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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 23 mars 1989, n° 86-18184

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Estée Lauder (SA)

Défendeur :

Cosma (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Schoux

Conseillers :

MM. Serre, Bourrelly

Avoués :

SCP Paul-Boncour-Faure, SCP Teytaud

Avocats :

Mes Lebel, Revuz.

T. com. Paris, 6e ch., du 29 sept. 1986

29 septembre 1986

LA COUR statue sur les appels interjetés à titre principal par la société anonyme Estée Lauder et à titre incident par la société à responsabilité limitée Cosma du jugement du Tribunal de Commerce de Paris du 29 septembre 1986 qui a dit qu'il y a eu refus de vente de la société Estée Lauder à l'égard de cette dernière et a condamné la société Estée Lauder, outre aux dépens, à payer à celle-ci la somme de 50.000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 6.000 F en vertu de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.

Elle est saisie dans les circonstances de fait et selon le procédure qui vont être exposées.

En mai 1978 la société Cosma, qui exploite plusieurs parfumeries, a demandé à la société Estée Lauder, fabricant de parfums de luxe, d'être intégrée pour son magasin de Bougival dans le réseau que cette société a créé pour la distribution de ses produits.

Par lettre du 16 septembre 1983, elle a fait connaître à la société Estée Lauder que, bien qu'elle n'ait obtenu aucun nouvel élément de la part de cette société, elle maintenait effective sa demande et sollicitait que lui soit communiqué son numéro d'antériorité dans le département des Yvelines.

Après un rappel de la société Cosma du 30 janvier 1984, la société Estée Lauder a, par lettre du 15 février 1984, fait connaître à celle-ci qu'elle avait été enregistrée suivant le numéro 6 au niveau départemental et 325 au niveau national.

Prétendant que la société Estée Lauder lui avait opposé un refus de vente fautif réprimé par l'article 37 de l'ordonnance du 30 juin 1945, la société Cosma a saisi le 25 mars 1985 le Tribunal de Commerce de Paris d'une demande tendant au paiement par la société Estée Lauder de 482.000 F à titre de réparation de son préjudice matériel, de 160.000 F pour son préjudice moral et de 20.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'à la publication du jugement à intervenir.

La société Estée Lauder s'est opposée à cette demande en faisant valoir qu'aucune des sociétés portant des numéros d'inscription postérieurs à la date à laquelle a été enregistrée la première demande de la société Cosma n'avait donné lieu à une ouverture de compte et qu'elle avait la faculté de conserver la maîtrise de son réseau et de ne pas multiplier les points de vente.

Par la décision déférée à la Cour, la juridiction consulaire a retenu contre la société Estée Lauder l'ouverture d'autres magasins agréés depuis la demande de la société Cosma, l'attitude incorrecte de la société Estée Lauder et l'absence de preuve par cette société que son attitude n'était pas discriminatoire.

Pour obtenir l'infirmation de ce jugement, le rejet de la demande de la société Cosma, l'insertion de l'arrêt dans 3 publications aux frais de la société Cosma, 30.000 F pour procédure abusive et 20.000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, la société Estée Lauder invoque la prescription de l'action de la société Cosma fondée sur le délit du refus de vente, se prévaut du déménagement du magasin de cette société et prétend que, fondée à demeurer maître de sa politique commerciale et du développement de son réseau de distribution elle était en droit de choisir, compte tenu de la clientèle potentielle, la localisation des nouveaux points de vente dès lors qu'elle n'agit pas de manière discriminatoire sans avoir à tenir compte d'une liste d'inscription qui ne revêt pas un caractère contraignant.

La société Cosma soutient que c'est à la société Estée Lauder qu'il appartient d'apporter la preuve de l'absence de discrimination, que l'indisponibilité juridique résultant des contrats de distribution sélective ne peut être appréciée qu'au niveau départemental et fait état de l'autorisation donnée depuis 1978 à plusieurs magasins de vendre des produits Estée Lauder dans le département des Yvelines.

Elle conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a retenu le refus de vente ;

Par son appel incident, elle prie la Cour de porter les condamnations de la société Estée Lauder à 482.000 F et à 160.000 F en réparation des préjudices respectivement matériel et moral et sollicite 20.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Cela étant exposé, LA COUR,

Considérant qu'aucune des parties ne conteste que la société Estée Lauder, compte tenu de la nature de sa production, avait le droit, de vendre celle-ci dans le cadre d'un réseau de distribution sélective tant sur le plan qualitatif que quantitatif et que le magasin de la société Cosma à Bougival répondait aux critères qualitatifs de la société Estée Lauder ;

Considérant que l'action de la société Cosma exercée avant le 1er décembre 1986 était fondée exclusivement sur les dispositions de l'ordonnance du 30 juin 1945 qui, en son article 37, assimilait à la pratique délictuelle de prix illicites le refus de satisfaire aux demandes des acheteurs de produits ;

Que, par suite, elle était soumise à la prescription de 3 ans pour les faits commis à partir de la demande d'intégration au réseau de distribution faite en mai 1978 ;

Mais considérant que cette prescription n'était acquise pour aucun de ces faits à la date d'entrée en vigueur de l'article 1er de la loi numéro 80-1042 du 23 décembre 1980 qui a modifié l'article 10 du Code de procédure pénale en soumettant la prescription de l'action civile exercée devant une juridiction pénale aux règles du Code civil ;

