CA Paris, 4e ch. B, 21 janvier 1993, n° 91-8642
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Jane de Fleuret (SA)
Défendeur :
Alaïa (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poullain
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
Mes Lecharny, Gibou-Pignot
Avocats :
Mes Le Pek, Djian.
La SA Jane de Fleuret qui exploite un magasin de diffusion de vêtements de mode avenue Victor Hugo, se fournit depuis 1983, auprès du couturier Alaïa qui exploite la diffusion de sa griffe par l'intermédiaire de la SA Alaïa.
Au cours du mois d'avril 1989, Jane de Fleuret a passé commande à la société Alaïa dite ci-après Alaïa de diverses marchandises. Sept bons de commande, à l'en-tête Alaïa ont été établis, tous en date du 27 avril 1989. Le 10 mai 1989, au cours d'une conversation téléphonique Alaïa a signifié à Jane de Fleuret son refus de procéder à la livraison des marchandises commandées le 27 avril 1989 et sa décision d'interrompre définitivement les relations commerciales. C'est dans ces conditions que Jane de Fleuret a assigné Alaïa en paiement de la somme de 640.000 F en réparation du préjudice né du refus de vente et demandé sa condamnation à reprendre le stock. En cours de procédure Jane de Fleuret d'une part a renoncé à obtenir le remboursement du stock qu'elle détenait, celui-ci ayant été vendu dans son intégralité, et a réduit sa demande à la somme de 340.000 F, et, d'autre part, a fondé son action, non plus sur le refus de vente, mais sur la responsabilité pour faute d'Alaïa qui a refusé de fournir sa cliente sans préavis.
Le jugement a débouté Jane de Fleuret de ses demandes et l'a condamnée à payer à Alaïa la somme de 6.000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Jane de Fleuret a relevé appel de cette décision. Elle conclut à l'infirmation du jugement et sollicite une somme de 40.000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Alaïa conclut au débouté des demandes de Jane de Fleuret. Relevant appel incident du jugement qui l'a déboutée de sa demande reconventionnelle, elle demande à ce titre une somme de 100.000 F de dommages-intérêts outre une somme de 10.000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Sur ce, LA COUR, qui, pour un plus ample exposé renvoie au jugement et aux écritures d'appel,
Sur la rupture des relations commerciales
Considérant que sur chaque bon de commande, rédigé sur un imprimé fourni par la société Alaïa, figure en face de la mention : date de livraison, la mention manuscrite : " A confirmer " ;
Considérant que l'intimée soutient que cette mention signifie que la commande de Jane de Fleuret était hypothétique comme devant être confirmée par Alaïa ;
Mais considérant que cette mention manuscrite " à confirmer " accolée à la mention préimprimée Date de livraison, pour mal libellée qu'elle soit, s'interprète comme le fait que seule la date de livraison était à confirmer, le principe de la commande étant acquis ; que cette commande qui a été passée à l'occasion de la présentation des collections Alaïa, comme le soutient sans être démentie sur ce point Jane de Fleuret, a donc bien été acceptée en connaissance de cause par Alaïa ;
Considérant que pour justifier le refus de cette commande et la rupture des relations, Alaïa articule un certain nombre de griefs à l'encontre de Jane de Fleuret ; que tout d'abord elle invoque le fait que depuis 1986, Jane de Fleuret annulait systématiquement une partie des commandes passées lors de la présentation des modèles ; qu'elle verse aux débats quatre lettres d'annulation partielle de commandes (2 en 1988, 2 en 1989) mais que ces pièces sont insuffisantes à elles seules pour démontrer le grief d'annulation systématique des commandes par Jane de Fleuret ; qu'au demeurant Alaïa n'a jamais protesté en 1988 ou 1989 contre les pratiques qu'elle dénonce maintenant ;
Considérant que l'intimée fait également valoir que Jane de Fleuret pratiquait des soldes et qu'elle distribuait des marques beaucoup moins prestigieuses que la sienne, qu'ainsi cette boutique ne correspondait plus aux critères de distribution sélective de la société Alaïa et que l'annonce de la fermeture prochaine de la boutique, corroborée par la chute du montant des commandes de cette dernière, l'a donc conduite à mettre fin à sa collaboration avec elle ;
