Livv
Décisions

CA Paris, 16e ch. B, 13 mai 1993, n° 92-017326

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Jessie Bella (SARL)

Défendeur :

Luhagris (SARL), Brouard (ès qual.)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bourrely

Conseillers :

Mmes Bergeras, Pierre-Decool

Avoués :

Me Huyghe, SCP Garrabos-Alizard, SCP Varin Petit

Avocats :

Mes Guillemain, Strochlic, Rigal.

T. com. Paris, 7e ch., du 31 mars 1992

31 mars 1992

La société à responsabilité limitée Jessie Bella est appelante du jugement par lequel, le 31 mars 1992, la 7e chambre du Tribunal de commerce de Paris :

- l'a dite ainsi que Maître Ghesquiere, son administrateur judiciaire, irrecevable à agir sur le fondement de l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 relative à la location gérance,

- les a déboutés de la demande subsidiaire qu'ils avaient formée en vue de faire juger qu'un bail commercial soumis au décret de 1953 avait été conclu entre la société à responsabilité limitée Luhagris et la société Jessie Bella,

- a débouté Maître Brouard, es qualité de représentant des créanciers de la société Jessie Bella de la demande qu'il avait lui aussi formée sur le fondement précité du même article 8,

- a dit sans objet l'exception d'incompétence soulevée par la société Luhagris,

- a constaté la résiliation, survenue le 20 décembre 1989, du contrat de location-gérance, conclu le 23 novembre 1989 entre les sociétés Luhagris et Jessie Bella, a ordonné l'expulsion de cette société et celle de tous occupants de son chef,

- a reconnu à la société Luhagris une créance d'indemnité d'occupation de 16 696,30 F pour la période antérieure au redressement judiciaire de la société Jessie Bella,

- a condamné Maître Ghesquiere es qualités à payer à la société Luhagris une somme de 305 513,32 F au titre des indemnités d'occupation dues pour la période comprise entre le 3 janvier et le 20 septembre 1991 et une somme de 2 000 F par jour à compter de cette date, jusqu'à libération des lieux, enfin a mis à la charge de Maître Ghesquiere es qualités une somme de 12 000 F due à la société Luhagris en vertu de l'article 700 du nouveau code de procédure civile,

- a ordonné l'exécution provisoire à l'exception de la mesure d'expulsion.

Aujourd'hui représentant des créanciers de la société Jessie Bella, la SCP Brouard fait appel incident de la même décision.

ELEMENTS DU LITIGE

La Cour ainsi saisie, se réfère pour l'exposé des faits et des prétentions à la relation qu'en ont donnée les premiers juges, sous réserve des points suivants essentiels à la compréhension du litige.

S'agissant des demandes et des moyens elle renvoie de plus aux écritures d'appel ;

La société Luhagris a confié le 9 décembre 1974 à Elie Bijaoui la location-gérance d'un fonds de commerce exploité à Paris, 52 boulevard Rochechouart ; elle a par avenant admis le 21 mars 1975 que la société Jessie Bella se substituât à Bijaoui.

Ces conventions ont été publiées.

Le 28 novembre 1989 les même parties - la société Luhagris et la société Jessie Bella - ont conclu, pour le même fonds, un contrat de location-gérance d'une durée d'une année, reconductible.

Ce contrat n'a pas été publié.

La société Luhagris l'a dénoncé le 25 octobre 1990 et a fait publier son expiration le 28 décembre suivant. La société Jessie Bella a été mise en redressement judiciaire le 3 janvier 1991, la date de cessation des paiements ayant été fixée au 18 avril précédent. Le 7 mai 1991 elle a engagé avec son administrateur judiciaire une action tendant à faire juger la société Luhagris solidairement responsable de son passif. Es qualités de représentant des créanciers Me Brouard est volontairement intervenu dans la procédure aux mêmes fins.

La société Jessie Bella et son administrateur judiciaire Maître Ghesquiere ont par la suite ajouté à leurs prétentions initiales celle, subsidiaire, aux termes desquelles ils se sont réclamés d'un bail commercial qui avait d'après eux régi les relations des parties entre l'expiration du premier contrat de location-gérance et la conclusion de celui du 28 novembre 1989.

