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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch. civ., 24 mai 1989, n° 86-11008

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Parfumerie Centrale (SARL)

Défendeur :

Nina Ricci (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Carrie

Conseillers :

MM. Degrandi, Coulougnon

Avoués :

SCP de Saint-Ferreol & Touboul, Me Latil

Avocats :

Mes Lopez, Casalonga.

TGI Marseille, du 28 mai 1986

28 mai 1986

Attendu que la SARL Nina Ricci Parfums, titulaire des marques Nina Ricci, L'Air du Temps et Eau de Fleurs déposées et enregistrées à l'INPI pour distinguer les produits qu'elle fabrique et commercialise en France par un réseau de distributeurs agréés, a fait dresser le 19 décembre 1984 un procès-verbal de saisie-contrefaçon établissant la détention et la mise en vente de ses marchandises par la société Parfumerie Centrale ;

Attendu que le 31 décembre 1984, elle a assigné cette dernière devant le Tribunal de Grande Instance de Marseille qui, par jugement du 28 mai 1986, a dit n'y avoir en l'espèce usage illicite des marques de la demanderesse, déclaré la défenderesse coupable de concurrence déloyale et de publicité mensongère, ordonné la cessation sous astreinte de 100 F par infraction constatée de la détention en vue de la vente, l'offre en vente et la vente de tout produit, chaque unité de produit constituant une infraction, portant l'une des marques appartenant à la société demanderesse, condamné la défenderesse à payer 10.000 F à titre de dommages-intérêts et 5.000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et dit n'y avoir lieu à publication ;

Attendu que la SARL Parfumerie Centrale a interjeté appel ; qu'elle sollicite principalement un sursis à statuer jusqu'à la décision sur la plainte déposée par son gérant, M. Del Vecchio, devant la Commission de la Cour de justice européenne, la réformation du jugement en ce qui concerne la concurrence déloyale et la publicité mensongère ; que subsidiairement, elle demande que les contrats de distribution sélective de la société Nina Ricci soient jugés illicites et leur usage non conforme aux conditions posées par la Cour de Cassation, aux disposition réglementaires et à celles du droit communautaire, qu'en l'état de l'épuisement du droit sur ses marques, cette dernière soit dite mal fondée à contrôler la commercialisation après mise sur le marché de la Communauté, qu'il soit dit qu'aucun manquement contractuel ou acte de concurrence déloyale ne puisse lui être reproché et constaté qu'aucun préjudice n'est démontré ;

Attendu que reconventionnellement, l'appelante souhaite obtenir 50.000 F de dommages-intérêts en réparation du préjudice souffert du fait des agissements discriminatoires et des ententes de la société Nina Ricci ;

Attendu qu'à l'appui de ses prétentions, l'intéressée fait valoir :

- qu'elle a saisi la Commission de la Cour de justice européenne d'une plainte pour violation des articles 30 à 36, 85 et 86 du traité de la Communauté européenne ;

- que remplissant les critères objectifs à caractère qualitatif des distributeurs agréés de parfums, elle a été victime d'une discrimination de nature qualitative et d'une limitation quantitative injustifiée puisque postérieurement au refus d'instruire sa demande d'agrément, la société Nina Ricci a agréé deux points de vente à Marseille ;

- que les contrats de distribution sélective des parfumeurs limitent la liberté des vendeurs de fixer le prix par la pratique des barèmes de prix conseillés ;

- qu'au regard du droit communautaire, le droit du titulaire de la marque s'épuise par la première mise en circulation du produit, en sorte que la société Nina Ricci ne peut se prévaloir d'un usage illicite de la marque dont elle a perdu le contrôle, la société Parfumerie Centrale s'étant approvisionnée sur des marchés parallèles à l'intérieur de la CEE ;

- que la perte du droit sur la marque rend les produits juridiquement disponibles en sorte qu'aucune faute ne peut être reprochée au revendeur qui ne les modifie et ne les reconditionne pas ;

- que la qualification du personnel de la société Parfumerie Centrale et les conditions d'installation et de standing de ses locaux commerciaux comme la bonne conservation des produits vendus excluent l'existence d'un préjudice ;

- que le comportement de la société Nina Ricci constitue un abus et s'inscrit dans le cadre d'une entente avec les autres parfumeurs ayant engendré un dommage ;

