CA Paris, 5e ch. B, 15 février 2001, n° 1999-08783
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Tuszynski
Défendeur :
Guerlain (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Main
Conseillers :
M. Faucher, Mme Riffault
Avoués :
SCP Bernabe-Chardin-Cheviller, SCP Fanet Serra
Avocats :
Mes Barbier, Fourment.
Par contrat renouvelé en dernier lieu le 1er janvier 1996, la société de parfums Guerlain a confié la distribution exclusive de ses produits à Suzanne Tuszynski, qui exploitait un magasin de vente au détail de parfumerie 59 avenue Jean Jaurès à Crosne (91) à l'enseigne " Eve Beauté ".
Mise en demeure par la société Guerlain par lettre du 27 décembre 1996, de fournir toutes explications sur le fait que des produits Guerlain commandés par elle en novembre 1996 étaient commercialisés dans une parfumerie non agréée exploitée par les époux Blanchard à Annecy, Suzanne Tuszynski confirmait dans une attestation du 20 janvier 1997, avoir livré à Michèle Blanchard des produits de la marque.
Le 19 février 1997, la société Guerlain notifiait à Suzanne Tuszynski la rupture immédiate de son contrat, motif pris d'importantes rétrocessions illicites de produits de la marque en dehors du réseau de distributeurs agréés.
Estimant cette rupture de contrat abusive, Suzanne Tuszynski a assigné la société Guerlain pour être indemnisée du préjudice que lui a causé cette décision.
Par jugement contradictoire du 1er février 1999, le Tribunal de commerce de Paris l'a déboutée de toutes ses demandes, a débouté la société Guerlain de sa demande de dommages-intérêts, a dit n'y avoir lieu à exécution provisoire et a condamnée Suzanne Tuszynski à payer à la société Guerlain 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Suzanne Tuszynski, appelante, expose qu'étant distributeur agréé de la marque Guerlain depuis le 25 novembre 1985, elle a été amenée à rencontrer Michèle Blanchard en 1985, dans le cadre du stage obligatoire de formation organisé par la société Guerlain à l'intention de ses distributeurs, et affirme avoir accédé en toute bonne foi à la demande de Michèle Blanchard qui alléguait se trouver en rupture de stock par suite d'un retard de livraison du parfumeur, croyant que cette dernière était encore dépositaire de la marque ; elle ajoute que le contrat de distribution prévoit expressément la rétrocession de produits entre distributeurs appartenant au réseau Guerlain et ne lui impose une obligation de renseignement que s'il existe un doute sur la qualité de l'acheteur.
Elle déclare que la rupture abusive de son contrat lui a causé un préjudice qu'elle chiffre à 500 000 F ; elle conteste les conditions de reprise des produits par la société Guerlain, qui en a racheté certains à 50 % de leur valeur et n'en a pas remboursé d'autres, et soutient que ces conditions de reprise imposées par le parfumeur, qui ne figurent dans aucun document contractuel liant les parties, ne lui sont pas opposables.
Elle demande à la Cour
- d'infirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions,
- de débouter la société Guerlain de toutes ses demandes,
- de la condamner à lui payer 500 000 F de dommages-intérêts, 22 236,45 F au titre du solde dû sur les marchandises reprises et 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Guerlain, intimée, réplique qu'il incombait à l'appelante, membre d'un réseau de distribution sélective de s'assurer préalablement à toute revente que ses acheteurs étaient également des distributeurs agréés par Guerlain ; elle ajoute qu'il résulte de la facture intitulée " facture rétrocession n° 6 " que la transaction conclue entre l'appelante et la société Passion Annecy a porté sur 158 produits Guerlain d'une valeur totale de 21 643,75 F HT ; elle déclare que ni Michel Blanchard ni son épouse, ni la société Passion Annecy qui a repris le fonds le 17 septembre 1996 à la suite de la mise en redressement judiciaire de la société Michel Blanchard, n'ont eu la qualité de distributeur agréé Guerlain, le contrat qui liait précédemment la société Guerlain et la société Michel Blanchard ayant été rompu de plein droit le 15 décembre 1995 à la suite de cette procédure collective ; elle précise que la structure de la commande acceptée par Suzanne Tuszynski démontre qu'il s'agit d'un véritable réassort de produits de la marque Guerlain et non pas d'un simple " dépannage ", ces faits excluant toute bonne foi de la part de l'appelante.
