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Décisions

CA Colmar, 2e ch. civ., 19 novembre 1993, n° 2088-91

COLMAR

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Sem'Autos (SARL)

Défendeur :

Centrale Automobile de Strasbourg (SA), Hess (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Waltz (Conseiller faisant fonction)

Conseillers :

Mmes Sanvido, Lowenstein

Avocats :

Mes Wybrecht, d'Ambra & Boucon.

TGI Colmar, du 5 avr. 1991

5 avril 1991

FAITS CONSTANTS

Par contrats intitulés "concession de vente", la SA Fiat Auto France accordait à la SARL Sem-Autos, la SA Centrale Automobile de Strasbourg et à la SA Hess, la concession de la vente des véhicules "Lancia", dans une zone géographique déterminée pour chacune d'entre elles, à savoir :

- Colmar pour la SARL Sem-Autos ;

- Strasbourg pour la SA Centrale Automobile de Strasbourg ;

- Mulhouse pour la SA Hess ;

Dans chacun de ces contrats figurait, au point 1.6. c) la clause suivante :

"En dehors de la zone, le concessionnaire s'engage, directement ou indirectement, à ne pas utiliser des moyens publicitaires par lesquels le concessionnaire s'adresserait aux clients résidant en dehors de la zone, étant toutefois entendu qu'est permis l'emploi de moyens publicitaires visant la clientèle de la zone, mais qui ont comme conséquence inévitable, étant donné le type de moyen utilisé à cet effet, de produire des effets sur une clientèle extérieure à la zone"

Courant avril 1989, la SA Centrale Automobile de Strasbourg donnait un ordre d'insertion de publicité pour la page "télévision" du quotidien régional les Dernières Nouvelles d'Alsace du 22 avril 1989 ;

La SA Hess, en qualité de sponsor principal de Patricia Bertapelle pour la saison 1989, prenait en charge l'affranchissement relatif à la diffusion d'une brochure dont il est extrait ce qui suit :

" Nous avons un point commun ... gagner " ...

" Nous avons décidé de vous faire participer à cette aventure : Vous, le Garage Hess Lancia et l'Ecurie Jolly Club " ...

" Votre soutien vous permettra ... de gagner un week-end à San Remo " ...

"Au volant d'une Lancia qui sera gracieusement fournie" ...

"Votre cadeau surprise : un porte-clés Lancia" ;

Au dos de la brochure figurait un rectangle dans lequel était inscrit en très grosses lettres :

"Hess Lancia"

"Mulhouse"

"89.59.33.88"

Suivait la phrase :

"Comme votre Concessionnaire, Hess Lancia Mulhouse, soyez un partenaire privilégié de Patricia Bertapelle" ...

PROCEDURE

Par acte du 7 juin 1989, la SARL Sem-Autos assignait la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess devant le Tribunal de Grande Instance de Colmar, en demandant à cette juridiction de condamner solidairement les parties défenderesses à lui payer :

- une somme de 250.000 F, à titre de dommages et intérêts pour le préjudice subi à la suite d'actes de concurrence déloyale ;

- une somme de 10.000 F, pour toute nouvelle infraction constatée à compter de la signification du jugement ;

- les dépens ;

- une somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;

La SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess avaient conclu à l'irrecevabilité et au débouté de la demande ;

DECISION FRAPPEE D'APPEL

Par jugement en date du 5 avril 1991, le Tribunal de Grande Instance de Colmar a condamné la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess solidairement au paiement :

- de la somme de 1 F, à titre de dommages et intérêts symboliques ;

- des dépens ;

- d'une somme de 5.000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;

Le Tribunal a débouté la SARL Sem-Autos de ses conclusions plus amples ;

Les motivations du Tribunal étaient les suivantes :

- il convient de rechercher si le moyen publicitaire utilisé avait comme conséquence inévitable ou non de toucher les clients d'une autre zone ;

- la SA Centrale Automobile de Strasbourg ne pouvait ignorer que la page "télévision" est commune à l'édition du Bas-Rhin, de Colmar et de Mulhouse ;

- un tel acte est manifestement contraire au contrat de concession dans la mesure où le simple fait de faire paraître la publicité dans les pages du journal même, édition de Strasbourg, aurait permis d'éviter de toucher la clientèle de la zone de la SARL Sem-Autos ;

- cette publicité, qui est de nature à désorganiser le réseau de vente de la SARL Sem-Autos, est constitutive d'un acte de concurrence déloyale ;

- la SA Hess a laissé éditer par Patricia Bertapelle, championne de rallyes automobile, une brochure sur laquelle elle figure en qualité de sponsor ;

- la SA Hess, par le fait qu'elle ait pris en charge l'affranchissement relatif aux diffusions de cette brochure, ne pouvait qu'avoir parfaite connaissance de sa destination, à savoir : les membres des professions libérales de Colmar ;