Attendu que la SARL Nina Ricci, dans le cadre d'un appel incident, conclut à la confirmation des chefs de concurrence déloyale et publicité mensongère, à la réformation pour le surplus, à la condamnation de son adversaire à payer 100.000 F à titre de dommages-intérêts et à cesser sous astreinte de 1.000 F par infraction la détention en vue de la vente, l'offre de vente et la vente de tout produit portant l'une des marques Nina Ricci, à l'insertion de l'arrêt à intervenir dans trois publications au choix de l'intimée et aux frais de l'appelante sans que le coût total excède 50.000 F, ainsi qu'à l'allocation de 20.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, en soulignant :

- que la société Parfumerie Centrale n'a pas acquis licitement les produits Nina Ricci ;

- que le contrat de distribution sélective de la société Nina Ricci a été soumis à la Commission de Bruxelles qui a décidé de classer le dossier ;

- que le contrat de distribution sélective est licite et rend disponible les marchandises concernées, ce que la société Parfumerie Centrale n'ignorait pas, ne pouvant se dispenser de respecter l'obligation de bonne foi résultant des dispositions de l'article 37-1 (a) de l'ordonnance du 30 juin 1945 applicable en l'espèce ;

- que la mauvaise foi de l'intéressée fait obstacle à ce qu'elle puisse se prévaloir d'une discrimination puisqu'elle légitime le refus de l'agréer au profit d'autres demandeurs ;

- que la pratique des prix conseillés ne limite pas la liberté des revendeurs ;

Motifs de la décision

Sur le sursis à statuer

Attendu que par lettre du 20 janvier 1978, la Commission de Bruxelles, saisie des contrats de distribution de la société Nina Ricci modifiés selon ses indications, a fait connaître qu'il n'y avait plus lieu pour elle d'intervenir en vertu de l'article 85 paragraphe 1 du traité de Rome ; que par ailleurs, la Cour de justice des Communautés européennes s'est prononcée à plusieurs reprises sur les conditions dans lesquelles la sélection des distributeurs peut être admise ; qu'il n'est dès lors pas nécessaire de surseoir à statuer jusqu'à la décision de la Commission sur la plainte de M. Del Vecchio ;

Sur l'usage illicite de marque

Attendu que les documents produits par la société Parfumerie Centrale, en particulier une lettre du 21 février 1980 de la société Nina Ricci, n'établissent pas un refus pur et simple d'agréer l'appelante, traduisant seulement la volonté de ne pas le faire à court terme en raison du nombre de distributeurs sur Marseille et des demandes d'agrément antérieures, à savoir trente-quatre à s'en tenir aux écritures de la Parfumerie Centrale (paragraphe 4 de la page 6) ;

Attendu que l'agrément postérieur à la requête de cette société de deux vendeurs de parfums, l'un dans le 10e arrondissement à Marseille, l'autre à Aix-les-Milles, n'est à cet égard pas significatif parce qu'il ne concerne pas le même secteur géographique, le point de vente de la Parfumerie Centrale se situant dans le 15e arrondissement de Marseille, étant, en outre, remarqué que les demandes d'agrément ont pu précéder le début d'exploitation des fonds et être antérieures à celle de la Parfumerie Centrale ;

Attendu enfin que dès le 21 mai 1981 comme en témoigne un courrier adressé à la société Nina Ricci qu'elle verse aux débats, la société Parfumerie Centrale a décidé de passer outre l'absence d'agrément alors qu'elle connaissait l'existence du réseau de distributeurs agréés et n'avait pas obtenu une décision de justice constatant et sanctionnant le comportement qu'elle dénonce aujourd'hui ; que ce faisant, elle s'est mise en situation de légitimer un refus ultérieur d'agrément et de vente, ne pouvant plus exciper sa bonne foi ;

Attendu que la société Parfumerie Centrale ne démontre donc pas avoir été victime d'une discrimination de nature qualitative et d'une limitation quantitative injustifiée, étant observé :

- que la licéité des contrats de distribution sélective est tant au regard du droit interne que du droit communautaire admise sous certaines conditions dont la transgression, pour les raisons qui viennent d'être exposées, n'est pas établie en l'espèce ;

- que contrairement à ce que suggère l'appelante, le traité de Rome ne fait pas obstacle à des restrictions quantitatives justifiées par certaines circonstances, dont la nature du produit exigeant des relations étroites entre producteur et revendeur, ce qui est le cas, des parfums, produits de luxe dont le dépérissement nécessite une rotation rapide des stocks susceptibles d'être compromise par un nombre trop important de distributeurs sur un même secteur;

- que la pratique des prix conseillés est licite, ne faisant nullement obstacle à la possibilité pour les vendeurs de fixer eux-mêmes leurs prix ;