Elle déclare avoir fait application des conditions de reprise de ses produits conformément aux dispositions de l'article IX du contrat, aucune créance ne pouvant être revendiquée par l'appelante sur ce point.
Elle demande à la Cour
- de déclarer Suzanne Tuszynski irrecevable en son action, faute d'intérêt légitime,
- de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré légitimes la rupture du contrat et l'application des conditions générales de reprise de la société,
- de l'infirmer pour le surplus et recevant la société Guerlain en son appel incident,
- de condamner Suzanne Tuszynski à lui payer 50 000 F de dommages-intérêts en réparation de son préjudice, ainsi que 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur ce
Sur la demande de la société Guerlain tendant à la constatation de l'irrecevabilité de l'action engagée par Suzanne Tuszynski
Considérant que la société Guerlain demande à la Cour de déclarer irrecevable faute d'intérêt à agir les demandes en dommages-intérêts et en paiement formées par Suzanne Tuszynski, faute d'intérêt à agir ;
Mais considérant que Suzanne Tuszynski justifie d'un intérêt à agir, qu'il s'agisse du préjudice lié à la rupture du contrat, ou des conditions de reprises des marchandises par son concédant, quel que soit le bien-fondé de ses demandes ; qu'ainsi la contestation élevée par la société Guerlain porte en réalité sur le fond, sa demande tendant à faire constater l'irrecevabilité de l'action de l'appelante ne pouvant qu'être rejetée par la Cour ;
Sur la rupture du contrat
Considérant que selon contrat renouvelé en dernier lieu le 1er janvier 1996, la société de parfums Guerlain a confié la distribution de ses produits à Suzanne Tuszynski, qui exploite un magasin de parfumerie à l'enseigne " Eve Beauté " à Crosne (95160), 59 avenue Jean Jaurès, l'intégrant dans son réseau de distribution sélective dont la légitimité n'est pas discutée.
Que selon l'article 5 alinéa 3 du contrat, " le distributeur agréé a la faculté de revendre des produits de la marque Guerlain à tout distributeur agréé de Guerlain installé dans l'Union européenne, aux conditions suivantes :
- le distributeur agréé doit prendre sous sa responsabilité, toutes les dispositions utiles pour assurer le maintien des produits de la marque Guerlain considérés à l'intérieur du réseau des distributeurs agréés de Guerlain dans l'Union européenne,
- le distributeur agréé doit s'assurer préalablement à toute revente, que ses acheteurs sont bien des distributeurs agréés de Guerlain dans l'Union européenne. Dans le doute, il devra procéder à toute vérification nécessaire auprès de la société Guerlain (.) " ;
Qu'il est précisé in fine de cet article que le non-respect de l'une ou l'autre de ces conditions entraînera de plein droit la rupture immédiate du présent contrat ;
Considérant qu'il résulte de l'attestation signée par Suzanne Tuszynski le 22 janvier 1997, dont elle ne conteste pas les termes, que l'appelante a livré des produits Guerlain à deux reprises, à la mi-novembre et fin novembre 1996, à Michèle Blanchard et à son mari, ayant accepté de " dépanner " ces derniers qui se déclaraient dépositaires de la marque et suivant facture de rétrocession du 23 novembre 1996 ;
Considérant qu'il n'est pas contesté que ni l'un ni l'autre, ni la société Passion Annecy exploitant à l'époque des faits le fonds de commerce de parfumerie auparavant géré par la société Michel Blanchard n'avait la qualité de distributeur agréé de la marque Guerlain ;
Considérant que les dispositions du contrat imposaient à Suzanne Tuszynski de s'assurer préalablement à ces reventes, de l'exactitude des assertions de ses acheteurs, la clause contestée par l'appelante étant dépourvue de toute ambiguïté à cet égard ; qu'il convient de relever que ces reventes ont porté sur 158 articles au total, le " dépannage " allégué par l'appelante constituant en réalité un véritable réassort des produits de la marque au profit des époux Blanchard, effectué sans que Suzanne Tuszynski puisse justifier d'une quelconque vérification préalable de leur qualité de membres du réseau Guerlain ;