- la SA Hess, en n'invitant pas Patricia Bertapelle, à ne pas contacter les clients en dehors de la zone concédée, a engagé sa responsabilité ;

- toutefois, la SARL Sem-Autos n'établit nullement que les agissements qu'elle invoque aient eu des répercussions sur le chiffre d'affaires de son entreprise et que des clients aient été détournés ;

- la réparation doit donc être limitée au franc symbolique ;

- les conclusions tendant à voir condamner les défenderesses à 10.000 F par infraction à venir sont irrecevables car visant des actes futurs et éventuels ;

CONCLUSIONS ET MOYENS DES PARTIES

Le 5 juin 1991, la SARL Sem-Autos a relevé appel du jugement susvisé et, sollicitant son infirmation, a demandé à la Cour de condamner la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess solidairement au paiement :

- d'une somme de 250.000 F, à titre de dommages et intérêts, pour le préjudice subi par suite des agissements de la SA Centrale Automobile de Strasbourg et de la SA Hess ;

- des dépens des deux instances ;

- d'une somme de 5.000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;

La SARL Sem-Autos a, pour le surplus, demandé la confirmation du jugement entrepris ;

A l'appui de son appel la SARL Sem-Autos fait valoir que :

- l'agence de publicité de la SA Hess est l'agence Koufra qui est une filiale des Dernières Nouvelles d'Alsace, et il résulte des tarifs produits en annexe que les annonces peuvent être limitées à des départements ;

- les annonces litigieuses avaient un coût très élevé compte-tenu de leur caractère interdépartemental ;

- il ne peut donc sérieusement être prétendu que la SA Centrale Automobile ne connaissait pas le caractère interdépartemental des pages de publicité ;

- en prospectant hors zone, la SA Hess a contrevenu au contrat de concession exclusive liant les parties à Lancia ;

- le règlement communautaire du 12 décembre 1984 rappelle que n'est pas contraire au règlement un engagement par lequel un distributeur s'interdit de prospecter la clientèle en dehors du territoire convenu ;

- il est évident que le fichier des clients Lancia à Colmar a été mis à la disposition de Patricia Bertapelle, afin de bien cibler les destinataires ;

- même si Patricia Bertapelle était sponsorisée par la SA Hess, rien ne l'empêchait de lui interdire d'envoyer des lettres dans la région de Colmar ;

- au vu des statistiques d'immatriculation dans le secteur de Colmar pour les 10 premiers mois de l'année 1990, il est constant qu'ont été immatriculées 46 voitures alors que la SARL Sem-Autos, concessionnaire exclusif, n'en a vendu que 33, auxquelles s'ajoutent deux véhicules immatriculés au nom de la SARL Sem-Autos, de sorte que 11 voitures ont été vendues par les intimées dans le secteur de Colmar ;

- la SARL Sem-Autos n'a donc pas perçu les commissions sur 11 véhicules, et a perdu la prime de volume, laquelle est de 3 % du chiffre d'affaires HT, de sorte que la somme de 250.000 F n'est nullement excessive ;

- le franc symbolique n'a aucun caractère dissuasif et enlève en fait toute efficacité à la clause d'exclusivité territoriale ;

La SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess ont conclu au rejet de l'appel et, par appel incident, ont sollicité de leur côté l'infirmation du jugement entrepris en demandant à la Cour de :

- débouter la SARL Sem-Autos de ses fins et conclusions ;

- condamner la SARL Sem-Autos au paiement :

* des dépens des deux instances ;

* d'une somme de 15.000 F au titre de l'article 700 du NCPC ;

A l'appui de leurs conclusions, la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess font valoir que :

- l'article 1-6 c) du contrat de concession module l'exclusivité territoriale dont bénéficie le concessionnaire et révèle l'esprit qui doit animer l'ensemble du réseau ;

- l'article 1-6 c) du contrat permet aussi aux concessionnaires et au concédant de placer leurs relations contractuelles dans un cadre qui demeure conforme au droit communautaire de la concurrence ;

- les pratiques visant à conférer une protection territoriale absolue à un concessionnaire sont condamnées par l'article 85 du Traité CEE et par le règlement 123-85 du 12 décembre 1984 ;

- les agissements de la SARL Sem-Autos dans le cadre du présent recours visent à un cloisonnement abusif des concessions exclusives ;

- eu égard à la complexité et à la multiplicité des éditions des Dernières Nouvelles d'Alsace, la SA Centrale Automobile de Strasbourg ne pouvait avoir connaissance du caractère interdépartemental des pages "télévision" ;

- la brochure "Nous avons un point commun ... gagner" a été éditée et diffusée par Patricia Bertapelle et avait pour but de rechercher d'autres sponsors pour Patricia Bertapelle, soit un objectif totalement étranger à la SA Hess ;

- la SA Hess, qui n'a fait qu'autoriser Patricia Bertapelle à utiliser sa machine à affranchir, ne pouvait restreindre la liberté de Patricia Bertapelle de rechercher d'autres sponsors ;