Attendu par ailleurs que le principe de l'épuisement du droit sur la marque par la première mise en circulation à l'intérieur du marché commun est subordonné à l'écoulement initial du produit par le titulaire de la marque ou avec son consentement et à l'acquisition licite et sans fraude par celui qui le détient ;

Attendu que la preuve de la régularité de l'achat incombe à l'utilisateur de la marque d'autrui;

Attendu que la société Parfumerie Centralese contente d'affirmer avoir acheté les parfums litigieux à des distributeurs agréés disposant de stocks importants (page 2 de ses écritures) sur des marchés parallèles à l'intérieur de la CEE ; qu'elle ne fournit aucun document de nature à établir la provenance et les conditions de cette acquisition ; qu'elle ne démontredonc pas la régularité de son approvisionnement en produits de la société Nina Ricci; que cette dernière lui reproche dès lors à juste titre un usage illicite de ses marques; qu'il convient en conséquence de réformer le jugement intervenu;

Sur la concurrence déloyale et la publicité mensongère

Attendu que l'action en concurrence déloyale ne peut prospérer que si elle est fondée sur des faits distincts de ceux retenus au titre de l'atteinte aux droits des marques ;

Attendu qu'en l'espèce, il n'y a pas de faute différente de la commercialisation de produits juridiquement indisponibles, la mention sur l'emballage de ceux-ci de la vente exclusive par des distributeurs agréés étant indissociable de cette commercialisation en sorte que, appréhendée au titre de l'utilisation illicite de marques, elle ne peut permettre de caractériser également un comportement concurrentiel déloyal ;

Attendu, en revanche, que cette mention concerne les conditions de vente du produit et laisse entendre que le vendeur est intégré au réseau de distributeurs du fabricant ; que la vente permet donc à celui-ci de se faire une publicité, laquelle est de nature à induire en erreur et tombe en conséquence bien sous le coup de l'article 44 de la loi 73-1193 du 27 décembre 1973 ;

Sur le préjudice

Attendu que la société Nina Ricci a subi du fait de l'usage illicite de ses marques un dommage résultant de l'impossibilité de contrôler les conditions de vente de ses produits et de l'atteinte portée à la cohésion de son réseau de distribution ; que la publicité mensongère réalisée à l'aide de son conditionnement engendre par ailleurs pour elle un préjudice commercial et moral dans la mesure où son nom est associé à ce qui apparaît comme une tromperie ; qu'au vu des éléments d'appréciation soumis, notamment du procès-verbal de saisie contrefaçon, des quantités concernées, de la notoriété des marques, il y a lieu de fixer à 30.000 F le montant de l'indemnité réparatrice et d'ordonner les mesures d'interdiction et de publication selon les modalités définies au dispositif du présent arrêt ;

Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et les dépens

Attendu qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société Nina Ricci les frais irrépétibles exposés ;

Attendu que la société Parfumerie Centrale, qui succombe, doit supporter les dépens ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit l'appel ; Réforme le jugement rendu le 28 mai 1986 par le Tribunal de Grande Instance de Marseille dans l'instance opposant la SARL Nina Ricci à la SARL Parfumerie Centrale ; Statuant à nouveau, Dit que la SARL Parfumerie Centrale a commis un usage illicite des marques de la société Nina Ricci et une publicité mensongère en commercialisant des produits de ces marques dont le conditionnement porte la mention " vendu exclusivement par des distributeurs agréés " ; Dit qu'elle n'a pas commis d'acte de concurrence déloyale ; Condamne la SARL Parfumerie Centrale à payer à la SARL Nina Ricci une somme de 30.000 F (trente mille francs) à titre de dommages-intérêts ; Ordonne la cessation sous astreinte de 100 F (cent francs) par infraction constatée, de la détention en vue de la vente, l'offre de vente et la vente de tout produit portant l'une des marques appartenant à la société Nina Ricci, chaque infraction étant constituée par la détention, l'offre en vente ou la vente d'une unité du produit ; Ordonne la publication du présent arrêt dans trois publications au choix de la société Nina Ricci en entier ou par extraits, aux frais de la société Parfumerie Centrale sans que le coût total excède 10.000 F (dix mille francs) ; Condamne la société Parfumerie Centrale à payer à la société Nina Ricci une somme de 10.000 F (dix mille francs) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toutes autres prétentions ; Condamne la société Parfumerie Centrale aux dépens de première instance et d'appel, ceux d'appel distraits au profit de Me Latil, avoué, sur son affirmation d'en avoir fait l'avance.