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Décisions

CA Orléans, ch. civ. sect. 2, 28 février 1989, n° 2417-88

ORLÉANS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Selfcar (SA)

Défendeur :

Milleville France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bordier

Conseillers :

Mme Collomp, M. Schaffhauser

Avoués :

SCP Laval, Me Parrain

Avocats :

Mes Mandérieux, Leloup.

T. com. Tours, du 15 nov. 1988

15 novembre 1988

Aux termes de trois contrats de franchisage intervenus respectivement les 15 novembre 1984, 11 juin et 23 juin 1986, la société anonyme Selfcar a exploité sous la marque Budget Milleville, un service de location de véhicules dans la région de Chambery, Albertville Bourg-St-Maurice et Moutiers.

Le 4 novembre 1987, la société anonyme Selfcar avisa la société anonyme Milleville France, son franchiseur, qu'elle avait cédé 95 % de ses actions au Groupe Garcia.

La société anonyme Milleville France s'estima fondée à se prévaloir des clauses de résiliation unilatérale stipulées dans les conventions et elle signifia à la société anonyme Selfcar, par lettre recommandée avec avis de réception du 10 novembre 1987 que " conformément à votre contrat de franchise, notamment à ses articles 10-03, 11-01, ledit contrat est résilié de plein droit à réception de la présente " ; elle mit en demeure sa cocontractante de ne plus utiliser aucun signe distinctif de la marque Budget ; la société anonyme Selfcar protesta.

La société anonyme Milleville France saisit le juge des référés commerciaux (ordonnance du 4 mars 1988 et arrêt infirmatif du 14 juin 1988) puis le juge du fond pour faire constater la résiliation des contrats.

Par jugement du 15 novembre 1988, le Tribunal de commerce de Tours statua comme suit :

- constate la résiliation de l'ensemble des contrats de franchise Selfcar par lettre du dix novembre 1987 à effet du douze novembre 1987,

- dit qu'à compter du douze novembre 1987, Selfcar est sans aucun droit à utiliser les dénominations Budget Milleville, Budget, Milleville et tous signes distinctifs du réseau Budget Milleville,

- interdit à la société anonyme Selfcar toute utilisation à quelque titre que ce soit et sous quelque forme que ce soit, des dénominations Budget Milleville, Budget, Milleville et des signes distinctifs du réseau Budget Milleville, et ce sous astreinte définitive et non révisable de :

* Cinq mille francs (5 000 F) par infraction ponctuelle (comme l'usage de la dénomination ou des signes interdits par une annonce ou un document),

* Mille francs (1 000 F) par jour par infraction continue (comme l'usage de la dénomination ou des signes interdits à titre d'enseigne),

- dit qu'en ce qui concerne l'annuaire des P et T ou tout autre annuaire dans lesquels la société Selfcar aurait fait figurer la dénomination Budget Milleville, il sera satisfait à l'obligation de cessation d'usage par l'envoi aux éditeurs d'une lettre recommandée donnant l'ordre irrévocable de supprimer les mentions interdites conformément au présent jugement, qui devra être joint au courrier adressé aux éditeurs,

- ordonne la restitution de tous les documents et manuels d'exploitation Budget Milleville et ce sous astreinte définitive et non révisable de mille francs (1 000 F) par jour,

- déboute la société anonyme Milleville de sa demande de dommages-intérêts et la société Selfcar de l'ensemble de sa demande reconventionnelle,

- condamne la société anonyme Selfcar à lui verser une indemnité de dix mille francs (10 000 F) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

- ordonne l'exécution provisoire du présent jugement nonobstant appel et sans caution.

La société anonyme Selfcar et la société anonyme Milleville France ont respectivement interjeté appel principal et incident de cette décision.

La société anonyme Selfcar soutient que les conditions de réalisation des clauses résolutoires contractuelles ne sont pas acquises et que la lettre de résiliation pour faute du 10 novembre 1987 n'a pu avoir pour effet d'empêcher la tacite reconduction des contrats.