Le tribunal a retenu pour l'essentiel :

- que l'action en responsabilité fondée sur l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 n'appartenait pas au locataire-gérant, codébiteur solidaire, mais aux créanciers de celui-ci ; que, de ce chef, la société Jessie Bella et Me Ghesquiere étaient donc irrecevables ;

- qu'en l'occurrence, le représentant des créanciers avait, lui, qualité pour agir dans l'intérêt de ceux-ci ;

- qu'il était mal fondé dans ses prétentions dès lors que le contrat du 23 novembre 1983 ne différait pas de celui du 9 décembre 1974, en sorte que la circonstance qu'il n'avait pas été publié ne rendait pas la société Luhagris solidairement responsable des dettes contractées par la locataire-gérante ;

- que les parties n'avaient pas mis fin au contrat de location-gérance du 9 décembre 1974 avant de se lier dans les termes de celui du 23 novembre 1989 ; qu'il s'ensuivait que leurs relations n'avaient jamais été régies par un bail commercial ;

- que la société Luhagris avait régulièrement mis fin le 25 octobre 1990 pour le 19 décembre suivant au contrat de location-gérance ; qu'après cette date la société Jessie Bella était devenue occupante sans droit ni titre.

PRETENTIONS DES PARTIES

1°) La société Jessie Bella revenue à pleine capacité, poursuit l'infirmation du jugement frappé d'appel, et la déclaration que la société Luhagris est solidairement responsable des dettes d'exploitation de son locataire-gérant dans les termes de l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 ; elle prie la Cour de dire que le contrat du 28 novembre 1989 est nul et de nul effet et qu'elle est titulaire d'un bail régi par le statut des baux commerciaux.

Elle demande la condamnation de la société Luhagris à lui payer une somme de 30 000 francs pour ses frais irrépétibles.

Elle fait valoir :

- que le deuxième contrat de location-gérance n'a pas été conclu en reconduction du premier ;

- que la société Luhagris ne prouve pas qu'elle est propriétaire du fonds loué ; que, de ce chef, le contrat du 23 novembre 1989 est nul ;

- qu'elle est pour sa part immatriculée au registre du commerce ; qu'elle occupe régulièrement les lieux et paye un loyer, qu'elle bénéficie donc du statut des baux commerciaux.

La SCP Brouard Daude prie la Cour de réformer la décision entreprise en ce que le représentant des créanciers y a été débouté de la demande qu'il avait formée en application de l'article 8 de la loi du 20 mars 1956, de déclarer en conséquence la société Luhagris responsable solidaire des dettes d'exploitation de son locataire-gérant jusqu'au 28 décembre 1990 et d'ordonner une expertise sur le montant de celles-ci. Elle réclame, destinée à compenser les frais non taxables qu'elle a exposés dans la procédure, une indemnité de 20 000 F.

Elle soutient :

- qu'elle a qualité pour agir sur le fondement de l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 ;

- que le deuxième contrat de location-gérance n'est pas assimilable au précédent dès lors qu'il diffère de celui-ci, que les parties l'ont voulu conclure, qu'il n'a pas été publié et qu'à l'occasion de la publicité donnée à sa dénonciation il a été seul évoqué, et non pas celui de 1974.

La société Luhagris conclut à voir confirmer le jugement déféré et condamner la société Jessie Bella à lui payer une somme de 25 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Elle expose :

- que la société Jessie Bella est irrecevable sur le terrain de l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 ;

- qu'en l'état des similitudes qui marquent le contrat du 9 décembre 1974 et celui du 23 novembre 1989 et ont rendu inutile la publication du deuxième, et du contenu des conventions formées à la deuxième date - les parties y ayant stipulé que le contrat précédent était reconduit - elle est en outre mal fondée dans les prétentions qu'elle élève de ce chef ; que le représentant des créanciers est lui aussi mal fondé ;

- que la société Jessie Bella n'établit pas que le fonds de commerce loué entre 1974 et 1989 a disparu lors de la conclusion du deuxième contrat.