Considérant que rien ne démontre que de brusques changements soient intervenus à la suite de la " vente du magasin " qui est resté exploité par la société Jane de Fleuret dont, selon les indications données à l'audience, les actions ont été cédées ; qu'aucune indication n'est donnée pour démontrer que ledit magasin n'aurait pas eu la même activité après cette vente alléguée ; qu'en ce qui concerne les soldes, il n'y a rien d'anormal à ce qu'ils soient pratiqués une fois l'an à la saison habituelleremarque étant faite que le procès-verbal d'huissier qui les constate est du mois de janvier ; qu'enfin, Jane de Fleuret a toujours distribué, comme la plupart des boutiques qui proposent à leur clientèle des articles griffés Alaïa, et notamment celles portant l'enseigne Arnaud de Malignac qui lui a été préférée par la suite par Alaïa pour distribuer ses produits dans la même avenue, des produits d'autres marques, qui n'apparaissent pas plus prestigieuses ; que les reproches émis à l'encontre de Jane de Fleuret sont tardifs et auraient dû être formulés avant la résiliation, qu'ils apparaissent comme une justification a posteriori du refus de la commande d'avril 1989 et de la rupture des relations et ne peuvent être pris en considération, faute de tout grief formulé durant l'exécution même du contrat alors qu'Alaïa n'établit aucune modification des conditions dans lesquelles Jane de Fleuret a exercé son commerce tout au long de leur collaboration ;
Considérant que l'appelante ne conteste pas le droit dont dispose Alaïa d'organiser la distribution de ses produits ainsi qu'elle l'entend et donc de cesser, sans avoir à en justifier, de vendre lesdits produits à un détaillant ; que pour autant, eu égard à l'ancienneté des relations commerciales entre les parties et en l'absence de faute contractuelle de Jane de Fleuret, il appartenait à Alaïa d'une part de notifier à son cocontractant son intention de ne plus lui vendre de marchandises, et d'autre part de lui accorder un délai raisonnable de préavis, afin de lui permettre de trouver un fournisseur de remplacement; que cette rupture sans préavis est donc fautive et a causé à Jane de Fleuret un préjudice qui lui ouvre un droit à réparation pour les collections de la saison en cours;
Sur le préjudice
Considérant que Jane de Fleuret sollicite une somme de 340.000 F qui représente, selon elle, la marge brute qu'elle aurait réalisée si sa commande chiffrée à 242.825 F HT lui avait été livrée normalement, compte tenu du coefficient de 2,4 qu'elle appliquait habituellement sur les vêtements Alaïa ;
Considérant que le fait que les actions de la société Jane de Fleuret aient changé de mains ne modifie en rien le préjudice de l'appelante ; que la demande de cette dernière est excessive dès lors que Jane de Fleuret ne peut justifier qu'elle aurait écoulé la totalité de la commande passée à Alaïa au prix fort sur lequel elle calcule sa marge, alors que justement elle écoule une partie des produits de son commerce à l'occasion de ventes en solde, que Jane de Fleuret ne démontre en rien qu'elle n'aurait pas pu substituer en cours de saison aux produits Alaïa qu'elle entendait mettre en vente, au moins pour partie, des produits d'autres marques qu'elle distribuait également ; qu'eu égard à l'ensemble des éléments dont dispose la Cour, le préjudice qu'elle a subi du fait de la non fourniture d'articles Alaïa en cours de saison, sans préavis dans un délai raisonnable, doit être évalué à la somme de 120.000 F ;
Sur la demande reconventionnelle d'Alaïa
Considérant que l'intimée sollicite une somme de 100.000 F en réparation d'un préjudice résultant d'une perte de chiffre d'affaires consécutive à l'impossibilité pour elle, compte tenu de sa distribution sélective, d'offrir la représentation de sa marque à un concurrent de Jane de Fleuret, comme Arnaud de Malignac, dont les résultats une fois que ce dernier a obtenu la distribution des articles Alaïa a été quatre fois supérieurs à ceux de l'appelante,
Considérant que la pratique de distribution sélective que s'est imposée à elle-même Alaïa pour mieux diffuser sa marque ne l'empêche pas, comme on l'a vu, en l'absence d'un contrat d'exclusivité, de changer de distributeur à la seule condition de respecter, ce qu'elle n'a pas fait, un délai minimum de préavis ; qu'ainsi rien ne l'empêchait si elle estimait les résultats de Jane de Fleuret insuffisants depuis plusieurs années de résilier son contrat bien avant l'année 1989, et d'empêcher par là même la réalisation du préjudice, qui à supposer qu'il existe ne serait dû qu'à sa propre négligence à prendre les dispositions nécessaires en temps utile ; qu'elle sera donc déboutée de cette demande,
Considérant qu'en équité, Jane de Fleuret se verra allouer une somme de 10.000 F pour les frais irrépétibles exposés en première instance et en appel,
Par ces motifs, Réforme le jugement, Statuant à nouveau : Condamne la société Alaïa à payer à la société Jane de Fleuret la somme de 120.000 F à titre de dommages-intérêts et la somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du NCPC pour les frais irrépétibles de première instance et d'appel, Rejette le surplus des demandes, Condamne la société Alaïa aux dépens qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du NCPC par Me Lecharny, avoué.