Elle demande :

- de débouter la société anonyme Milleville France de ses prétentions,

- de contraindre celle-ci à la remettre dans la situation où elle se trouvait au 10 novembre 1987, dans la semaine de l'arrêt à intervenir et sous astreinte définitive de 5 000 F par jour de retard, ladite obligation comportant notamment celle de donner connaissance de l'arrêt à tous les correspondants habituels et aux diverses administrations concernées telle que l'aéroport de Grenoble,

- de la condamner à lui payer :

* une somme de 2 820 000 F à titre de dommages-intérêts, * une somme de 925 000 F au titre de l'astreinte provisoire par l'arrêt du 14 juin 1988, * une somme de 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions elle sollicite enfin de déclarer la société anonyme Milleville France " irrecevable pour tardiveté " en sa demande de communication de pièces signifiées le 17 janvier 1989 soit huit jours seulement avant la date de plaidoirie déjà retardée sur sa seule initiative.

La société anonyme Milleville France conclut à la confirmation du jugement déféré sauf à lui accorder, contrairement à la décision des premiers juges une somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts elle réclame par ailleurs 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et demande enfin de constater que la société anonyme Selfcar n'a pas satisfait à la sommation de communiquer du 17 janvier 1989.

Sur l'incident de communication de pièces

Attendu que la société anonyme Selfcar n'a pas satisfait à la sommation de communiquer du 17 janvier 1989 lui enjoignant de produire aux débats :

- le bilan et compte de résultats de la société anonyme Selfcar au 31 décembre 1987,

- la situation de Selfcar du 31 décembre 1988 certifiée par le Commissaire aux Comptes,

- la Police d'Assurances et les contrats d'assistance établissant le nombre de véhicules appartenant au Groupe Garcia,

- la liste des stations dans lesquelles sont louées des voitures appartenant au Groupe Garcia ;

qu'il convient de le constater sans en tirer toutefois de conséquences eu égard au délai extrêmement court dont la société anonyme Selfcar a disposé pour s'exécuter et sauf à la Cour à ordonner elle-même la communication sollicitée si elle l'estime nécessaire à la solution du litige ;

Au fond :

Sur la résiliation anticipée

Attendu que les contrats des 11 et 23 juin 1986 ont été conclus pour deux ans avec effet au 1er juin 1986 ; qu'ils sont tacitement renouvelables sauf volonté contraire des parties exprimée au moins trois mois avant l'arrivée du terme ;

Que le contrat du 15 novembre 1984 a quant à lui une durée de trois ans à compter du 1er janvier 1985 qu'il se renouvelle comme les autres par toute reconduction sauf dénonciation adressées six mois au moins avant sa date d'expiration ;

Que tous trois réservent toutefois au franchiseur une faculté unilatérale de résiliation sans préavis dans certaines hypothèses qu'ils énumèrent ;

Attendu que le 4 novembre 1987 la société anonyme Selfcar a informé la société anonyme Milleville France qu'elle avait cédé plus de 95 % des actions de la société Selfcar à la société anonyme Garcia ;

Que s'estimant alors fondée à user de sa faculté de résiliation unilatérale immédiate, la société anonyme Milleville France a adressé à la société anonyme Selfcar le 10 novembre 1987, une lettre de résiliation ainsi rédigée :

" Je vous confirme notre entretien téléphonique de ce jour faisant référence à votre courrier JPP/FT du 4 novembre 1987 conformément à votre contrat de franchise, notamment articles 10-03 _ 11-01, ledit contrat est résilié de plein droit à réception de la présente et ce pour les secteurs exploités par la société Selfcar... " ;

Attendu qu'il résulte du rapprochement de ces deux correspondances et de l'analyse de la dernière :

1°) que la cession d'actions au Groupe Garcia a été le seul motif de la résiliation signifiée le 10 novembre 1987,

2°) que la société anonyme Milleville France a entendu interdire à la société anonyme Selfcar toute exploitation des secteurs concédés jusque-là et donc mettre fin, malgré l'utilisation malencontreuse du singulier, à l'ensemble des trois conventions liant les parties ;

Qu'il s'en déduit :

1°) que les autres manquements contractuels imputés a posteriori à la société anonyme Selfcar pour justifier la rupture intervenue sont inopérants,

2°) que le litige est dès lors circonscrit au seul point de savoir si la cession d'actions figure bien au nombre des opérations interdites au franchisé par chacun des trois contrats ;