Qu'il s'ensuit que la société Guerlain était bien fondée à rompre le contrat qui la liait à l'appelante par lettre recommandée avec accusé de réception du 19 février 1997, cette rupture conforme aux stipulations contractuelles convenues entre les parties n'ayant aucun caractère abusif ;
Sur la reprise des produits
Considérant que Suzanne Tuszynski conteste la reprise de certains produits à 50 % de leur prix d'achat et non-remboursement de certains autres, déclarant que les conditions appliquées par la société Guerlain, qui ne résultent d'aucun document contractuel, lui sont inopposables ;
Considérant toutefois que ces tarifs résultent des conditions générales de reprise de la société Guerlain, auxquelles renvoie l'article IX du contrat ; que selon cet article, en cas de rupture du contrat, " la société Guerlain s'oblige à reprendre, et le distributeur agréé à lui restituer, la totalité des stocks de produits de parfumerie alcoolique et de produits de beauté portant la marque Guerlain ", étant précisé que " les produits encore en état d'être vendus seront repris au distributeur agréé par la société Guerlain selon ses conditions habituelles de reprise " et que " les produits défraîchis, périmés ou altérés par la faute ou la négligence du distributeur, ne sont pas remboursés sauf convention particulière ;
Que les conditions de reprise de la société Guerlain, versées au débats, prévoient essentiellement que tout produit dont l'année de fabrication est l'année en cours ou les deux années précédentes sur la base du tarif gros HT en vigueur au moment de la reprise ou du dernier tarif en vigueur pour les produits retirés de la vente par la société Guerlain ; que les produits dont l'année de fabrication est l'année N-3 sont remboursés sur la base du même tarif moins un abattement de 50 % ; que ceux dont l'année de fabrication est antérieure à l'année N-3 ainsi que les produits défraîchis, périmés ou altérés par la faute ou la négligence du distributeur, ne sont pas remboursés sauf convention particulière ;
Considérant que la société Guerlain justifie de l'année de fabrication de chacun des produits repris, et par suite du tarif qui leur a été appliqué ;
Qu'il convient de rejeter la demande de remboursement formée par Suzanne Tuszynski ;
Sur la demande de dommages-intérêts formée par la société Guerlain
Considérant que la société Guerlain fait valoir que les reventes hors réseau pratiquées par Suzanne Tuszynski lui ont causé un préjudice qu'elle chiffre à 50 000 F ;
Considérant que ce préjudice, qui résulte notamment de l'atteinte à l'image de marque de la société Guerlain et du trouble commercial apporté à son réseau de distributeurs agréés dans la région d'Annecy, n'est pas contestable ; qu'il convient toutefois de l'évaluer en tenant compte du fait que deux reventes sont reprochées à l'appelante, pour un montant 21 643,75 F HT ; que la Cour dispose d'éléments suffisants pour chiffrer ce préjudice à 25 000 F ;
Considérant qu'il convient d'infirmer partiellement la décision entreprise ;
Considérant qu'il est équitable que la société Guerlain soit indemnisée des frais irrépétibles qu'elle a exposés en appel ;
Par ces motifs : Rejette la demande de la société Guerlain tendant à la constatation de l'irrecevabilité de l'action engagée par Suzanne Tuszynski, Confirme la décision entreprise, en ce qu'elle a rejeté la demande de dommages-intérêts et la demande de remboursements formées par Suzanne Tuszynski et statué sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi que sur les dépens, et réformant pour le surplus, Déboute Suzanne Tuszynski de toutes ses demandes, Condamne Suzanne Tuszynski à payer à la société Guerlain 25 000 F de dommages-intérêts, Condamne Suzanne Tuszynski à payer à la société Guerlain 10 000 F pour ses frais irrépétibles d'appel ; La condamne aux dépens, Admet la SCP Fanet Serra Ghidini, avoué, à bénéficier des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.