Qu'il en résulte que la société Estée Lauder ne peut se prévaloir de la prescription ;

Considérant que cette société n'apporte pas la preuve de l'usage qu'elle invoque selon lequel la demande doit être renouvelée tous les trois ans ;

Que, d'ailleurs, à l'huissier désigné par ordonnance sur requête du Président du Tribunal de Grande Instance de Paris du 3 janvier 1985, elle a présenté le 1er février 1985 une liste sur laquelle figurait toujours sous le numéro 6 la société Cosma à laquelle dans son courrier du 15 février 1984, elle avait indiqué le même numéro d'enregistrement sans l'aviser qu'elle était devenue caduque et qu'elle devait renouveler sa demande ;

Que, par suite, celle-ci conservait sa validité ;

Considérant que la société Cosma fait état d'ouvertures postérieures à mai 1978 de magasins intégrés dans le réseau de la société Estée Lauder, un à Saint-Germain-en-Laye, un à Poissy, 2 à Vélizy, 1 à Maurepas et 2 à Versailles ;

Considérant, en ce qui concerne ces deux derniers, qu'il s'agissait de cessions de fonds de commerce, agréés avant 1978, qui n'avaient pour effet de modifier ni la répartition géographique des points de vente ni le nombre de ceux-ci ;

Que la société Cosma n'avait pas demandé son installation à Versailles ;

Que, dès lors, aucune mesure discriminatoire ne peut être reprochée à la société Estée Lauder qui, en outre, était fondée, dans l'intérêt de sa gestion économique et compte tenu de l'importante population de cette ville qui n'était pas une clientèle potentielle pour un détaillant de Bougival, à refuser dans un intérêt de gestion économique certain dont elle pouvait faire bénéficier les consommateurs, de transférer dans localité l'un des fonds antérieurement agréés à Versailles ;

Considérant, en revanche, que la société Estée Lauder, bien que le droit d'avoir un réseau de distribution sélective ne lui soit pas contesté, ne pouvait arbitrairement et de manière discriminatoire agréer des commerçants qui n'avaient fait acte de candidature que postérieurement à la société Cosma, refusant ainsi implicitement mais nécessairement de satisfaire la demande de celle-ci;

Considérant que la société Estée Lauder ne conteste pas que les autres points de vente qui ont reçu son agrément avaient présenté leurs demandes d'ouverture après la société Cosma ;

Qu'elle ne fournit aucune justification à son choix, aucune étude de marché;

Qu'ainsi deux magasins ont été ouverts à Vélizy plus proche de Versailles que Bougival alors qu'un autre était en activité depuis 1972 ;

Que, de même, un magasin a été ouvert à Poissy le 6 mai 1981 et un autre à Maurepas en 1983 sans que des éléments de comparaison avec Bougival soient fournis à la Cour ;

Qu'enfin la société J.7. Parfums qui exploitait déjà depuis le 1er août 1979 une parfumerie à Saint-Germain-en-Laye sur une demande faite en 1976 a été autorisée à en ouvrir une seconde le 19 janvier 1983 sur une demande du 11 janvier 1983 ;

Que ces décisions qui apparaissaient ainsi arbitraires ont, en outre, un caractère discriminatoireque révèle leur non inscription sur la liste des demandeurs fournie à l'huissier de justice qui agissait sur mandat du juge.

Considérant que la société Estée Lauder ne peut invoquer le changement de local de la société Cosma intervenu seulement en 1984 et à l'égard duquel, officiellement informée, elle n'a émis aucune objection ;

Considérant que la société Estée Lauder ne fait état d'aucune indisponibilité autre que celle résultant de l'existence du réseau de distribution et ne prétend pas que la demande de la société Cosma était anormale ou contraire aux usages ou n'était pas faite de bonne foi ;

Considérant que ces agréments donnés alors que celui de la société Cosma ne l'était pas constituent des refus de vente non justifiés réprimés par l'ordonnance du 30 juin 1945 en vigueur au moment des faits et qui demeurent interdits par les dispositions de l'article 36 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Que la société Estée Lauder doit réparer le préjudice direct qu'elle a causé à la société Cosma par sa faute ;

Que la société Estée Lauder a privé la société Cosma du chiffre d'affaires qu'elle aurait obtenu de la vente de ses produits et lui a nui vis-à-vis d'une clientèle soucieuse d'un choix le plus large possible ;

Que la Cour a les éléments suffisants pour évaluer à 100.000 F le montant des dommages-intérêts à allouer à la société Cosma en réparation de l'ensemble de ces dommages ;

Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Cosma les sommes, non comprises dans les dépens, de 6.000 F en première instance et de 8.000 F en appel qu'elle a exposées à l'occasion du présent litige ;

Considérant qu'il convient de débouter de sa demande la société Estée Lauder qui succombe et qui est condamnée aux dépens.

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges, Confirme le jugement entrepris sauf en ce qui concerne le montant de dommages-intérêts ; Le réformant de ce chef et y ajoutant, Condamne la société anonyme Estée Lauder à payer à la société à responsabilité limitée Cosma 100.000 F de dommages-intérêts et 8.000 F par application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Déboute la société Estée Lauder de sa demande de dommages-intérêts et au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, La condamne aux dépens d'appel ; Admet la SCP Teytaud, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.