Attendu que l'article 10-03 des contrats des 11 et 23 juin 1986 autorise le franchiseur à résilier sans préavis la concession dans le cas où le franchisé :

- modifierait substantiellement la forme juridique de son entreprise, réaliserait une fusion, scission, une augmentation du capital par introduction de tiers ;

Que l'article 10-03 du contrat du 15 novembre 1984 accorde au franchiseur la même faculté si le franchisé : - modifie la forme juridique de son entreprise, réalise une fusion, scission de biens sociaux ou de participations financières qui auraient pour effet de transférer le présent contrat... ;

Attendu que les trois conventions disposent encore en leurs articles 11-01 et 11-02 qu'elles sont conclues intuitu personae, qu'en conséquence le franchisé ne peut ni céder le contrat ni réaliser les opérations précisées aux articles 10-03 sans l'accord préalable et écrit du franchiseur sous peine de résiliation immédiate et sans préavis, ce dernier s'engageant en contrepartie " à ne pas refuser cet accord sans raison " ;

Attendu qu'il est constant que la cession d'actions qui n'affecte pas l'être moral que constitue la société n'est pas interdite par l'article 10-03 des contrats de 1986 ;

Que pour ce qui les concerne, c'est donc à tort, et en se livrant à une interprétation qui n'avait pas lieu d'être dès lors que les stipulations contractuelles sont claires, précises et dépourvues d'ambiguïté et qu'en tout état de cause elles devraient être interprétées, en cas de doute de manière restrictive et dans un sens favorable au franchisé ; que le premier juge a statué comme il l'a fait ;

Attendu que la société anonyme Selfcar a par contre à coup sûr contrevenu aux dispositions de l'article 10-03 du contrat de 1984 en réalisant contre le gré de son franchiseur une cession de participations financières qui aboutissait du fait de son importance à transférer le contrat à un tiers concurrent de surcroît de la société anonyme Milleville Budget ;

Or attendu que dans un contrat de franchisage, le franchiseur s'oblige à accorder au franchisé une licence de savoir faire et donc une technique commerciale et des connaissances qui confèrent un avantage concurrentiel évident à celui qui les détient;

Qu'il a dès lors un intérêt légitime évident à contrôler la transmission de ce savoir faire et à empêcher sa divulgation à des tiers jugés par lui indésirables dans son réseau de concession;

Attendu que le contrat de 1984, conclu intuitu personae, témoigne bien lui aussi de ce souci d'éviter au franchiseur de devoir poursuivre la relation contractuelle avec un partenaire devenu différent par l'effet d'une des opérations juridiques décrites en son article 10-03;

Attendu que contrairement à ce que soutient la société anonyme Selfcar, la prise de contrôle du Groupe concurrent Garcia a donc bien constitué pour la société anonyme Milleville France une cause légitime de résiliation du contrat;

Qu'à cet égard le jugement déféré doit être confirmé ;

Sur la tacite reconduction des contrats de 1986

Attendu qu'il n'y a tacite reconduction que s'il se déduit du comportement des partenaires contractuels, qu'ils ont entendu poursuivre leurs relations au-delà du terme initial ;

Attendu que toute manifestation de volonté contraire empêche donc celle-ci de s'accomplir ;

Qu'il s'en déduit que la résiliation signifiée en 1987 et la rupture de fait qui s'en est suivie ont fait échec à la reconduction des contrats de 1986 ;

Attendu que la société anonyme Selfcar est dès lors infondée à poursuivre aujourd'hui l'exécution forcée des contrats résiliés ou expirés ; qu'elle a été par suite à bon droit déboutée de ses demandes de remise en état et condamnée à cesser d'utiliser la dénomination Budget Milleville ainsi qu'à restituer les documents et manuels d'exploitation Budget Milleville encore en sa possession ;

Sur les demandes de réparation

Attendu que la société anonyme Selfcar a subi un préjudice commercial incontestable pour avoir été indûment privée au bénéfice de deux des trois contrats qui la liaient à la société Milleville France entre le 12 novembre 1987 et le 1er juin 1988 ;