Cela étant exposé, LA COUR,

Sur l'intervention volontaire de Maître Brouard :

Considérant que la société Jessie Bella ayant été mise en redressement judiciaire, en vertu du jugement du Tribunal de commerce de Paris rendu le 3 janvier 1991, et fixant la date de cessation des paiements au 18 avril 1990, il y a lieu de confirmer le jugement qui a déclaré recevable l'intervention de Maître Brouard es qualité de représentant des créanciers, par application de l'article 46 de la loi du 25 janvier 1985 ;

Sur la recevabilité de l'action de la société Jessie Bella :

Considérant que la société Jessie Bella, revenue à pleine capacité, a intérêts à voir déclarer le loueur du fonds solidaire de son passif;

Que son appel est donc recevable par application de l'article 31 du nouveau Code de procédure civile ;

Que le jugement sera donc réformé sur ce point ;

Sur la responsabilité solidaire de la société Luhagris :

Considérant que l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 prévoit que le loueur de fonds reste solidairement responsable des dettes contractées par le locataire-gérant, jusqu'à la publication du contrat de location-gérance, et pendant un délai de six mois à compter de cette publication ;

Considérant qu'en l'espèce, la société Luhagris a loué à deux reprises des locaux sis 52 boulevard Rochechouart 75018 Paris, la première fois le 9 décembre 1974 à M. Bijaoui (auquel s'est substitué le 21 mars 1975 la société Jessie Bella) et la seconde fois le 23 novembre 1989, à la société Jessie Bella ;

Que si le premier contrat a bien été publié et enregistré le 10 décembre 1974 il n'est pas contesté que le second survenu 15 ans après et conclu, à effet du 20 décembre 1989, pour une durée de neuf années ne l'a pas été;

Considérant que contrairement à l'opinion des premiers juges, aucun élément ne permet de considérer qu'il y a eu en décembre 1989, à l'occasion de ce nouveau contrat prorogation tacite du contrat initial, dispensant la société Luhagris de procéder à la publication légale de ce second contrat de location-gérance; que les parties, en effet ont nécessairement conclu deux contrats distincts, indépendants, l'un de l'autre, dont la publication aurait du être renouvelée par application de l'article 8 précité;

Considérant au surplus que, cette distinction des deux contrats est confirmée par les éléments ci-après analysés ;

Considérant en effet que le premier contrat avait été consenti en 1974 à M. Bijaoui Elie, commerçant immatriculé au registre du commerce sous le n° 71 A 1314 alors que le second contrat a été consenti à la société Jessie Bella, SARL immatriculée au registre du commerce sous le n° B-302 558 077 ; qu'il ne s'agit pas à chaque fois des mêmes parties ; que le fait que par un additif du 21 mars 1975, la société Jessie Bella ait été autorisée à se substituer à M. Bijaoui est sans incidence, dès lors que l'identité des cocontractants précités n'est pas la même ;

Considérant ensuite que diverses clauses du contrat de 1989 sont plus contraignantes pour le locataire-gérant que celles du contrat de 1974; qu'elles portent notamment sur la charge des réparations visées à l'article 606 du Code civil, sur la consistance du mobilier commercial et du matériel, sur les modalités d'exploitation, sur l'assurance, sur l'interdiction de concurrence, sur la renonciation à l'article 37 du décret du 30 septembre 1953... sur la caution solidaire de Mme Lelouche... ;

Que ces différences sont réelles, qu'il s'agit bien de " nouvelles clauses " du contrat de location-gérance, et ce, en dépit de la mention " reconduit pour la nouvelle année ";

Considérant que le défaut de publicité légale du deuxième contrat, imputable à la société Luhagris, a pour effet de rendre cette société solidairement responsable du passif de la société Jessie Bella, à compter du 23 novembre 1989, et ce, jusqu'au 28 décembre 1990 date de la publication légale de la résiliation du contrat de location-gérance ;

Considérant que la SCP Brouard est donc fondée à solliciter une mesure d'instruction pour évaluer et chiffrer les dettes d'exploitation de la société Jessie Bella, et pour déterminer l'étendue de la solidarité du propriétaire du fonds - selon les modalités définies au présent dispositif ;

Sur la prétendue nullité du contrat du 23 décembre 1989 :

