétration globale observé sur le territoire national métropolitain et sur celui de la direction régionale à laquelle il est rattaché ;
Considérant que l'allégation selon laquelle la décision de rupture du contrat aurait procédé de la volonté de la société Peugeot d'augmenter la valeur de la concession de Béthune pour réaliser une plus-value sur la revente de celle-ci, au détriment de la société Bondu, n'est étayée par aucun élément sérieux ;
Qu'en effet, la société Peugeot ayant été désignée comme repreneur du fonds de la société Mizon par jugement du 22 mars 1991, elle n'aurait pas manqué, si la thèse de la société Bondu était exacte, de résilier rapidement le contrat de concession conclu avec celle-ci, alors qu'elle a attendu pour ce faire le 28 décembre 1992, soit un délai d'un an et neuf mois ;
Qu'il n'est pas démontré que la société Peugeot ait réalisé une plus-value substantielle, liée à la suppression de la concession de Beuvry, lorsqu'elle a cédé en décembre 1994 la totalité des actions de la société Saba, qu'elle s'était substituée comme concessionnaire du fonds de la société Mizon et des immeubles servant à son exploitation ; qu'en effet, la cession du fonds et de l'immeuble, réalisée par acte authentique du 8 novembre 1991, a entraîné pour le cessionnaire une dépense, droits de mutation compris, de 6 429 250 F, à quoi il convient d'ajouter le coût des travaux de remise en état ou d'entretien réalisés, cependant que les actions de la société Saba ont été cédées, plus de 3 ans après, pour le prix principal de 6 500 000 F ;
Considérant que l'apposition de panneaux publicitaires orientant la clientèle vers la société Saba, nouveau concessionnaire pour la zone considérée, ne peut être considérée comme un détournement de clientèle, dès lors qu'elle est postérieure à la réalisation du contrat de concession et même à la cessation, librement décidée par la société Bondu, de toute activité; qu'il n'a pu en tout état de cause résulter de cette information de caractère commercial aucun préjudice pour la société Bondu ;
Qu'il n'est nullement établi que la société Peugeot se serait indûment approprié le fichier de clients de la société Bondu ; que l'utilisation par le constructeur de renseignements nominatifs tirés des fiches adressées par le concessionnaire avec les bons de commande de véhicules neufs ne peut être considérée comme fautive, alors qu'elle résultait d'un accord implicite mais nécessaire du concessionnaire qui transmettait les données susceptibles d'être exploitées, cette faculté d'utilisation ayant d'ailleurs, à une date non déterminée, été expressément mentionnée sur les fiches jointes au bon de commande ; qu'au demeurant le courrier commercial invoqué par la société Bondu a été adressé à divers clients en janvier 1994, date à laquelle le contrat de concession avait pris fin et alors que la société Bondu avait cessé toute activité depuis le 18 décembre 1993, de sorte qu'aucun préjudice n'a pu en résulter ;
Que la conclusion de contrats d'agent de service ou agent revendeur avec d'anciens agents de la société Bondu, dont les contrats devaient prendre fin en même temps que le contrat de concession, conformément à l'article IX-2° de celui-ci, n'est pas fautif, alors que les nouveaux contrats ont pris effet après l'expiration du contrat de concession ;
Considérant que la société Peugeot n'avait aucune obligation, en vertu de l'article L. 122-12 du Code du travail, de reprendre ou faire reprendre par un autre concessionnaire les salariés de la société Bondu; que la disparition du contrat de concession laissait subsister l'entité économique que constituait le Garage Bondu, privée seulement d'un marché, et que c'est par une libre décision que la société Bondu a cessé toute activité alors qu'elle aurait pu poursuivre toutes les activités autres que la vente de véhicules neufs de marque Peugeot ; qu'à la date d'expiration de la concession de Beuvry le territoire de celle-ci n'a pas été aussitôt attribué, fût-ce pour une part substantielle, à celle de Béthune; que les contrats de travail des salariés de la société Bondu n'avaient donc pas à être repris par la société Saba, moins encore par la société Peugeot elle-même; que l'embauche de certains salariés de la société Bondu par la société Saba, postérieurement à leur licenciement, n'était pas en elle-même illicite et n'implique de la part de la société Saba ou de la société Peugeot aucune reconnaissance de l'existence d'une obligation à cet égard ;
Considérant que la preuve n'est pas rapportée de ce que la société Peugeot se serait valablement engagée, pour ensuite se dédire, à indemniser la société Bondu pour les conséquences de la rupture du contrat de concession, que ce soit sous la forme du versement d'une indemnité, de la prise en charge des indemnités de licenciement dues aux salariés ou sous toute autre forme ; qu'il ne résulte d'aucun des courriers de la société Peugeot versés aux débats que celle-ci aurait promis des " compensations " à la société Bondu ; que les protestations de celle-ci contre le changement de position prétendument opéré par la société Peugeot ne suffit pas à établir l'existence des engagements invoqués par la société Bondu, qui au demeurant n'en précise pas le contenu ;
Considérant que la société Bondu, qui soutient que, par son refus de toute compensation financière à la résiliation, le concédant aurait manqué à son obligation de loyauté dans l'exécution du contrat en la privant du fruit de sa participation à l'effort commun, ne prouve pas ni même n'allègue avoir, dans une période proche de la résiliation et dans l'ignorance que celle-ci interviendrait, réalisé des investissements ou exposé d'importantes dépenses de publicité ou d'autres frais substantiels dans l'intérêt commun d'un concessionnaire et du concédant et de son réseau dont la résiliation non prévisible lui aurait fait brutalement perdre le bénéfice ;
Qu'il apparaît, dans ces conditions, que la société Bondu ne démontre pas que la société Peugeot a fait dégénéré en abus son droit de résilier; qu'à défaut de preuve d'un tel abus, la résiliation, décidée et notifiée conformément aux dispositions contractuelles, ne saurait ouvrir au profit de la société Bondu un droit à une quelconque indemnité que le contrat ne prévoit pas;
Considérant qu'il suit de là que le jugement déféré mérite d'être confirmé en toutes ses dispositions ;
Considérant que la société Bondu, qui succombe en son appel, devra supporter les dépens d'appel et ne peut être déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Qu'il est équitable de la condamner, en application de ce texte, à payer à la société Peugeot la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs, Confirme le jugement attaqué, y ajoutant, Condamne la société Garage Bondu Frères à payer à la société Automobiles Peugeot 30 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, au titre des frais irrépétibles d'appel, La déboute de sa demande ayant même fondement, La condamne aux dépens d'appel et admet la SCP Bourdais Virenque, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.