- la SARL Sem-Autos n'a nullement démontré que les quelques voitures qui auraient pu être vendues par ses concurrents, l'ont été à la suite des agissements qu'elle invoque ;

- la liste produite par la SARL Sem-Autos, sur papier libre sans en-tête ni signature, ne comporte que 7 noms dont il y a lieu de déduire encore 3 véhicules qui ont été vendus par des garages tiers, ce qui démontre encore que la SARL Sem-Autos n'avait pas les qualités commerciales requises pour retenir la clientèle de la zone ;

- les 4 véhicules restant ont été acquis à Strasbourg et à Mulhouse car les acquéreurs avaient des liens personnels avec les dirigeants ou les clients existant des garages dont s'agit ;

La SARL Sem-Autos a conclu au rejet de l'appel incident ;

Vu le dossier de la procédure, les pièces produites et les écrits auxquels la Cour se réfère pour plus ample exposé des faits et des moyens ;

Sur ce :

Quant à la nature de la responsabilité :

Attendu que la SARL Sem-Autos invoque à l'encontre de la SA Centrale Automobile de Strasbourg et de la SA Hess la violation d'une clause d'exclusivité contenue dans le contrat qui la lie au concessionnaire Fiat ;

Attendu que la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess invoquent, de leur côté, une dérogation à l'exclusivité qui résulterait de l'article 1-6 c) du contrat de concession les liant au concessionnaire Fiat ;

Attendu toutefois que la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess sont des tiers par rapport au contrat invoqué par la SARL Sem-Autos, de même que cette dernière est un tiers par rapport à la clause dérogatoire invoquée par la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess ;

Attendu en conséquence que l'action de la SARL Sem-Autos, concessionnaire, contre la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess, autres concessionnaires de Fiat, est de nature quasi-délictuelle et relève de l'article 1382 du Code civil (Cass. Com. 22/2/67, B III-81) ;

Quant à l'application de l'article 85-1 du Traité de Rome et du règlement n° 123-85 :

Attendu que l'article 85-1 du Traité de Rome pose le principe de l'interdiction de " tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises, et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats-membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun " ;

Attendu qu'une clause d'exclusivité affecte le commerce entre Etats-membres et est donc frappée par l'interdiction susvisée lorsque, de manière directe ou indirecte, elle cloisonne ou peut cloisonner le marché de certains produits (CJCE 13/7/66, GP 1966-2-119, CJCE 30/6/66, D - 1966-669), cette interdiction s'appliquant même lorsque les accords sont limités aux échanges à l'intérieur d'un seul Etat (CJCE 12/12/67, Brasserie de Haecht, Journ. dr. int. Clunet 1968, p. 446) ;

Attendu que si le règlement n° 123-85 autorise les accords d'exclusivité dans le domaine de la distribution de véhicules automobiles, cette exemption au domaine de l'article 85-1 du Traité susvisé, laquelle, comme toute exception, doit être interprétée restrictivement, ne concerne pas les supports publicitaires puisque le considérant 9 du règlement, nécessairement dans la cause, précise :

" Le distributeur ne doit pas être empêché d'utiliser des moyens publicitaires par lesquels il s'adresse aux demandeurs dans le territoire convenu mais qui ont aussi une incidence suprarégionale, étant donné qu'une telle publicité n'affecte pas l'obligation de mieux promouvoir les ventes dans le territoire convenu " ;

Attendu qu'une publicité ayant une incidence "suprarégionale" doit s'entendre comme une campagne ayant des effets en dehors du secteur géographique concédé (Lamy concurrence n° 3371) ;

Attendu que si le contrat exige que les effets de la publicité litigieuse hors de la zone concédée soient le résultat d'une conséquence " inévitable ", cette condition est pour le moins inopposable aux intimés comme contraire à des dispositions communautaires impératives;

Attendu que le fait pour la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess d'utiliser des moyens publicitaires produisant leurs effets à la fois dans la zone concédée et en dehors de celui-ci n'est pas répréhensible dans la mesure où cette pratique est autorisée par les dispositions communautaires ci-dessus visées;

Attendu que les autres moyens sont superfétatoires ;

Attendu en conséquence que la SARL Sem-Autos doit être déboutée des fins de son action en concurrence déloyale et de son appel principal, l'appel incident de la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess devant, quant à lui, être accueilli ;

Quant à l'article 700 du NCPC :

Attendu que l'équité ne commande pas d'attribuer aux intimées une somme quelconque sur le fondement de l'article 700 du NCPC ;

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement : Reçoit la SARL Sem-Autos en son appel principal en la forme ; Au fond : le rejette Reçoit la SA Centrale Automobile de Strasbourg et la SA Hess en leur appel incident ; Infirme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau : Déboute la SARL Sem-Autos des fins de sa demande ; Condamne la SARL Sem-Autos aux dépens des deux instances ; Rejette toutes autres conclusions des parties.