Considérant que l'absence de publication du contrat de location-gérance (qui est une exigence édictée par le législateur dans l'intérêt des tiers) n'a pas pour conséquence de rendre nul, le contrat dans les relations qui ont existé entre les parties dès lors que la contrat a été régulièrement conclu et enregistré le 28 novembre 1989 ;

Que la société Jessie Bella qui ne démontre ni l'absence du consentement, ni l'existence du fonds de commerce pendant la période courant de 1984 à 1989 doit être déclarée mal fondée en son action en nullité et débouté de ses prétentions tendant à bénéficier du statut des baux commerciaux ;

Sur la résiliation du contrat de location-gérance et l'expulsion de la société Jessie Bella :

Considérant qu'il résulte de l'extrait d'annonce légale que le contrat de location-gérance, qui avait été consenti suivant acte sous seing privé du 23 novembre 1989, enregistré à Clignancourt Sud le 28 novembre 1989 par la société Luhagris loueur à la société Jessie Bella est venu à expiration le 19 décembre 1990 ;

Qu'il y a donc lieu de constater, avec les premiers juges, qu'après cette date, la société Jessie Bella est occupante sans droit ni titre ;

Qu'en conséquence, celle-ci est tenue à des indemnités d'occupation telles que définies dans le jugement du tribunal de commerce, que l'expulsion doit également être confirmée dans les termes visés audit jugement ;

Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile :

Considérant qu'il y a lieu d'allouer respectivement à la SCP Brouard, es qualités, et à la société Jessie Bella la somme de 3 500 F au titre de leurs frais irrépétibles par eux exposés en appel qu'il serait inéquitable de laisser totalement à leur charge ;

Par ces motifs : Déclare recevable la SCP Brouard es qualités de représentant des créanciers en son intervention forcée ainsi que la société Jessie Bella en son action fondée sur l'article 8 de la loi du 20 mars 1956 ; Réforme le jugement déféré, à l'exception des dispositions relatives à la résiliation du contrat de location-gérance du 23 novembre 1989, intervenu le 20 décembre 1990, à l'expulsion de la société Jessie Bella, et au montant de l'indemnité d'occupation du tant pour la période antérieure au redressement judiciaire, que pour la période courant jusqu'à la libération effective des lieux ; Constate le défaut de publicité du contrat de location-gérance du 23 novembre 1989 ; Déclare la société Luhagris responsable solidairement des dettes d'exploitation de son locataire-gérant ; La condamne solidairement à supporter les dettes de la société Jessie Bella relatives à l'exploitation du fonds, à compter du 23 novembre 1989 jusqu'au 28 décembre 1990 (date de la résiliation) ; Avant dire droit, désigne M. Léon Ricord Demeurant 11 bis rue Blanche 75009 Paris TEL : 45-26-65-80 Avec pour mission, après avoir entendu les parties en leurs explications, d'évaluer et chiffrer les dettes d'exploitation de la société Jessie Bella, pour la période courant du 23 décembre 1989 jusqu'au 28 décembre 1990, D'une façon générale, recueillir tous éléments de nature à déterminer la créance de la SCP Brouard et à faciliter la solution du litige. Impartit à l'expert un délai de trois mois à compter du jour où il aura été avisé que la provision est consignée pour déposer son rapport au greffe de la Cour et en adresser copie à chacune des parties ; Fixe à 5 000 F TVA incluse le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert que la SCP Brouard devra consigner audit greffe avant le 1er juin 1993 ; Dit que si la consignation n'est pas effectuée à cette date, l'affaire sera de nouveau appelée à l'audience du 8 juillet 1993 à 14 heures, pour être jugée en l' état, l'ordonnance de clôture devant être rendue le 1er juillet 1993 ; Dit que si la consignation est effectuée, cette fixation sera tenue pour nulle et non avenue et que la prochaine audience sera fixée après le dépôt du rapport de l'expert, et son examen contradictoire par les parties ; Condamne la société Luhagris à payer respectivement à la SCP Brouard et à la société Jessie Bella la somme de 3 500 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Sursoit à statuer sur le surplus des demandes, Réserve les dépens.