Qu'à cet égard et faute d'éléments d'appréciation suffisants il convient de surseoir à statuer sur les réclamations de la société anonyme Selfcar et d'instituer une mesure d'expertise ;

Attendu par ailleurs qu'eu égard aux circonstances il y a lieu de supprimer l'astreinte provisoire dont avait été assortie l'exécution du jugement rendu par la cour d'appel de céans le 1er juin 1988 ;

Attendu que la société anonyme Milleville France ne rapporte pas la preuve du préjudice qu'elle allègue au soutien de sa demande de dommages-intérêts ; qu'elle a été à juste titre déboutée de cette prétention par le premier juge ;

Attendu qu'il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de chacune des parties les sommes supportées par elle pour le soutien de la procédure et non comprises dans les dépens ; qu'elles doivent être l'une et l'autre déboutées des demandes qu'elles ont présentées et présentent encore en appel sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu qu'eu égard aux succombances réciproques il est équitable enfin de faire masse des dépens de première instance et d'appel et de dire qu'ils seront supportés par moitié par chacune des parties ;

Par ces motifs, Substitués à ceux du premier juge, Reçoit les appels ; Dit l'appel principal partiellement fondé et non fondé l'appel incident ; Constate que la société anonyme Selfcar n'a pas satisfait à la sommation de communiquer du 17 janvier 1989 ; Dit n'y avoir lieu d'en tirer de conséquences ; Infirme le jugement déféré en ce qu'il a : - constaté la résiliation de l'ensemble des contrats de franchisage Selfcar par lettre du 10 novembre 1987 avec effet du 12 novembre 1987, - dit qu'à compter du 12 novembre 1987 Selfcar était sans aucun droit d'utiliser les dénominations Budget Milleville, Budget, Milleville et tous signes distinctifs du réseau Budget Milleville, - débouté la société anonyme Selfcar de ses demandes reconventionnelles en dommages-intérêts et en liquidation d'astreinte, - accordé à la société anonyme Milleville France une somme de dix mille francs (10 000 F) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Dit que le seul contrat souscrit le 15 novembre 1984 s'est trouvé résilié de plein droit le 10 novembre 1987, et qu'au contraire les contrats des 11 et 23 juin 1986 se sont poursuivis jusqu'à leur terme ; Dit que ces deux contrats ne se sont pas tacitement reconduits et qu'ils sont expirés depuis le 1er juin 1988 ; Dit que la société anonyme Selfcar est fondée à obtenir réparation du préjudice commercial subi par elle pour avoir été privée indûment du bénéfice de ces deux conventions entre le 12 novembre 1987 et le 1er juin 1988 ; Avant dire droit sur l'évaluation de ce préjudice, ordonne une expertise et commet pour y procéder Monsieur Toulouse Jacques, demeurant 574, rue de Chantabord - BP 517 - 73005 Chambéry Cedex lequel aura pour mission : - de fournir à la cour tous éléments permettant de chiffrer le préjudice commercial subi par la société anonyme Selfcar pour avoir été privée du bénéfice des contrats de franchisage souscrits les 11 et 23 juin 1986 entre le 12 novembre 1987 et le 1er juin 1988 ; Fixe à la somme de trois mille francs (3 000 F) le montant de la provision à valoir sur la rémunération de l'expert que la société anonyme Selfcar devra consigner à la Régie d'Avances et de Recettes de la cour d'appel avant le 1er juin 1989 ; Dit que l'expert déposera son rapport le 1er novembre 1989 au Greffe de la Cour d'appel d'Orléans ; Désigne Monsieur Schaffhauser pour contrôler les opérations d'expertise ; Déboute la société anonyme Milleville France de la demande qu'elle avait présentée en première instance sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Confirme le jugement en ses autres dispositions ; Y ajoutant, Déboute la société anonyme Milleville France de la demande qu'elle présente en appel sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Supprime l'astreinte prononcée par la cour d'appel de céans dans son arrêt du 14 juin 1988 ; Fait masse des dépens de première instance et d'appel ; Dit qu'ils seront supportés par moitié par chacune des parties ; Accorde aux avoués de la cause chacun pour ce qui les concerne et dans la proportion sus indiquée le droit prévu à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.